5 - La subversion de l'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl

La quatrième aventure du Voyageur enthousiaste est l'histoire singulière du Petit telle qu'il l'a écrite. ‘Auf dem Tische, an dem nachts der spukhafte Kleine sass, fand ich ein frisch beschriebenes Blatt, dessen Inhalt ich dir mitteile, da es unbezweifelt des Kleinen wundersame Geschichte ist’. 92 (Is, p. 27) Le terme "spukhaft" qui qualifie le Petit prépare le lecteur désigné ici par un dir , dont par ailleurs on ignore tout, à la lecture d'une histoire étrange, c'est la sortie de l'oeuvre de la nuit, peut-être démonique. Nous aurons à revenir sur l'enjeu de l'écriture dans la figuration du Double, écriture qui n'a pas été médiatisée par la parole. Le texte lu alors qu'il vient d'être écrit et constitue la seule trace de celui qui a disparu, est une réécriture de Peter Schlemihl .93

Le titre de Chamisso et le sous-titre de Hoffmann se répondent ‘: Peter Schlemihls Geschichte / Die Geschichte vom verlornen Spiegelbild’ . L'histoire d'Hoffmann serait le premier dédoublement de l'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl, l'homme qui a perdu son ombre. L'effet de miroir d'une histoire à l'autre à la fois unit les deux textes, en multipliant les références apparentes (évocation et invocations multiples du nom de Peter Schlemihl), et les sépare.94

Le récit n'est pas à la première personne, le scripteur à qui le narrateur qui disait je a cédé la plume, écrit bien sa confession, variation à partir de l'histoire merveilleuse de Peter Schlemihl, que manifestement il a lue, mais ce qui est en fait sa propre histoire sera donné comme l'histoire d'un certain Erasmus Spikher.

Tout commence avec un départ du Nord pour Florence, et laisse supposer qu'Erasmus, Allemand de 27 ans, est un étudiant. C'est le modèle hoffmannien, tel qu'il sera repris dans L'Etudiant de Prague . Giuletta, la Julie des histoires précédentes, est présentée comme un portrait dont elle serait elle-même l'image (Bild ), ou le reflet. La coupe est celle qui a circulé dans les histoires antérieures, la coupe de Tristan ou du roi de Thulé (voir Gérard de Nerval).

‘In dem Augenblick rauschte es beim Eingange des Bosketts, und aus dunkler Nacht trat in den lichten Kerzenschimmer hinein ein wunderherrliches Frauenbild. Das weisse, Busen, Schultern und Nacken nur Halb verhüllende Gewand, mit bauschigen, bis an die Ellbogen streifenden Ärmeln, floss in reichen breiten Falten herab, die Haare vorn an der Stirn gescheitelt, hinten in vielen Flechten heraufgenestelt. - Goldene Ketten, um den Hals, reiche Armbänder um die Handgelenke geschlungen, vollendeten den altertürmlichen Putz der Jungfrau, die anzusehen war, als wandle ein Frauenbild von Rubens oder dem zierlichen Mieris daher. "Giuletta!" riefen die Mädchen voll Erstaunen.95 (Is, p. 30-32)’

On assiste à une puissance du portrait qui a le pouvoir de libérer le désir et de capter la volonté d'Erasmus qui désormais ne s'appartient plus, privé de mouvement, et de parole. ‘Das Auge fest geheftet auf Giuletta, mit erstarrten Lippen, sass er da und konnte kein Wort hervorbringen’ ("L'oeil imperturbablement fixé sur elle, les lèvres immobiles, il restait incapable de proférer une seule parole"). La coupe rétablit le mouvement dans un texte figé, et le mouvement du désir est soumission, il précipite Erasmus aux pieds de Giuletta.

‘Erasmus warf sich wie im Wahnsinn vor Giuletta nieder, drückte ihre beiden Hände an seine Brust und rief : "Ja, du bist es, dich habe ich geliebt immerdar, dich , du Engelsbild!- dich habe ich geschaut in meinen Träumen, du bist mein Glück, meine Seligkeit, mein höhere Leben! (...) Ja, du - du bist mein Leben, du flammst in mir mit verzehrender Glut? Lass mich untergehen - untergehen, nur in dir, nur du will ich sein"96 (Is, p. 32-33)’

Le mouvement qui pousse en dehors de lui Erasmus se double d'un retour sur lui-même : L'antiquement familier d'autrefois marqué dans le portrait à l'antique ( ‘den altertümlichen Putz der Jungfrau’ ), renforcé par le rêve et un sentiment de reconnaissance renvoie peut-être, selon l'analyse de Freud, à la mère et à l'inconscient psychique du petit enfant.97

Giuletta chante. Sa voix de cristal (‘Kristallstimme’ ) enflamme tous les coeurs:‘Wenn Giuletta sang, war es, als gingen aus tiefster Brust Himmelstöne hervor, nie gekannte, nur geahnte Lust in allen entzündend . ’ 98

Giuletta le personnage vedette prend son origine dans une image fantasmatique que chacun porte en soi, l'apparition est remémoration. Le nom même de Giuletta n'est qu'un lieu de passage, de retour, pour reprendre les termes de Barthes, de la figure de Julia.

Giuletta est doublée d'un curieux personnage qui, pour le lecteur, sort d'une gravure de Callot. ‘Aber in den aufsprühenden Funken stand plötzlich eine seltsame Figur vor Erasmus, ein langer, dürrer Mann mit spitzer Habichtsnase, funkelnden Augen, hämisch verzogenem Munde, im feuerroten Rock mit strahlenden Stahlknöpfen’. 99 (Is, p. 33)

L'homme rouge (‘der rote Kerl’ )100 a la livrée du diable, sorti aussi bien de l'imagerie populaire que de l'imaginaire faustien, lié au feu - les étincelles de la torche qu'éteint le valet contre les dalles du pavé. Curieusement la moquerie de l'homme rouge fait de l'étudiant Erasmus un personnage grotesque sorti de quelque vieux livre d'estampes, comme si l'un était l'envers de l'Autre.

Séparé de Giuletta, Erasmus lui fait don de son reflet. C'est donc la bien-aimée qui reçoit ce que Peter Schlemihl donnait à l'inconnu en gris, en échange de la bourse de Fortunatus. Variation sur la valeur d'échange : l'amour et non la fortune.

Dapertutto double Giuletta, et dans la scène de la signature de l'engagement, Giuletta donne la feuille de papier, et Dapertutto tend la plume de métal. Erasmus se trouve donc écartelé entre les deux pôles, celui de la vie familiale en Allemagne, avec sa femme, son enfant, et le pôle qui serait celui du rêve, localisé en Italie (Florence), appuyé sur toute une culture (les tableaux, la musique ), tandis que l'autre pôle hérite des valeurs religieuses :

‘In dem Augenblick sprang dem Erasmus ein Äderchen an den linken Hand, und das Blut spritzte heraus. "Tunke ein, tunke ein-schreib", krächzte der Rote.- "Schreib, schreib, mein ewig, einzig Geliebter", lispelte Giuletta. Schon hatte er die Feder mit Blut gefüllt, er setze zum Schreiben an - da ging die Tür auf, eine weisse Gestalt trat herein, die gespenstisch starren Augen auf Erasmus gerichtet, rief sie schmerzvoll und dumpf : "Erasmus, Erasmus, was beginnst du? Um des Heilandes willen, lass ab von grässlicher Tat!" Erasmus, in der warnenden Gestalt sein Weib erkennend, warf Blatt und Feder weit von sich. 101 (Is, p. 50)’

La scène est sous le signe de la métamorphose, reconnaissance de l'épouse dans le fantôme, ‘weisse Gestalt’ , repris par ‘in der warnenden Gestalt seinWeib erkennend’ . Transformation et décomposition de Giuletta, en qui Erasmus Spikher reconnaît une créature de l'Enfer. A la scène nocturne après le battement d'ailes des noirs corbeaux et une vapeur suffocante qui éteint les lumières, succède l'Aurore. ‘Da gellte und heulte es in schneidenden Misstönen, und es rauschte wie mit schwarzen Rabenfittichen im Zimmer umher. Giuletta - Dapertutto verschwanden im dicken, stinkenden Dampf, der wie aus den Wänden quoll, die Lichter verlöschend. Endlich brachen die Strahlen des Morgenrots durch die Fenster.’ 102 ( Is, p. 50)

Erasmus retrouve le bonheur à l'autre pôle, avec sa femme et son enfant. Mais la moquerie de la jeune femme se confond avec l'ironie du narrateur, sur le pauvre mari épuisé. Erasmus n'a pas retrouvé son reflet, il ne peut être que la risée de ceux qui l'entourent, incapable d'être un père de famille, incapable d'inspirer le respect à sa femme et à ses enfants. La jeune femme et le narrateur renvoient Erasmus dans le vaste monde à la recherche de son reflet. ‘Wandre also nur noch ein bissschen in der Welt herum und suche gelegentlich dem Teufel dein Spiegelbild abzujagen’ . 103 (Is, p. 51)

Notes
92.

"Sur la table à laquelle je l'avais vu travailler pendant la nuit, je trouvai quelques feuillets dont l'encre était à peine sèche. Je t'en communique le contenu, qui est, indubitablement, l'extraordinaire histoire de ce singulier personnage."(M1, p. 211)

93.

Peter Schlemihl est paru en mai 1813 à Berlin. Traduction française à Paris chez Ladvocat en 1822. C'est par l'histoire de Peter Schlemihl que commence Histoires de Doubles (La grande Anthologie du Fantastique , Presses Pocket 1988). Jacques Goimard, dans sa préface, dit que cette histoire a fait jurisprudence , et donne un traitement exemplaire, canonique, à l'histoire du double perdu, dont tous les doubles fantastiques créés depuis se sont inspirés.

94.

Le texte de Hoffmann n'existerait pas sans le texte de Chamisso, mais le rapport très particulier qui unit les deux textes ne me semble pas rentrer dans les catégories établies par Gérard Genette dans Palimpsestes . Et pourtant la notion même de palimpseste est au coeur de la création chez Hoffmann. Après de longues recherches, l'éditeur apprit enfin que le chat Murr, en écrivant ses contemplations sur la vie, avait déchiré sans cérémonie un livre de la bibliothèque de son maître, et en avait employé fort innocemment les feuilles, en guise de papier brouillard, en les plaçant entre les feuillets de son manuscrit. Elles y restèrent, et furent imprimées par inadvertance .(Avant-propos, Les contemplations du Chat Murr, entremêlées accidentellement de la biographie du maître de chapelle Jean Kreisler , Contes fantastiques 3, Garnier Flammarion, 1982

95.

"En cet instant, un léger frôlement se fit entendre à l'entrée du bosquet, et l'on vit paraître, à la splendeur des bougies, une femme d'une merveilleuse beauté. Sa robe blanche, garnie de manches bouffantes fendues jusqu'au coude, qui ne couvrait qu'à demi son dos, sa gorge et ses épaules, formait autour d'elle mille plis étoffés, et des cheveux abondants, séparés sur son front étaient nattés et relevés par-derrière, une chaîne d'or au cou, de riches bracelets complétaient la parure à l'ancienne de cette jeune beauté, qui faisait penser à un portrait de Rubens ou du gracieux Miéris: "Giuletta!" s'écrièrent les jeunes filles avec l'accent de la surprise."(M1, p. 212)

96.

"A ces mots Erasme se précipite comme un fou aux pieds de Giuletta, presse ses deux mains contre son coeur, et s'écrie : "Oui! c'est toi que j'adore, ange des cieux! toi, toi que j'ai toujours aimée! c'est ton image qui embellissait mes rêves. Tu es ma vie, mon espoir, mon salut, ma divinité! (...) Oui, tu es mon âme : tu es la flamme qui me consume... Laisse-moi me perdre, m'anéantir en toi; je ne veux être que toi..." (M1 p. 213)

97.

"Liebe ist Heimweh", behauptet ein Schwerzwort und wenn der Träumer von einer Örtlichkeit oder Landschaft noch im Traume denkt : Das ist mir bekannt, da war ich schon einmal, so darf die Deutung dafür das Genitale oder den Leib der Mutter eintsetzen. Das Unheimliche ist also auch in diesem Falle das ehemals Heimische, Altvertraute. Die Vorsilbe "u n " an diesem Worte ist aber die Marke der Verdrängung." Sigmund Freud Das Unheimliche, (1941, Imago Publishing, London, Psychologische Schriften , Fischer, Francfurt, 1970, Band IV, p. 267). ""L'amour est le mal du pays (Heimweh ) ", affirme un mot plaisant, et quand le rêveur pense jusque dans le rêve, à propos d'un lieu ou d'un paysage: "Cela m'est bien connu, j'y ai déjà été une fois", l'interprétation est autorisée à y substituer le sexe ou le sein de la mère. L'étrangement inquiétant est donc aussi dans ce cas le chez soi (das Heimische ), l'antiquement familier d'autrefois. Mais le préfixe un par lequel commence ce mot est la marque du refoulement." (L'inquiétante étrangeté et autres essais, p. 252)

98.

"Quand Giuletta chanta, ses divins accents inspirèrent à tous un bonheur qu'ils n'avaient jamais connu, mais qu'ils croyaient avoir déjà rêvé." (M1, p. 213)

99.

"Mais au milieu des étincelles surgit tout à coup une figure étrange, qui se posa devant Erasme: un homme long et sec, avec le nez recourbé d'un vautour, des yeux étincelants, une bouche sarcastique, et un justaucorps rouge de feu, garni de boutons d'acier." (vol1 p. 213)

100.

Voir le manteau rouge feu du diabolique Denner dans Ignaz Denner . Quand il nomme l'homme, le nom renvoie au rôle de la Commedia dell' Arte: il est Der Wunderdoktor , le docteur miracle, Signor Dapertutto.

101.

"Déjà Spikher avait rougi la plume de son sang ; il s'apprêtait à signer, lorsque la porte s'ouvrit. Une figure blanche entra, dirigeant sur Erasme des yeux fixes comme ceux d'un spectre, et s'écria d'une voix sourde et douloureuse : "Erasme! Erasme! que vas-tu faire? Au nom du Rédempteur, renonce à ce pacte infernal!" Erasme reconnut sa femme dans le fantôme qui l'admonestait ainsi; il jeta loin de lui la plume et le papier." (M1, p. 222)

102.

"Soudain retentirent des sons discordants, des hurlements confus, et Spicker crut distinguer de noirs corbeaux battant des ailes contre les murs de sa chambre. Giuletta, Dapertutto disparurent au milieu de la vapeur épaisse et suffocante qui semblait suinter des lambris, et qui éteignit les lumières. Enfin les rayons de l'aurore pénétrèrent à travers les croisées." (M1, p. 222)

103.

"Va donc encore un peu courir le monde , et tâche de reprendre ton reflet au diable" (M1, p.223)