4 - Le magnétisme ou "la tranmission immédiate des processus psychiques de l'un des personnages à l'autre"

Theobald (similitude de nom avec Théodore et E.T.A. Hoffmann), pour ramener à lui sa jeune fiancée infidèle, parvient à diriger sa pensée avec l'énergie de la volonté, et lui fait rejouer des scènes de leur enfance. Feuilletage du double à plusieurs niveaux. Theobald se soumet aveuglément au scénario imaginé par Alban. Alban et Theobald ont eux-mêmes échangé leurs conceptions du magnétisme, mais Theobald, adepte de l'influence purement psychique, dans la situation douloureuse d'abandon où il se trouve, accepte d'exercer une sorte de violence sur la jeune fille qui vit la mort sanglante de son bien-aimé. Cette mort est un "semblant", et la jeune fille a quitté son corps une première fois pour vivre dans et avec le bel officier italien‘. Der arme Theobald ganz vergessen war, und sie nur in dem Italiener lebte und webte (...)’ ( ZB, p. 71) . Ce qui poursuit la jeune fille, c'est l'image de son bien-aimé. ‘Er musste fort in den Krieg, und nun verfolgte das Bild des Geliebten, wie er in grässlichen Kämpfen blute, wie er, zu Boden geworfen, sterbend ihren Namen rufe, unaufhörlich das arme Mädchen’ .52 (ZB, p. 71, 72)

Theobald passe dans le corps de la jeune fille et c'est en prononçant son propre nom, qu'il chasse le fantôme étranger et libère la jeune fille possédée:

‘Nun legte Theobald auf ihre Hand die seinige, und nannte leise, ganz leise seinen Namen. Sie nannte nun den Namen des Offiziers abgebrochen, es war, als müsste sie sich auf jede Silbe, auf jeden Buchstaben besinnen, als dränge sich etwas Fremdes in die Reihe ihrer Vorstellungen.- Bald darauf sprach sie gar nicht mehr, nur eine Bewegung der Lippen zeigte, dass sie sprechen wollte, und wie durch irgend eine äussere Einwirkung daran verhindert würde. Dies hatte wieder einige Nächte hindurch gedauert.53(ZB, p. 73)’

Pierre-Georges Castex, dans son étude sur Le conte fantastique en France voit dans la renaissance de l'irrationnel, l'envers du siècle des Lumières, et l'ami intime de Hoffmann, le Docteur Koreff, attire l'attention par des considérations nouvelles sur l'existence en l'homme d'un principe inconnu, qui permet de transmettre sa pensée et sa volonté. En 1822, le Docteur Koreff s'installe à Paris et il est introduit dans la société de l'Arsenal. ‘"Ces hommes qui rêvent de fonder une église exercent une influence profonde, mais discrète"’(p.19). Occultisme, illuminisme, sectes, charlatanisme, escroquerie deviennent un thème littéraire.

Le magnétisme d'Alban et de Theobald est en continuité avec le "travail" du major sur l'enfant, et la pénétration dans les pensées. Mais le travail est inversé en quelque sorte, puisque Augusta redevient la petite fille de sept ans qui se livre avec Theobald à des jeux enfantins. Le souvenir est devenu représentation (Darstellung ) d'une scène d'enfance et d'un moment d'émergence de la sexualité , représentation dont Augusta sort guérie.

L'histoire de Theobald, racontée par Ottmar, n'est pas une parenthèse, mais une préfiguration - de ce qui sera l'histoire de Maria et Alban. Maria, simple auditrice reçoit la narration comme une révélation : Augusta est guérie, délivrée de ses rêves effrayants, et Maria tombe comme morte. Entre Alban, au moment où il est cité par Ottmar, pénétrant par une porte fermée. Le cinéma jouera avec ces apparitions de doubles. L'ironie de Bickert fait de cette traversée le tour de passe-passe d'un magicien faiseur de tours, commentaire qui détruit ce que construit la narration. Le sourire même d'Alban ne lasse pas d'inquiéter (‘ein seltsames, furchtbares Lächeln durchflog Albans Gesicht ’).

Le Baron établit un rapport entre Alban et le Major danois.

Le sourire sardonique et vraiment infernal, les yeux noirs comme du charbon sont ceux du Major. Dans les profondeurs de son âme, le baron identifie le major et Alban dans une unité mystérieuse.

‘"Als Ottmar ihn vor mehreren Monaten als seinen innigsten Freund zu uns brachte, war es mir, als habe ich irgend einmal schon gesehen.(...) Aber, Bickert! merk wohl auf! - Die sonderbarste Erscheinung dünkt mir, dass, seitdem Alban hier ist, ich öfter als je an meinen dänischen Major, von dem ich vorhin erzählt habe, denken muss. - Jetzt, eben jetzt, als er so höhnisch, so wahrhaft diabolisch lächelte, und mich mit seinen grossen pechschwarzen Augen anstarrte, da stand der Major ganz vor mir - die Ähnlichkeit ist auffallend. " 54 (ZB, p. 79, 80)’

L'élaboration que Hoffmann fait subir à une angoisse et au fantasme disperse les éléments dans les différents récits, récit du baron, récit de Bickert, récit d'Ottmar, mais dans les trois récits, l'angoisse est liée soit à une figure paternelle (le major, l'oncle/père), -- le baron et Alban, le retour aux scènes enfantines dans l'histoire de Theobald et Auguste --, soit au motif de la poupée, avec toujours une persistance chez l'adulte d'un fantasme originaire. Freud, avec le sentiment d'inquiétante étrangeté, voit dans le motif littéraire du double une mise en évidence de l'incertitude où nous sommes quand il s'agit de savoir à qui nous avons affaire et ce qu'il nous veut.

Parmi les motifs du double, producteurs d'inquiétante étrangeté , Freud cite la mise en scène de personnages qui, du fait de leur apparence semblable sont forcément tenus pour identiques , et ‘souligne l'intensification de ce rapport par la transmission immédiate de processus psychiques de l'un des personnages à l'autre - ce que nous nommerions télépathie -, de sorte que l'un participe au savoir, aux sentiments et aux expériences de l'autre, de l'identification à une autre personne, de sorte qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir quant au moi propre, ou qu'on met le moi étranger à la place du moi propre - donc dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi -et enfin du retour permanent du même , de la répétition des mêmes traits de visage , caractères , destins , actes criminels voire des noms à travers plusieurs générations successives’ . 55

Alban représente pour le baron son mauvais démon : ‘Alban ist mein feindlicher Dä’ mon.

La nouvelle se poursuit avec deux lettres et un extrait de journal intime, ce qui déplace énonciation et focalisation, en multipliant des effets de miroir et de réfraction. La lettre de Maria à son amie Adelgunde fait le point sur l'état de Maria et revient sur la soirée précédente, la description que fait Maria de ses rêves la montre entièrement sous le pouvoir d'Alban.

Comme Nathanael dans L'Homme au sable , les images des contes de l'enfance entraînent au départ Maria dans la sphère du fantastique et du merveilleux:

‘Kannst Du es Dir denken, Adelgundchen, dass die närrischen Kindermärchen vom grünen Vogel, vom Prinzen Fakardin, von Trebisond und was weiss ich sonst, die uns Tante Klara so hübsch zu erzählen wusste, nun auf eine für mich schreckbare Weise ins Leben traten, denn ich selbst unterlag ja den Verwandlungen, die der böse Zaubere über mich verhängte56(p. 82)’

Alban lui apparaît comme le sauveur qui occupe le foyer de son être, dans un état de sympathie et de transubstantiation. Mais avant de le rencontrer, Maria l'a vu dans ses rêves:

‘Das Besondere ist aber, dass in meinen Träumen und Erscheinungen immer ein schöner ernster Mann im Spiele war, der unerachtet seiner Jugend, mir wahrhafte Ehrfurcht einflösste, und der bald auf diese, bald auf jene Weise, aber immer in langen Talaren gekleidet, mit einer diamantnen Krone auf dem Haupte, mir wie der romantische König in den märchenhaften Geisterwelt erschien und allen bösen Zauber löste.(...)Bald kam er mir vor wie der weise Salomo, und dann musste ich auch wieder auf ganz ungereimte Weise an den Sarastro in der Zauberflöte denken 57 (ZB, p. 82, 83)’

Maria reconnaît dans Alban le roi romantique de ses rêves, et, dès qu'il eut fixé son regard perçant sur elle, elle se soumet sans restriction à tout ce qu'il lui prescrit. Par le magnétisme, Alban la plonge dans le sommeil, et ce sommeil qui est celui de l'hypnose, à la fois lui fait peur, et lui donne une existence supérieure à la vie réelle; elle est double, elle fait tout ce qu'Alban, maître de son être, lui ordonne de faire.

‘Denke einmal, liebe Adelgunde, ich träume jetzt oft : ich könne mit geschlossenen Augen, als sei mir ein anderer Sinn aufgegangen, Farben erkennen, Metalle unterscheiden, lesen u. s. w. sobald es nur Alban verlange. 58(ZB, p. 84)’

En plongeant son regard dans le regard du médecin, la jeune fille y puise la conscience d'une nouvelle personnalité, elle s'identifie et s'assimile à Alban, ‘mein Herr und Meiste’ r.

On peut voir que cette relation, cette fascination à laquelle le titre de la nouvelle nous ferait donner le nom de magnétisme, est tout à fait semblable à celle qui unissait le major danois au baron enfant, semblable aussi à celle qu'Alban a fait naître entre Augusta et Theobald. La lettre d'Alban à Theobald éclaire sous un jour différent et autorisé -- c'est la parole "vraie" d'Alban qui jusque là a été l'absent -- les événements précédents. Alban joue sans scrupule avec les sentiments et les existences des autres, comme Valmont dont il emploie le vocabulaire militaire. Mais ce qu'il cherche et trouve dans ce que Freud appelle "transmission immédiate de processus psychiques de l'un des personnages à l'autre", c'est une alliance spirituelle : ‘Diese innigste geistige Verbindung mit dem Weibe, im Seligkeitsgefühl jeden andern als den höchsten ausgeschrieenen tierischen Genuss himmelhoch überflügelnd, ziemt dem Priester der Isis’ . 59(ZB, p. 93)

Cette alliance suppose une organisation passive, celle de la femme, avide de se laisser imposer par un être étranger la vénération et le dévouement. Le discours d'Alban double en quelque sorte le discours de Maria, reprenant les mêmes termes.

‘Nur meines Blicks, meines festen Willens bedurfte es, sie in den sogenannten somnambulen Zustand zu versetzen, der nichts anders war, als das gänzliche Hinaustreten aus sich selbst und das Leben in der höheren Sphäre des Meisters. Es war mein Geist, der sie dann willig aufnahm und ihr die Schwingen gab, dem Kerker, mit dem sie die Menschen überbaut hatten, zu entschweben. Nur in diesem Sein in mir kann Marie fortleben, und sie ist ruhig und glücklich.60 (ZB, p. 93, 94)’

Des pages arrachées au journal du peintre, après sa mort, notes brèves et jetées au hasard, donnent la clef de la catastrophe finale qui détruit toute une famille. Alban, tel une ombre décharnée se confond avec l'ombre du Major danois. ‘Sonderbares Ereignis! -- Eine hagere Figur in weissen Schlafrock mit dem Licht in der Hand vorüb’ er 61 (ZB, p. 98). La figure (forme, silhouette, fantôme?), rencontrée au détour du couloir, pour Bickert qui cherche une explication rationnelle, est sans aucun doute Alban. ‘Es war unbestritten Alban, und nur die Beleuchtung von unten herauf mochte sein Gesicht, welches alt und hässlich schien, verzerren. Pour le baron, Der Major! - Franz! - der Major!’ 62

Les certitudes vacillent, on ne sait plus à quel personnage on a affaire, et si c'était le même, (cf. Freud et le retour permanent du même), hier le major, aujourd'hui Alban. ‘Jene Erscheinung erfüllt mich mit Grausen, unerachtet ich mich zu überzeugen bemühe, dass es Alban war. -- Sollte der feindliche Dämon, der sich dem Baron schon in früher Jugend verkündete, nun wie ein über ihn waltendes böses Prinzip wieder sichtbarlich, und das Gute entzweiend ins Leben treten?’ 63 (ZB, p. 98)

Alban était Satan, responsable de la mort de Maria.

Le Magnétiseur , si on s'en tient à l'analyse faite par Freud de l'inquiétante étrangeté, apparaît bien comme une histoire domestique (Eine Familienbegebenheit ) où l'étrangement inquiétant est chez soi (heimisch ) , dès l'enfance, ranimé ensuite par d'autres forces venues des ténèbres, jusqu'à la destruction finale.

Notes
52.

"Le pauvre Theobald fut complètement oublié, et elle ne vécut ni ne respira plus que pour l'officier italien. Mais il avait été obligé de suivre l'armée (...). Ayant sans cesse devant elle l'image de son bien-aimé, (elle) croyait le voir couvert de blessures en d'horribles combats, renversé à terre et mourant, son nom sur les lèvres" (M 1 p.114)

53.

"Theobald ensuite, portant la main sur la sienne, prononçait doucement, tout doucement, son propre nom. L'effet ne se faisait pas attendre: elle répétait encore le nom de l'officier, mais avec une hésitation marquée; il semblait qu'elle cherchât à se rappeler chaque syllabe, chaque lettre, comme si une pensée étrangère fût venue traverser sa première illusion. Bientôt après elle ne disait plus rien: il semblait seulement, au mouvement de ses lèvres qu'elle voulait parler, mais qu'elle en était empêchée par quelque influence extérieure. Cela s'était déjà passé plusieurs nuits de suite." (M 1, p.115)

54.

"Lorsque Ottmar, il y a plusieurs mois, l'introduisit ici comme son ami le plus intime, il me sembla que je l'avais déjà vu quelque part.(...) Mais, Bickert! écoute bien : la circonstance la plus étrange est que, depuis l'arrivée d'Alban, ma pensée retourne plus souvent que jamais vers mon major danois, celui dont je t'ai tout à l'heure raconté l'histoire. Et ce soir même, tiens, lorsqu'il m'a parlé avec ce sourire sardonique et vraiment infernal et qu'il a fixé sur moi ses grands yeux noirs comme des charbons, le major en personne était devant moi; oui, c'est une ressemblance frappante! " (M1, p.120)

55.

op. cit. p. 236

56.

"Croirais-tu bien, ma bonne Aldegonde, que les folles histoires de nourrice de l'Oiseau vert, du prince Facardin, de la princesse de Trébizonde, et que sais-je encore, que la tante Clara savait si bien nous raconter, se mettaient à revêtir à mes yeux un caractère de réalité vraiment effrayant; c'était moi-même qui succombais aux maléfices dont le méchant magicien m'enveloppait" (M1, p.122)

57.

"Mais ce qu'il y a de particulier, c'est que je voyais constamment apparaître autrefois dans mes rêves et mes visions, un bel homme grave, qui, malgré sa jeunesse, m'inspirait une vénération

profonde, et qui, sous divers costumes, mais toujours avec une robe traînante et une couronne de diamants sur la tête, jouait le rôle du roi romantique sachant rompre les maléfices dans le monde

imaginaire des esprits(...). Tantôt il me faisait l'effet du sage roi Salomon, tantôt, par une aberration inconcevable, je pensais malgré moi au Sarastro de la Flûte enchantée" (M1, p.122)

58.

"Pense un peu, chère Adelgonde : je rêve souvent maintenant, par exemple que je puis, les yeux fermés, comme si un sens nouveau m'était donné, reconnaître les couleurs, distinguer les métaux, lire etc..., dès qu'Alban me le demande"

59.

"Cette étroite conjonction spirituelle avec la femme, cette félicité qui surpasse de toute la hauteur du ciel la jouissance animale, félicité qui convient à un prêtre d'Isis"

60.

"Il a suffi de mon regard, de ma ferme volonté, pour la mettre dans cet état que l'on qualifie de somnambulisme, c'est à dire pour l'amener à déserter complètement son moi et à transporter l'essence de sa vie dans la sphère supérieure du maître. Ce fut donc mon esprit qui l'accueillit et lui imprima l'élan nécessaire pour s'envoler de la prison matérielle qui la retenait captive. Ce n'est plus que dans cette absolue dépendance de moi que Maria peut continuer à vivre."(M1, p.130)

61.

"Singulier événement! - Une silhouette décharnée, vêtue d'une robe de chambre blanche et tenant une lumière à la main" (M1, p.130 )

62.

"C'était incontestablement Alban, et sans doute la lumière projetée sur les traits de bas en haut les faisait-elle paraître ainsi contractés." (M1, p.133)

63.

"Quelle terreur m'inspire cette apparition, malgré tous mes efforts pour me persuader que c'était Alban! Se pourrait-il que le démon funeste qui se révéla au baron dès sa plus tendre jeunesse, rappelé aujourd'hui à l'existence, vînt, génie fatal, se manifester à lui et semer le malheur."(M1, p.134)