6 - Le Double et l'ironie

La représentation du Double peut finir en drame ou tragédie, c'est la scène toujours reprise de Je devant le miroir, ce miroir qui se trouve brisé dans la mort. Hoffmann fait un autre choix, l'évasion dans la pantomime et la fantaisie, ce qui va avec la confusion de l'histoire sans solution ou résolution finale.

La fantaisie constitue le noyau d'une réflexion psychique qui s'écarte de la réalité et du vécu, autant que le fait un acteur de la Commedia dell'Arte. La présence d'un arrière-texte fonde les événements psychiques, et le clin d'oeil final à Peter Schlemihl fait de l'histoire du Reflet perdu une réitération amusée de Chamisso, de cette histoire, un archétype du savoir qui va devenir le savoir psychanalytique. ‘Er traf einmal auf einen gewissen Peter Schlemihl, der hatte seinen Schlagschatten verkauft. Beide wollten Kompagnie gehen, so dass Erasmus Spikher dagegen das gehörige Spiegelbild reflektieren sollte; es wurde aber nichts daraus. ’ 104 (Is, p. 51, 52)

Le comique, humour, ironie, sous-tend le texte d'Hoffmann, avec des manifestations qui peuvent varier : automatisme de répétition de personnages automatisés (Conseiller de justice, figurine de sucre candi), miroir déformant, plaisanterie qui rompt de façon inattendue avec une situation tragique. L'attitude humoristique est l'affaire du narrateur qui raconte l'histoire d'Erasmus. Freud étudie la relation qu'a le mot d'esprit avec l'inconscient et fait de l'humour une source de satisfaction pour l'écrivain ou le narrateur. ‘Il faut supposer qu'elle apporte à celui qui l'adopte un gain de plaisir; un gain de plaisir analogue échoit à l'auditeur qui n'est pas impliqué’ .

L'humour est manifestement lié au narcissisme, à ‘l'invulnérabilité victorieusement affirmée du moi . Le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l'atteindre; davantage : il montre qu'ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir.’ 105

L'inscription de l'histoire de Peter Schlemihl dans les Aventures de la nuit de la Saint Sylvestre produit un effet de miroir. Les histoires de Doubles ont inscrit dans leur fonctionnement une étonnante capacité à produire des doubles et des effets de miroir à l'infini. La narration elle-même se trouve prise dans ces réfractions et ces différents plans de réalité du narrateur fictif. En avant propos (Vorwort des Herausgebers ), le Voyageur enthousiaste voit sa narration précédée par un commentaire de l'éditeur, à l'adresse du lecteur bénévole. Editeur fictif, ou en tout cas pris dans le réseau de la fiction, d'un journal tout aussi fictif, inspiré par les gravures de Callot.106

Si on se réfère au schéma de Greimas, toutes les aventures sont sous le signe funèbre de la mort et de la perte, avec le sentiment d'impuissance marqué par l'éditeur :

‘Was kann ich mehr für den reisenden Enthusiasten tun, dem nun einmal überall, und so auch am Silvesterabend in Berlin, so viel Seltsames und Tolles begegnet ist?107(Is, p.34)’

C'est sous le signe irrévocable de la perte que s'achève la première aventure : La bien-aimée crue retrouvée est définitivement perdue. Elle disparaît à la fin de la nuit dans une vision effrayante qui fait d'elle une oeuvre des ténèbres. Le temps peut revenir, le retour est source de larmes. La blessure est répétée. 108 - ‘Sie waren wieder recht amüsant, mein Lieber, immer noch bei Laune wie vormals, menagieren Sie sich nur im Trinken"’ 109. (Is, p. 12). Ce que dit finalement Julie au narrateur, au terme de la première aventure, montre qu'il n'y a pas de réparation possible. Le wieder est cassé par recht amüsant et immer noch ... wie vormals miné par un bei Laune moqueur. Il y a bien répétition et invariance, mais c'est aussi la permanence de la meurtrissure originaire. Le retour de Julie en Giuletta, les permutations de rôles (le Grand, le Petit, le narrateur lui-même...), le passage du journal du Voyageur à l'histoire rédigée à la troisième personne d'Erasme Spicker illustrent le désir et, si on s'en tient aux interprétations de Freud, l'interdit : on veut recouvrer ce qui est perdu, mais la possession va à l'encontre de ce qui est souhaité.

De toute façon, la perte est irrévocable. Auf ewig verloren .

L'enfant s'appelle Rasmus. Il s'en faut d'une lettre, la lettre E , pour qu'il porte le prénom de son père, Erasmus. La fin de l'histoire est annoncée dans le texte par un non aboutissement, qui annule plus qu'il ne conclut:

‘Es wurde nichts daraus’ . (Mais cela ne mena à rien )

‘- Was schaut denn dort aus jenem Spiegel heraus? - Bin ich es auch wirklich? -- O Julie - Giuletta - Himmelsbild - Höllengeist - Entzücken und Qual - Sehnsucht und Verzweiflung. -- Du siehst mein lieber Theodor Amadäus Hoffmann ... 110 (Is, p. 53)’

Le postscriptum (Postscript des reisenden Enthusiasten ) est adressé à Hoffmann, et les histoires racontées sont présentées comme des visions laissées au sommeil. Leurres, mensonges, songes, mensonges. Pas de créatures fictionnelles, mais des créatures du miroir, des cauchemars avec un arrière-goût de réel. Images nées d'images - le conseiller sucre candi de Noël et Julie, une image inspirée par Rembrandt ou Callot. Ces apparitions elles-mêmes témoignent d'une force obscure qui s'introduit dans les rêves du Voyageur. ‘Du siehst, mein lieber Theodor Amadäus Hoffmann ! dass nur zu oft eine fremde , dunkle Macht sichtbarlich in mein Leben tritt und, den Schlaf um die besten Träume betrügend , mir gar seltsame Gestalten in den Weg schiebt’ . 111 (Is, p. 53)

"Une sombre puissance étrangère", s'est donc introduite dans les rêves du Voyageur, apportant avec elle des figures étranges, le postscriptum referme ce qu'avait ouvert le prologue de l'éditeur. Le récit des Aventures de la Nuit de la Saint -Sylvestre serait peut-être une tentative par l'écriture de remplir le vide, l'empreinte laissée par es neutre du côté de ce qui peut se raconter, de répondre à la ‘question - Was schaut denn dort aus jenem Spiegel heraus? - Bin ich ’ ‘es’ ‘ auch wirklich? - ’Au neutre es , répond le neutre de ‘sein schönes ähnliches Spiegelbild’ (l'image reflétée à sa ressemblance par le miroir )

Notes
104.

"Il rencontra un jour un certain Pierre Schlemihl. Celui-ci avait vendu son ombre; tous deux songèrent à voyager de compagnie, dans l'espoir qu'Erasmus Spikher projetterait l'ombre nécessaire, tandis que Pierre Schlemihl fournirait le reflet qui manquait. Mais cela ne mena à rien." (M1, p.223)

105.

Freud L'inquiétante étrangeté et autres essais , L'humour, p.324. Freud analyse la situation où quelqu'un dirige l'attitude humoristique vers sa propre personne, et où le surmoi traite avec mépris le moi.

106.

Callot graveur et dessinateur français (Nancy, 1592 - Nancy, 1635). On a vu le parti tiré par Hoffmann du décalage entre l'époque de Callot, et l'époque à laquelle il situe l'histoire vécue par le narrateur. Contemporain d'Hoffmann, Erasmus Spikher se voit affublé d'un mantelet, d'un pourpoint tailladé et d'une toque de plumes. "Ho, ho! - Ihr seid wohl aus einem alten Bilderbuch herausgestiegen mit Euerm Mantel, Euerm geschlitzen Wams und Euerm Federbarett.- Ihr sehr recht schnackisch aus, Hr. Erasmus, aber wollt Ihr denn auf der Strasse der Leute Spott werden? Kehrt doch nur ruhig zurück in Euern Pergamentband."

"Oh, oh!...vous êtes sans doute échappé de quelque vieux livre d'estampes avec ce mantelet, ce pourpoint tailladé et votre toque de plumes. Vous êtes vraiment plaisant à voir, Seigneur Erasme: mais voulez-vous donc vous offrir à la risée des passants? Allez, allez! rentrez tranquillement dans votre vieux bouquin, mon cher." (M1, p. 214 )

107.

" Que puis-je faire de plus en faveur du Voyageur Enthousiaste à qui sont arrivées partout, et à Berlin encore durant la nuit de la Saint-Sylvestre, tant de singulières et folles aventures?" (M1, p. 199).

108.

voir Lewis Carroll, Sylvie et Bruno . L'histoire à l'envers, grâce à une montre magique (chap. XXI), ne permet pas d'éviter l'accident. Comme si , écrit Gilles Deleuze (Logique du sens Editions de Minuit,1969), la montre avait su conjurer l'accident, c'est à dire l'effectuation temporelle de l'événement, mais non pas l'Evénement lui-même, le résultat, la blessure, en tant que vérité éternelle .

109.

"Vous êtes toujours fort amusant, mon cher! toujours d'humeur originale, comme autrefois; seulement, ménagez-vous sur la boisson." (M1, p. 203)

110.

"Quels sont les traits réfléchis dans ce miroir? Sont-ce bien les miens?...O Julie!... Giuletta!... Image céleste... esprit infernal!... Angoisses, ravissement... Extase et désespoir!...Tu vois, mon cher Théodore-Amédée Hoffmann (...) (M1, p. 223)

111.

"Tu vois, mon cher Théodore-Amédée Hoffmann, qu'une sombre puissance ne s'introduit que trop souvent dans ma vie et, chassant les plus doux rêves de mes nuits, jette en travers de ma route des visions très inquiétantes."