1 - Le vide et la machine à voir

Theodor, - c'est le prénom d'Hoffmann-, raconte le souvenir d'une étrange aventure qui est d'abord un reflet étrange dans son regard. ‘Halt, halt, das ist ja unser Theodor, der ganz was Besonderes im Kopfe zu haben scheint, da er mit solch seltsamen Blicken in das Blaue herausschaut."In der Tat", fing Theodor an, der so lange geschwiegen, "in der Tat, waren meine Blicke seltsam, solang darin der Reflex des wahrhaft Seltsamen, das ich im Geiste schaute. Die Erinnerung eines unlängst erlebten Abenteuers". ’ 112 (NR, p. 160)

Le terme de Reflex fait fonctionner la mémoire, die Erinnerung , comme une machine à voir et à réfléchir. Le récit a lieu dans ce qu'on peut appeler une société du discours, qui constituera Les frères Sérapion (Die Serapionsbrüder ). 113Le discours est placé sous le signe d'une première interrogation :

Faut-il faire une différence, ou quelle différence faire entre l'étrange (wunderlich ) et le prodigieux (wunderbar ) ?

Le récit fait par Théodore répond à un besoin de montrer qu'étrange et prodigieux peuvent s'interpénétrer d'une façon terrifiante. ‘In dem Abenteuer, das ich euch mitteilen will, mischt sich beides, das Wunderliche und Wunderbare, auf, wie mich dünkt, recht schauerliche Weise .’ 114 (NR, p. 161)

Le récit engage Théodore, - on peut dire aussi qu'il engage Hoffmann lui-même, puisque Théodore recouvre son propre prénom. Il s'agit d'une aventure récemment vécue. L'effet de réel est annoncé dès le début, participation du narrateur, proximité dans le temps, l'espace connu de l'auditoire, familier, avec des repères soulignés d'une histoire commune: ‘"Ihr wisst", so fing Theodor an, "dass ich den ganzen vorigen Sommer in ***n zubrachte .’ 115( NR, p. 161) Cet effet de réel et de proximité de l'auditoire est renforcé par le rôle joué par le carnet avec ses notes de voyage que feuillette et consulte Théodore, carnet que ses amis peuvent identifier ( ‘sein Taschenbuch, worin er, wie die Freunde wussten, allerlei Notizen von seiner Reise her eingetragen hatte’ ). (NR, p. 161)

Dans cet univers rempli et authentifié, un manque que va remplir précisément le récit, "la maison déserte". C'est son caractère singulier, avec un qualificatif proposé dans le titre désignant ce qui sera le point de convergence du récit, qui attire le regard.

‘Schon oft war ich die Allee durchwandelt, als mir eines Tages plötzlich ein Haus ins Auge fiel, das auf ganz wunderliche seltsame Weise von allen übrigen abstach. Denkt euch ein niedriges, vier Fenster breites, von zwei hohen schönen Gebaüden eingeklemmtes Haus, dessen Stock über dem Erdgeschoss nur wenig über die Fenster im Erdgeschoss des nachbarlichen Hauses hervorragt, dessen schlecht verwahrtes Dach, dessen zum Teil mit Papier verklebte Fenster, dessen farblose Mauern von gänzlicher Verwahrlosung des Eigentümers zeugen. Denkt euch, wie solch ein Haus zwischen mit geschmackvollem Luxus ausstaffierten Prachtgebaüden sich ausnehmen muss. Ich blieb stehen und bemerkte bei näherer Betrachtung, dass alle Fenster dicht verzogen waren, ja dass vor die Fenster des Erdgeschosses eine Mauer aufgeführt schien, dass die gewöhnliche Glocke an dem Torwege, der an der Seite angebracht, zugleich zur Haustüre diente, fehlte, und dass an dem Torwege selbst nirgends ein Schloss, ein Drücker zu entdecken war. Ich wurde überzeugt, dass dieses Haus ganz unbewohnt sein müsse, da ich niemals, niemals, so oft und zu welcher Tageszeit ich auch vorübergehen mochte, auch nur die Spur eines menschlichen Wesens darin wahrnahm. Ein unbewohntes Haus in dieser Gegend der Stadt!116 (NR, p. 162)’

La question posée au lecteur justifie la production du récit et lui fournit une clé d'accès. Comment une maison peut-elle être inhabitée au centre de la ville le plus animé? Il y a là une énigme qui rend possible l'existence du récit et lui donne une construction narrative semblable aux histoires d'Edgar Allan Poe. Histoire policière? Des prosaïques explications - le propriétaire est parti pour un long voyage, la maison sert de réserve au confiseur voisin - triviales et ordinaires, ne sauraient chasser l'imaginaire. D'un côté les bonbons, les massepains, les confiseries, les tartes, les fruits confits, de l'autre, l'imagination poétique.

Les épais rideaux séparent, isolent l'espace fantastique comme le voile noir isole le Pasteur de Hawthorne. 117( Cette fonction du voile se retrouve dans le rideau de théâtre). Le récit est la quête de ce qui se dérobe, ce qui va se montrer, se laisser entrevoir plutôt, pour s'évanouir ensuite.

‘So geschah es, dass ich eines Tages, als ich wie gewöhnlich zur Mittagstunde in der Allee lustwandelte, meinen Blick auf die verhängten Fenster des öden Hauses richtete. Da bemerkte ich, dass die Gardine an dem letzten Fenster dicht neben dem Konditorladen sich zu bewegen begann. Eine Hand, ein Arm kam zum Vorschein. Ich riss meinen Operngucker heraus und gewahrte nun deutlich die blendend weisse,schön geformte Hand eines Frauenzimmer, an deren kleinem Finger ein Brillant mit ungewöhnlichem Feuer funkelte, ein reiches Band blitzte an dem in üppiger Schönheit geründeten Arm. Die Hand setzt eine hohe seltsam geformte Krystallflasche hin auf die Fensterbank und verschwand hinter dem Vorhange.118 (NR, p. 164-165)’

La problématique est posée : à qui appartiennent le bras, la main de l'apparition? Illusion, faux semblant? Pour le confiseur dont la splendide boutique est ornée de glaces, la maison déserte voisine est le logis des revenants et fait entendre un tapage diabolique. L'intendant de la mystérieuse maison avec son vieil habit couleur de de café brûlé,- étrange vieillard accompagné d'un chien noir, est le gardien de la maison, voué à une attente sans fin. Le narrateur ne donne à ses auditeurs / lecteurs que des morceaux, un bras, une voix cassée et glapissante, des grattements et des lamentations, un tuyau de fer qui fume. Comment constituer en histoire, dans le vide d'une maison, des fragments qui ne se laissent pas réunir et saisir ensemble?

Le narrateur, dans l'exaltation de son imagination, fait surgir, la nuit même, non pas en rêve, mais dans cette sorte de délire qui précède le sommeil, la main avec le diamant étincelant au doigt. ‘Meine Phantasie war im Arbeiten, und noch in selbiger Nacht nicht sowohl im Traum, als im Delirieren des Einschlafens, sah ich deutlich die Hand mit dem funkelnden Diamant am Finger, den Arm mit der glänzenden Spange’.119 (NR, p. 170)

La présence contigüe de la boutique du confiseur place le monde imaginaire 120 en "annexe" du royaume des bonbons. La supposition avancée possible par le Comte P. sur les possesseurs de la maison s'avance fausse. Le récit fantastique tombe dans le conte de fées avec l'ostentation des figurines de sucre et du Conseiller-candi. ‘Doch bald war es mir, als sei die ganze Gesellschaft eine spasshafte Weihnahtsausstellung bei Fuchs, Weide, Schoch oder sonst, der Justizrat eine zierliche Figur von Dragant mit postpapiernem Jabot’ ( Die Abenteuer der Silvesternacht. 3.Erscheinungen ). 121Il semble une fois de plus qu'Hoffmann joue avec tous les dispositifs, celui mis en place par et pour l'enfance, celui mis en place par un montreur d'ombres apothicaire ou Satan.

La scène d'apparition du bras et de la main peut aussi être une activité fantasmatique de Theodor. Il se raconte, il le dit lui-même, non pas en rêve, mais dans cette sorte de délire qui précède le sommeil, la scène déjà "vécue antérieurement". A quel monde alors appartient celui qu'il appelle "l'infâme nécromant‘"? O, du holdes Zauberbild, tu es mir kund, wo du weilst, was dich gefangen hält? (...) Ich weiss es, die schwarze Kunst ist es, die dich befangen, du bist die unglückselige Sklavin des boshaften Teufels’ 122(NR, p. 170)

Le diamant, le magnétisme du regard, une cornue d'où s'échappent des flammes bleuâtres. Une main osseuse fait disparaître l'image, en cassant le flacon de cristal. ‘In dem Augenblick griff eine knotige Faust über meine Schulter weg nach der Krystallflasche, die in tausend Stücke zersplittert, in der Luft verstäubte’ . 123 (NR170,171)

Curieusement, quelqu'un est passé de l'autre côté du miroir, et l'épaule -meine Schulter -, se trouve du même côté que l'image. Rêve ou vision? Au matin, la maison parfaitement close (‘Ausser den innern Vorhängen waren noch dichte Jalousien vorgezogen’ 124 ) a tout d'un tombeau.

Notes
112.

"Arrête! Arrête! Voilà notre cher Théodore qui me semble avoir justement quelque chose de vraiment singulier en tête , car il regarde dans le vague d'une façon tout à fait étrange. - Effectivement, dit Théodore qui s'était tu jusqu'alors, mon regard est étrange pour autant que s'y reflète le souvenir d'un fait véridique et extraordinaire que je me remémore; celui d'une aventure récemment vécue..."(M1, p. 339. Nous utilisons l'édition Marabout, volume 1 (M1). La Maison Déserte est publiée p. 338 à 365, le texte est établi par Henri Egmont, revu par Madeleine Laval.

113.

C'est au début de 1819, deux ans après Les Contes nocturnes (Nachtstücke ), que Hoffmann publie un nouveau recueil. Il choisit de présenter des contes déjà écrits en les encadrant de conversations entre quatre amis, Théodore, Cyprien, Lothaire, Ottmar. A ces interlocuteurs se joignent parfois Silvestre et Vincent ( le Docteur Koreff voir supra p. 33 )

114.

"Dans l'aventure que je vais vous conter, l'Etrange et le Prodigieux se mêlent d'une façon terrifiante." (M1, p. 339)

115.

Vous savez(ainsi commença Théodore) que je passai tout l'été dernier à B...(M1, p. 340)

116.

"J'avais déjà bien souvent parcouru cette promenade, lorsqu'un jour une maison qui contrastait d'une manière frappante et singulière avec toutes les autres arrêta tout à coup mes regards. Figurez-vous une maison basse avec quatres fenêtres de façade et un premier étage ne dépassant guère en hauteur les croisées du rez de chaussée des maisons voisines, et imaginez-la, comprimée entre deux grands hôtels. Sa façade décrépie, sa toiture mal entretenue et ses vitres en partie remplacées par du papier collé, témoignaient de l'abandon total où la laissait son propriétaire. Représentez-vous l'effet que pouvait produire cette masure parmi tant d'édifices somptueux ornés de tous les embellissements de l'art et du goût. Je m'arrêtai, et, en l'examinant attentivement, je remarquai que toutes les croisées étaient soigneusement fermées; celles du rez-de-chaussée paraissaient même avoir été murées; et je cherchai vainement la sonnette d'usage auprès du portail ménagé sur le côté, et qui servait aussi d'entrée. Je ne pus même pas découvrir sur ce portail ni serrure ni loquet. Bref, je restai convaincu que cette maison devait être tout à fait inhabitée; car jamais, jamais, à quelque heure du jour que je vins à passer, je n'y apercevais la moindre créature humaine. Une maison inhabitée dans cette partie de la ville!" (M1 p. 340, 341)

117.

Hawthorne, The Minister's Black Veil (Le Voile noir du ministre ), publiée dans les Twice Told Tales en 1837. Pour une raison inconnue, un Pasteur décide un jour de porter un voile noir qui lui recouvre entièrement le Visage. Il cachera ainsi son visage jusqu'à sa mort. Hawthorne appelle son récit A Parable (Parabole )

118.

"Il arriva donc un jour que, me promenant comme de coutume à midi dans l'avenue, je dirigeai mes regards vers les fenêtres voilées de la maison déserte. Soudain je vis remuer doucement le rideau de la croisée la plus rapprochée de la boutique du confiseur. Une main, un bras entier apparurent. Je tirai à la hâte ma lorgnette d'opéra et j'aperçus distinctement une main de femme éclatante de blancheur et merveilleusement faite, au petit doigt de laquelle étincelait un diamant aux feux incomparables. Un riche bracelet rayonnait aussi à son bras d'albâtre voluptueusement arrondi. La main déposa sur le rebord de la croisée une carafe de cristal de forme étrange et disparut derrière le rideau." (M1 p. 342)

119.

"Mon imagination s'exalta, et la nuit même, non pas en rêve, mais plutôt dans cette sorte de délire qui précède le sommeil, je vis distinctement la main parée du magnifique diamant et le bras cerclé du riche bracelet." (M1, p.346)

120.

Le terme allemand Phantasie désigne l'imagination, il sera repris par Freud pour désigner le fantasme . L'activité créatrice de la Phantasie est soulignée ici par l'emploi de Arbeiten

121.

voir note 89 pour la traduction

122.

"Ô magique et céleste image! m'écriai-je dans mon extase, apprends-moi quel est ton sort et ce qui te retient captive! (...) Je le sais, c'est un infâme nécromant qui te traite en esclave. Tu es au pouvoir d'un pernicieux démon." (M1, p.347)

123.

"En cet instant, une main osseuse, s'avançant par-dessus mon épaule, saisit le flacon de cristal, qui, se brisant en mille pièces, s'évanouit dans les airs." (M1 p. 347)

124.

"De hautes jalousies, en plus des rideaux de l'intérieur, servaient à masquer les croisées." (M1,p. 347)