4 - L'espace du miroir

Dépossédé d'identité, le narrateur que nous avons vu sans chapeau, sans manteau, a aussi laissé sa clé. Le voici délocalisé ou déterritorialisé pour reprendre l'expression de Gilles Deleuze, réduit à chercher un lieu dans une chambre d'hôtel. Le portier lui ouvre une chambre et dépose des flambeaux. L'appareil du Miroir, piège du Double, est déjà mis en place :

‘Der schöne breite Spiegel war verhängt, ich weiss selbst nicht, wie ich darauf kam, das Tuch herabzuziehen und beide Lichter auf den Spiegeltisch zu setzen. Ich fand mich, da ich in den Spiegel schaute, so blass und entstellt, dass ich mich kaum selbst wiedererkannte. - Es war mir, als schwebe aus des Spiegels tiefsten Hintergrunde eine dunkle Gestalt hervor.85 (Is, p. 22)’

Ce que le narrateur identifie dans le miroir, c'est d'abord son propre reflet, ich /mich , mais sa pâleur est telle qu'il a du mal à se reconnaître, difficulté révélatrice de l'étonnement que nous ressentons devant l'image de notre corps propre. La fonction du miroir ne s'arrête pas là : il peut refléter une autre forme (eine dunkle Gestalt ), qui semble sortir de lui-même, sans réalité extérieure, forme sans corps. Le miroir devient alors la première étape d'un voyage hors du corps, dans un autre espace, où les formes se transforment. Le reflet auquel le narrateur s'est identifié devient, sortant des profondeurs glauques du miroir, le reflet de la bien-aimée Julia. Le caractère magique de l'apparition inattendue a beau avoir un caractère hallucinatoire, elle le comble de joie, transport de courte durée, dans une rupture qui à la fois fait disparaître Julia, et apparaître le petit homme du Caveau :

‘Juliens Bild war verschwunden, entschlossen ergriff ich ein Licht, riss die Gardinen des Bettes rasch auf und schaute hinein. Wie kann ich dir denn das Gefühl beschreiben, das mich durchbebte, als ich den Kleinen erblickte, der mit dem jugendlichen, wiewohl schmerzlich verzogenen Gesicht dalag und im Schlaf recht aus tiefster Brust aufseufzte : "Giuletta - Giuletta!" - Der Name fiel zündend in mein Inneres - 86 (Is, p. 22)’

Le caractère flottant attaché aux images du Miroir (schwebe ) semble gagner par une sorte de contamination les personnages en dehors du Miroir, sans qu'on sache très bien où s'arrête l'espace du Miroir. Dans la rencontre de la Cave, c'était le Grand qui avait perdu son ombre, le Petit se retrouve, de façon tout à fait inattendue, dans la chambre d'hôtel, endormi, avec un visage de jeune homme (‘Jünglingsgesicht ’). Les figures changent constamment. Redevenu jeune, le Petit à nouveau, reprend son vieux visage (‘Sein Gesicht (...) das wieder plötzlich alt wurde’ ). Comme si la figure ne se laissait pas enfermer par un contour défini, mais cherchait à fuir ailleurs, voyage hors de soi, commandé par le miroir. Les contraires s'annulent : jeune/vieux, grand/ petit; les sentiments et les rêves circulent de l'un à l'autre. Ce qui était vampirisme dans Le Magnétiseur est devenu échange entre des figures qui n'en finissent pas de se dédoubler, le narrateur lui-même échappant à la stabilité, et surtout à l'unité. Un sujet entre dans la pièce, saisit un flambeau, assume tout le mouvement, tandis qu'un autre sujet est couché sur un lit, endormi. Le cri de l'un, en allemand, Julia ! Julia ! , devant l'apparition dans le miroir, est le gémissement de l'autre, en italien, parlant en rêve, Giuletta - Giuletta ! La souffrance de l'homme qui rêve, de l'homme étendu, est transférée dans le corps de l'homme debout qui a tiré les rideaux:

‘Der Kleine schlug die Augen auf und blickte mich mit dunklen Blicken an : "Das war ein böser Traum", sprach er, "Dank sei Ihnen, dass Sie mich weckten." Die Worte klangen nur wie leise Seufzer. Ich weiss nicht, wie es kam, dass der Kleine mir jetz ganz anders erschien, ja dass der Schmerz, von dem er ergriffen, in mein eignes Innres drang und all mein Zorn in tiefer Wehmut verging. 87 (Is, p. 23)’

La mise en scène ici donne à voir, dans un dédoublement, le spectateur qui parle (le "je" narrateur qui regarde et commente), dont les gestes de théâtre se limitent au regard - poser les lumières, saisir un flambeau, tirer les rideaux -- et d'autre part le rêveur endormi, moi doublure, qui révèle hors du"moi" ce qui est "moi". La répétition de "Mein Inneres" et de tous les termes qui marquent l'intériorisation fait se rejoindre au dedans de ce qu'on peut bien appeler le sujet, les différents personnages.

Le petit homme a donc pris la place du Grand, dans une inversion mettant en évidence la duplicité d'un dédoublement qui place le diable de la rencontre précédente en position maintenant de victime. Le Diable, si c'était le Diable, de voleur d'ombre, a perdu, à présent, son reflet:

‘Mit diesen Worten stand der Kleine langsam auf, hüllte sich in einen weissen weiten Schlafrock und schlich leise und recht gespensterartig nach dem Spiegel, vor den er sich hinstellte. Ach! - rein und klar warf der Spiegel die beiden Lichter, die Gegenstände im Zimmer, mich selbst zurück, die Gestalt des Kleinen war nicht zu sehen im Spiegel, kein Strahl reflektierte sein dicht herangebogenes Gesicht.88 (Is, p. 24)’

La référence explicite à Peter Schlemihl marque une différence : Si Peter Schlemihl a vendu son ombre ( ‘Leichtsinnig verkaufte er seinen Schlagschatten’ ), lui, il a donné son reflet : ‘ich gab mein Spiegelbild Ihr , Ihr!’ Deux scénarios, mais une perte unique. Rêves et fantômes se confondent dans la dissolution de l'espace et du temps. Le narrateur se retrouve dans la scène antérieure, perdant tout sens de l'écoulement du temps. Il n'a pas cessé d'être où il était avec Julie, sur l'ottomane, le miroir se fait coupe de cristal. Et Julie, l'Autre, la Femme, reste la perte fondamentale.

‘Der Traum erfasste mich plötzlich und trug mich wieder zum Justizrat, wo ich neben Julien auf der Ottomane sass. Doch bald war es mir, als sei die ganze Gesellschaft eine spasshafte Weinachtausstellung bei Fuchs, Weide, Schoch oder sonst, der Justizrat eine zierliche Figur von Dragant mit postpapiernem Jabot. Höher und höher wurden die Bäume und Rosenbüsche. Julie stand auf und reichte mir den kristallnen Pokal, aus dem blaue Flammen emporleckten. Da zog es mich am Arm, der Kleine stand hinter mir mit dem alten Gesicht und lispelte : "Trink nicht, trink nicht - sieh sie doch recht an! hast du sie nicht schon gesehen auf den Warnungstafeln von Breughel, von Callot oder von Rembrandt?"89 (Is, p. 26)’

L'entrée dans le rêve est sans doute aussi importante que le rêve lui-même: Qui ou quel événement, à l'intérieur de la fiction, pousse le narrateur à passer de l'autre côté de la nuit et du miroir?

Son compagnon, son double s'endort. "Je" couvre le miroir, éteint les lumières, et s'endort lui aussi. Quand "Je" se réveille, c'est la fin de la nuit, et son double, dans une lumière éblouissante, s'est assis à sa table pour écrire, à la lueur des flambeaux. Il lui tourne le dos. Prolifération d'inversion jusqu'au retournement de la création "poétique": lumières éteintes/ les flambeaux allumés, la nuit/ l'aube, l'homme couché/ l'homme assis, le dos tourné, le double devenu écrivain. Toutes les circonstances sont alors réunies pour que le narrateur maintenant s'abandonne au Rêve: ‘Der Traum erfasste mich plötzlich’ .

La coupe de cristal que tend Julie est l'image du miroir, un souvenir aussi du cristal magique des songes de l'étudiant Anselme , menacé par l'imminence d'une chute fatale dans une prison de cristal. Les arbres et les rosiers grandissent à vue d'oeil. Tout est sous le signe de la métamorphose et du semblant, ce qui établit des correspondances entre tous les ordres, de la nature à l'homme. Julie ressemble aux jeunes filles des tableaux. Le Rêve se déroule sur un arrière-plan religieux, comme l'était la peinture (la Vierge - le diable), et de contes enfantins (figurines de sucre et Conseiller en sucre candi), la flamme jaillit de la coupe - rappel de Perceval et du Graal? -. Tout tourne au cauchemar. Les figurines de sucre se multiplient, leur nombre augmente par centaines, par milliers, et toutes se mettent à grimper sur le corps de l'homme qui rêve, comme un essaim d'abeilles90.

Là où on attendait Peter Schlemihl et une variation littéraire, Hoffmann fait passer le lecteur par la pâtisserie et un conte de fées, mais le réveil nous ramène Chamisso et le Reflet perdu.91

Notes
85.

"La pièce était décorée d'une grande et belle glace, couverte d'un voile. Je ne sais comment il me prit fantaisie de découvrir cette glace et de poser les lumières sur la console de marbre qui la soutenait. Au premier coup d'oeil je me trouvai si pâle et si défiguré, que j'avais peine à me reconnaître moi-même. Et puis, je crus voir du fond le plus reculé du miroir une figure vague et flottante s'avancer vers moi."

86.

"L'image de Julie avait disparu. Je saisis résolument un flambeau, m'approchai du lit et tirai violemment les rideaux. Mais comment te décrire la stupéfaction qui s'empara de moi, lorsque je reconnus le petit homme du caveau, qui dormait, avec son visage juvénile, mais douloureusement contracté, et qui s'écriait avec de profonds soupirs: "Giuletta!...Giuletta!" Ce nom enflamma mon coeur!..." (M1, p.208)

87.

"Il ouvrit les yeux, et fixa sur moi des regards sombres: "Ah! fit-il, c'était un mauvais rêve : je vous rends grâce, monsieur, de m'avoir éveillé." Ces mots résonnèrent faiblement, comme de légers soupirs. Je ne sais comment cela se fit, mais le petit homme me parut tout changé; bien plus, la douleur dont il semblait affecté pénétra dans mon propre coeur, et ma colère s'évanouit sous l'impression d'une tristesse profonde." (M1, p. 208)

88.

"Le petit homme, à ces mots, se leva lentement, s'enveloppa dans une ample robe de chambre, et se dirigea en silence, tel un vrai fantôme, vers la glace devant laquelle il s'arrêta. Ha!...le miroir reflétait paisiblement les deux lumières, tous les objets de l'appartement, et ma propre personne; mais l'image du petit homme était absente, nul rayon ne renvoyait un seul trait de son visage, qui touchait presque la glace." (M1, p.209)

89.

"Je tombai subitement sous l'empire des songes, et je me retrouvai chez le Conseiller de justice, assis sur l'ottomane auprès de Julie. Mais bientôt toute la compagnie prit l'apparence d'un étalage de Noël, chez Fuchs,Weide, Schoch ou dans quelque autre boutique. Le Conseiller me parut être une gentille poupée de sucre candi, avec un jabot de papier. Peu à peu, les arbres et les rosiers grandirent à vue d'oeil. Julie se leva et me tendit la coupe de cristal d'où s'échappaient en voltigeant de petites flammes bleues. En ce moment je me sentis tirer par le bras. Je me retournai et vis derrière moi le petit, avec sa vieille figure, qui me dit à voix basse :"Ne bois pas, ne bois pas! Regarde-la bien... Ne l'as-tu pas déjà vue sur les panneaux peints par Breughel, Callot ou Rembrandt?" (M1, p. 210)

90.

Il y a eu d'abord mécanisation, automatisation d'êtres vivants, dont est souligné ainsi l'aspect automatique dans certains comportements, et retour ensuite inverse à un vivant agressif et comme saisi d'une folie destructrice. cf. Analyse de Jentsch citée par Freud à propos de la poupée Olympia (L'inquiétante étrangeté ). Hoffmann utilise un procédé semblable dans un conte pour enfants, Nussknacker und Mausekönig , automne 1816.

91.

Dans la topographie fantastique d'Hoffmann, il y a contiguïté entre la boutique du Confiseur et ce qu'on pourrait appeler la Maison de l'Ailleurs.. Voir Das öde Haus .