1 - La perte de la bien-aimée

Tout est sous le signe de la métamorphose, et d'un double visage, se prêtant toujours à la détérioration. L'apparition de la bien-aimée Julie miraculeusement rendue annule le temps et la séparation. Mais l'ironie, et le ridicule accusent l'isolement et l'étrangeté. C'est le trait incisif de Callot. Le jeune maladroit renverse le thé sur le jabot plissé du Conseiller. Le narrateur, dans une distance par rapport à lui-même souligne sa maladresse, qui est incongruité, distance sociale, perpétuel décalage.

Julie/Julia, dans l'enivrement de la musique, et du punch fumant dans une coupe merveilleusement taillée dans le cristal rare redevient l'enfant d'autrefois. Un commentaire détaché vient représenter un doute toujours présent sur le réel, sans rejeter pourtant la représentation dans le fantasme.

‘"Freundchen, Freundchen, etwas Köstliches wartet Ihrer im Zimmer"(...).Die Türen wurden geöffnet, rasch schritt ich vorwärts, ich trat hinein, aus der Mitte der Damen auf dem Sofa strahlte mir ihre Gestalt entgegen. Sie war es - sie selbst, die ich seit Jahren nicht gesehen, die seligsten Momente des Lebens blitzen in einem mächtigen zündenden Strahl durch mein Innres - kein tötender Verlust mehr - vernichtet der Gedanke des Scheidens! - Durch welchen wunderbaren Zufall sie hergekommen, welches Ereignis sie in die Gesellschaft des Justizrats, von dem ich gar nicht wusste, dass er sie jemals gekannt, gebracht, an das alles dachte ich nicht - ich hatte sie wieder!66( Is, p. 7, 8)’

Une double lecture s'opère, qui mine de l'intérieur ce qu'on pourrait croire la satisfaction du désir. C'est Julie offerte, et Julie refusée. Offerte à celui qui accomplit l'action - il entre dans le salon, et toutes les portes sont ouvertes. Refusée à celui qui raconte. C'est la problématique du Double, comme ces visages représentés par la peinture ou la photographie, coupés en deux (cf. le portrait montage de Michaux). Le visage angélique et gracieux de Julie est contracté par une malicieuse ironie, et ses paroles font l'effet du bruit intolérable des cuillers à thé, pendant un concert .

Le portrait de Julie l'inscrit dans une représentation qui efface la frontière entre le monde réel et le monde peint.

‘Ihre ganze Gestalt hat etwas Fremdartiges angenommen, sie schien mir grösser, herausgeformter in fast üppiger Schönheit, als sonst. Der besondere Schnitt ihres weissen, faltenreichen Kleides, Brust, Schultern und Nacken nur halb verhüllend, mit weiten bauschigen, bis an die Ellbogen reichenden Ärmeln, das vorn an der Stirn gescheitelte, hinten in vielen Flechten sonderbar heraufgenestelte Haar gab ihr etwas Altertümliches, sie war beinahe anzusehen, wie die Jungfrauen auf den Gemälden von Mieris - und doch auch wieder war es mir, als hab'ich irgendwo deutlich mit hellen Augen das Wesen gesehen, in das Julie verwandelt. Sie hatte die Handschuhe herabgezogen und selbst die künstlichen um die Handgelenke gewundenen Armgehänge fehlten nicht, um durch die völlige Gleichheit der Tracht jene dunkle Erinnerung immer lebendiger und farbiger hervorzurufen.67 (Is, p.9-10)’

Au dédoublement de Julie, à ses apparitions en trompe l'oeil, répond le dédoublement du narrateur qui avance dans un décor lui aussi en trompe l'oeil - du salon du Conseiller à l'ottomane d'un petit cabinet éclairé seulement par une lampe d'albâtre -, d'une allure toute mécanique ( Ce que Marcel Brion appelle l'automate hoffmannien). Julie est à la fois la même, et marquée de nullité : ‘Du nahst dich der herrlichen Blume, die in süssen heimischen Düften dir entgegenleuchtet, aber sowie du dich beugst, ihr liebliches Antlitz recht nahe zu schauen, schiesst aus den schimmernden Blättern heraus ein glatter, kalter Basilisk und will dich töten mit feindlichen Blicken’ ! 68 ( Is, p. 9) La mort grimace au coeur de la fleur.

L'histoire au départ a été placée sous le signe d'une sorte de vampirisme, fête sanglante que se donne le diable, et dont le narrateur est toujours la victime désignée pour la Saint Sylvestre. L'ivresse fait glisser chez lui incendie et électricité, -les petites flammes bleues qui se jouent autour du verre et des lèvres - , et l'entraîne jusqu'au désordre final, dans une confusion totale. L'envers de l'extase, c'est le réveil amer de la Chambre Double dans Baudelaire. L'ange disparaît derrière le grotesque, et, comme dans l'imagerie du conte d'enfants, le devenir-animal ouvre une issue en trompe-l'oeil. La Belle est mariée à un grotesque personnage aux jambes d'araignée et aux yeux de crapaud. La Bête joue l'Ombre, et Julie retrouvée est à jamais perdue.

‘Auf ewig verloren! ’

Pas d'autre sortie que de courir dans la nuit orageuse, ce qui renvoie le lecteur à la course initiale, dans la nuit et l'orage. Le récit ne s'interrompt pas, la nuit n'est pas terminée, et c'est elle qui va imposer la succession des histoires dans une seule nuit. Nuit d'hiver, la mort au coeur, où le Voyageur court sauvagement, sans manteau et sans chapeau (‘Wild rannte ich, Hut und Mantel vergessend, hinaus in die finstre stürmische Nacht’ ), (Is, p. 6 ). La première histoire, Die Geliebte , s'est déroulée le temps de faire une première pause dans le salon du Conseiller de Justice, le temps de retrouver et de perdre la bien-aimée.

Notes
66.

"Mon bon ami! mon bon ami! quelque chose de délicieux vous attend dans le salon (...) La porte s'ouvrit, j'entrai. Au milieu des dames assises sur le sofa, ses traits ravissants m'apparurent: c'était elle ! elle-même, que je n'avais pas vue depuis bien des années! Le souvenir des beaux jours de ma vie traversa mon coeur comme une flamme incendiaire. Fini, le mortel abandon! toute idée de séparation entre nous à jamais proscrite!... Par quel merveilleux hasard était-elle venue là? Quel événement avait pu l'amener dans la société du Conseiller de justice, dont je ne me rappelais nullement qu'elle eût jamais fait partie, Je n'y pensai même pas. Elle m'était rendue!... (M 1, p. 201)

67.

"Je trouvai toute sa personne changée, elle me parut plus grande, plus formée, plus riche d'attraits et de séductions qu'autrefois. La coupe singulière de sa robe blanche, flottant autour de la taille en plis abondants, et laissant à demi découverts le dos, la gorge et les épaules, avec des manches amples, et bouffantes, fendues à la hauteur du coude; ses cheveux symétriquements séparés sur le front, et par derrière nattés en tresses multiples, bizarrement entrelacées ; tout cela lui donnait quelque chose d'antique : elle me rappelait les madones des tableaux de Miéris... Et cependant il me semblait que j'avais vu quelque part de mes propres yeux, celle dont Julie m'offrait en ce moment l'image. Elle avait ôté ses gants, et jusqu'aux bracelets précieux qui entouraient ses poignets, tout dans l'exacte conformité de sa mise concourait à réveiller en moi, de plus en plus vive et plus colorée, cette inexplicable illusion. (M1, p. 201, 202)

68.

"Tu t'approches d'une fleur magnifique dont le doux parfum t'attire ; mais au moment où tu te baisses pour admirer de plus près ses fraîches couleurs, un basilic froid et luisant s'élance de son calice, et te menace de ses regards meurtriers!..." (M1, p. 201)