3- L'intrusion du son

L'espace ouvert par le miroir où sont venus s'insérer d'étranges événements n'est pas réellement fermé. Faux semblant. Faire semblant de croire que ce n'est pas vrai. La narration et la fiction fontionnent comme une sorte de trappe, un piège pour le lecteur. La "fabrication" des doubles se remet en marche. Curieusement c'est par une surcharge rationnelle que prolifèrent les doubles, avec les explications du Comte P. : La jeune fille rencontrée par le narrateur dans un contexte "réel", un dîner dans une nombreuse société, ressemble trait pour trait à l'image du miroir (‘das wunderbare Frauenbild aus dem Spiegel ’), alors qu'elle est totalement extérieure à la maison déserte. Champagne, son aigu et glapissant du verre heurté par mégarde par le narrateur. C'est le son du cristal qui véhicule en quelque sorte la voix perçante de la vieille folle de la maison déserte, et précipite Theodor et sa voisine dans la maison de l'Ailleurs. ‘Alles wäre gut gegangen, wenn ich nicht zuletzt unversehends hart an das vor mir stehende englische Glas gestossen, so dass es in gellender schneidender Höhe ertönte. Da erbleichte meine Nachbarin bis zum Tode, und auch mich ergriff ein plötzliches Grauen, weil der Ton mir die Stimme der wahnsinnigen Alten im öden Hause schien’ . 138 (NR, p. 187, 188)

Le son s'est seulement déplacé d'un verre à une voix, pour permettre à nouveau en fin de phrase la mise en place de la maison déserte.

Le Comte P. avait donné une première explication, fausse?, de la maison déserte. Il en annonce une seconde, qui renforce l'hypothèse de la maison de fous où est enfermée la tante d'Edmonde. Tout devient clair, rationnel dans un imbroglio où se multiplient doubles et faux semblants. Confusion des personnes et des sentiments, fausse clarté qui rappelle les échanges mozartiens (et qu'on retrouve dans La Femme sans Ombre de Richard Strauss). Il devient difficile de dire qui est qui, et de quel original il est le reflet. Angélique trouve un autre double dans la vieille bohémienne. Et l'enfant de Gabrielle passe de mains en mains, comme le Comte d'Angélique à sa soeur, pour revenir à Angélique. Theodor devenu le narrataire - le discours est pris en charge par le Docteur K139 - ne peut que reconnaître les incohérences et la confusion d'un récit qui ne vise pas à cerner la vérité. Etranges maladies. L'enfant perdu de Gabrielle est-il l'enfant que berce la tzigane? Points d'exclamation, points d'interrogation hachent et triturent le texte. La frénésie sauvage de la folle Angélique gagne l'énoncé dont la fonction n'est pas de faire paraître vrai, ni d'organiser des bribes de vérité, mais d'offrir un lieu fragile - lieu discursif -, où puissent se rencontrer narrateur (le Docteur K ) et narrataire (Theodor).

La narration s'achève, la seconde narration, prise en charge essentiellement par le Comte P., loin d'éclairer ou de résoudre a juste été un faux-semblant qui a multiplié des événements bizarres à l'intérieur de la maison, sans que le narrateur Theodor puisse y pénétrer. La première narration faite par Theodor le plaçait au centre des interrogations, à la porte, avant de pouvoir pénétrer dans la maison dont il était pratiquement exclu. La seconde narration fait de Theodor un auditeur qui entend une version de ce qui s'est passé autrefois dans la maison. Le récit du médecin, venu relayer dans le récit 2 le Comte P. fait un arrêt sur l'image. Il n'apporte pas une véritable solution au problème de l'image apparue dans la maison déserte, mais instaure pour le sujet, Theodor, une recherche en lui-même, qu'il peut conduire avec le concours du médecin.

Nous sommes au terme du récit - So endete Theodor seine Erzählung - au terme d'un parcours psychique qui est aussi une analyse qu'on veut croire achevée. Pourtant le récit qui porte en titre La maison déserte est bien centré sur une image dont nous ne saurons jamais à quel réel fictionnel elle correspond. A cet état de la recherche, on pourrait dire que Hoffmann met en place un réel fictionnel, ou une fiction du réel, traversée de doute. Le médecin s'associe à l'imagerie mentale de son "patient", et lui livre une clé qui figure un arrêt. Le docteur K. crée du même coup a contrario la figure de l'analyste.

‘- Es würde wohl (so schloss der Arzt seine Erzählung) ganz überflüssig sein Sie , gerade Sie auf den tiefern Zusammenhang aller dieser seltsamen Dinge aufmerksam zu machen. Es ist mir gewiss, dass Sie die Katastrophe herbeigeführt haben, die der Alten Genesung oder baldigen Tod bringen wird. Übrigens mag ich jetzt nicht verhehlen, dass ich mich nicht wenig entsetzte, als ich, nachdem ich mich mit Ihnen in magnetischen Rapport gesetzt, ebenfalls das Bild im Spiegel sah. Dass dies Bild Edmonde war, wissen wir nun beide." 140 (RN, p. 193)’

Du sujet Je, on est arrivé à une complicité entre Theodor et le médecin qui se traduit par la proximité mich mit Ihnen in magnetischen Rapport , et par l'utilisation de wir nun beide . Savoir partagé, savoir échangé. Certitude à deux (wissen wir ).

Mais Edmonde est précisément l'absente, l'enfant de Gabrielle disparue pourrait être retrouvée dans les bras de la bohémienne, mais die verlorne Tochter est aussi wie eine leblose Puppe . Multiplication des permutations, l'enfant passe de mains en mains, comme le Comte S de bras en bras, mise en scène d'un désir unique, et sous un visage unique - reflet dans le miroir - prolifération de doublures qui finissent par produire Edmonde. Façon moins de régler le problème initial - Qui habite dans la maison déserte, quel corps vivant, réel ou quel dispositif produit l'image ou l'illusion reflétée dans le miroir? - que de sortir de l'univers fantasmatique.

L'objet partiel - la femme aperçue derrière le miroir à la croisée de la fenêtre - ne montre qu'une main, puis un bras, avant, dans le miroir, de laisser voir son visage - auquel s'est attaché le narrateur et ce visage est voué à la mort. La maison vide et ses habitants, son gardien, n'apportent pas de solution véritable. La femme elle-même fragmentée ne sera pas identifiée, elle est tour à tour Angélique, Gabrielle, la bohémienne, Edmonde, l'enfant d'Angélique, l'enfant de Gabrielle, l'enfant de la bohémienne, ou la figure féminine.141

Le narrateur quitte la ville de B... Il y a donc là un sentiment d'inaboutissement, un refus aussi d'aller plus loin dans ce qui, en fait, est sa propre histoire psychologique. Le dernier mot est au médecin et au Sujet (fréquence redoublée de mich et ich au centre du processus de guérison. Ich est placé entre Angelika, Edmonde et le vieux gardien, associé à des échanges mystérieux qualifiés de dämonisches Spiel .

On pourrait retrouver en quelque sorte les trois temps de l'histoire de Je .

‘Und dann fing es an so hässlich zu scharren und zu rumoren, dass uns beiden ganz graulich zu Mute wurde. Auch ist es nicht lange her, dass sich zur Nachtzeit ein solch sonderbarer Gesang hören liess, den ich Ihnen nun gar nicht beschreiben kann. Es war offenbar die Stimme eines alten Weibes, die wir vernahmen, aber die Töne waren so gellend klar, und liefen in bunten Kadenzen und langen schneidenden Trillern so hoch hinauf, wie ich es, unerachtet ich doch in Italien, Frankreich und Deutschland so viel Sängerinnen gekannt, noch nie gehört habe. Mir war so, als würden französische Worte gesungen, doch konnt'ich das nicht genau unterscheiden, und überhaupt das tolle gespenstige Singen nicht lange anhören, denn mir standen die Haare zu Berge. 144(RN, p. 166)’

La délivrance et le sentiment de bien-être liés à la mort de la Vieille constituent en quelque sorte l'envers de la mort subite partagée à distance par le Colonel italien mourant de la mort d'Antonia à des kilomètres de là.

Plaidoyer pour l'anormal, le bizarre, ceux que l'anglais et l'allemand appellent les excentriques, d'autres les fous, La Maison déserte ne s'achève pas sur une explication réductrice, mais salue l'envol nocturne de la chauve-souris somnambule:

‘"Gute Nacht, du Spalanzanische Fledermaus!"145

L'ouverture l'affirmait, dès les premières lignes, l'histoire racontée était un exemple, une preuve à l'appui de l'affirmation que ‘die wirklichen Erscheinungen im Leben oft viel wunderbarer sich gestalteten, als alles, was die regste Fantasie zu erfinden trachte’ . 146 (RN, p. 159)

Notes
138.

"Tout se serait bien passé, si, à la fin du repas, je n'avais par mégarde choqué rudement le verre anglais placé devant moi, de sorte qu'il rendit un son glapissant. Je vis ma voisine pâlir mortellement, et je fus moi-même saisi d'une horreur soudaine; car j'avais cru entendre la voix perçante de la vieille folle de la maison déserte!" (M1, p. 360)

139.

Le docteur K est précisément celui que Theodor est allé consulter sur son mystérieux état.

140.

"Il serait tout à fait superflu (telle fut la conclusion du médecin) d'attirer plus directement votre attention à vous surtout, sur le mystérieux enchaînement de tous ces événements bizarres. Je ne doute pas que votre présence dans la maison déserte n'ait occasionné une crise décisive qui doit amener la guérison de la vieille Angélique, ou causer promptement sa mort. Du reste, je ne veux pas vous cacher que je ressentis une extrème frayeur lorsque, après m'être mis en rapport magnétique avec vous, je vis moi aussi l'image dans le miroir. Nous savons maintenant tous les deux que cette image était celle d'Edmonde." (M1 p. 365)

141.

Le portrait, pour Gilles Deleuze et Félix Guattari (Kafka Pour une littérature mineure ), opère un blocage fonctionnel : une neutralisation du désir expérimentale, la photo intouchable, imbaisable, interdite, encadrée, qui ne peut plus jouir que de sa propre vue. Il y a là un déplacement du désir dans le temps.

142.

Cf. le rapport que souligne Agnès Lagache entre La Maison Usher et ce qui serait un domaine de la mémoire et du souvenir. (op. cit.)

143.

" Je crois que ce fut le jour où la comtesse Angélique mourut qu'un bien-être inattendu vint rendre à mes facultés une nouvelle énergie et raviver tout mon être." La traduction a remplacé Die Alte (la vieille) par La Comtesse Angélique.

144.

"Parfois aussi, d'affreux grattements et un tapage diabolique nous glaçaient d'effroi. Il n'y a pas longtemps que, durant la nuit, nous entendîmes retentir un chant si singulier qu'aucune parole ne saurait vous en donner une juste idée. La voix que nous entendions était à n'en pas douter celle d'une vieille femme; mais jamais, moi qui ai connu bien des cantatrices en Italie, en France et en allemagne, jamais en vérité je n'ai entendu de sons aussi perçants, aussi aigus, ni d'aussi déchirants accords mêlés à des cadences aussi hardies. Je crus reconnaître que l'on chantait des paroles françaises; mais je ne pus le distinguer d'une manière précise. Et je ne pus d'ailleurs prêter une attention soutenue à ce chant inconcevable et fantastique, car mes cheveux se dressèrent sur ma tête." (M1, p. 344)

145.

"Bonne nuit, chauve-souris de Spallanzani!"

146.

"Les phénomènes réels présentent dans la vie un aspect beaucoup plus extraordinaire que tout ce que l'imagination la plus féconde peut inventer."(M1, p. 338 )