1 - Espaces

La maison des héritiers du Majorat apparaît dès les premières lignes du récit comme l'enjeu d'un héritage qui porte sur un titre autant que sur une demeure. Inhabitée depuis trente ans, la maison des héritiers incarne le passé et la résistance à tout changement.

‘So stand in der grossen Stadt... das Majoratshaus der Herren von..., obgleich seit dreissig Jahren unbewohnt, doch nach dem Inhalte der Stiftung mit Möbeln und Gerät so vollständig erhalten, zu niemands Gebrauch und zu jedermanns Anschauen, dass es totz seiner Altertümlichkeit, noch immer für eine besondere Merkwürdigkeit der Stadt gelten konnte. Da wurde jährlich, der Stiftung gemäss, eine bestimmte Summe zur Vermehrung des Silbergeschirrs, des Tischzeugs, der Gemälde, kurz zu allem dem verwendet, was in der Einrichtung eines Hauses auf Dauer Anspruch machen kann, und vor allem hatte sich ein Reichtum der kostbarsten ältesten Weine in den Kellern gesammelt.149 (SR III, p. 33-34)’

La maison est préservée en l'état. C'est sur elle que s'achève le récit et son nouveau propriétaire qui vient d'une autre tradition.

Le cousin du propriétaire a un caractère désuet, sorte de conservation hors du temps, qu'on retrouve chez sa dulcinée. Comparé au personnage en fer de l'horloge ‘- wie dieser alte rotnasige Herr, der gleich dem eisernen Ritter an der Rathausuhr durch sein Heraustreten, noch ehe die Glocke angeschlagen, den Knaben zur Erinnerung der Schulstunde diente’ 150 - , il porte un vêtement totalement démodé. ‘Es schien ihm nämlich völlig unbekannt, dass der Kleiderschnitt sich in den dreissig Jahren, die seitdem verflossen, gar sehr verändert hatte’ . 151 (SR III, p. 34, 35)

Mécanisation du cousin, qu'on appelle aussi le lieutenant, et mécanisation de la vieille dame de compagnie qu'il courtise. ‘Diese alte, hochauf frieserte, schneeweiss eingepuderte, feurig geschminkte, mit Schönpflästerchen beklebte Hofdame übte auch nach jenem unglücklichen Zweikampfe seit dreissig Jahren dieselbe zärtliche Gewalt über ihn aus, ohne dass sie ihm je ein entscheidendes Zeichen der Ewiderung gegeben hatte.’ 152 (SR III, p. 36). La façon dont ils vivent tous deux produit la même impression que celle des poupées ou des automates chez Hoffmann. Le cousin collectionne les armoiries relevées dans la correspondance. La dame fait l'effet d'une enseigne d'auberge‘. Andern Leuten schien dies starre, in weiss und rot mit blauen Adern gemalte Antlitz, das am Fenster unbeweglich auf eine Filetarbeit, oder in den Spiegel der nahen Toilette blickte , eher wie ein seltsames Wirtsschild. ’ 153 ( SR III, p. 36). L'arrivée du jeune maître du Majorat provoque un mouvement dans des vies si bien réglées. Le jeune héritier du Majorat s'exclut lui-même de la maison du majorat, et vient loger dans une petite chambre de la maison de son cousin.

Le jeune maître du Majorat demande à son cousin, doublant la grande chambre qui lui est réservée, une petite chambre qui donne sur l'étroite ruelle, Judengasse . Ainsi le dispositif spéculaire est-il mis en place, permettant au jeune homme de voir sans être vu Esther, la jeune fille juive de la maison d'en face. Les fenêtres aux carreaux obscurs vont lui servir d'observatoire, pour regarder la jeune fille juive de l'autre côté de la ruelle.

‘Der Vetter bewilligte ihm gern das schlechte Zimmer an der Judengasse, und wollte gleich Anstalt machen, die trüben, von der Sonne verbrannten Fenster durch andre mit grossen Scheiben zu ersetzen. -"Mein lieber Herr Vetter!" rief der Majoratsherr, "diese trüben Scheiben sind meine Wonne; denn sehen Sie, durch diese eine helle Stelle seh ich einem Mädchen ins Zimmer, das mich in jeder Miene und Bewegung an meine Mutter erinnert, ohne dass sie mich bemerken kann."154 (SR III, p. 38)’

Le quartier juif aux ruelles obscures ouvre un espace au regard essentiellement. Le jeune cousin a précisé qu'il ne sortait jamais. C'est bien dans un espace séparé (le ghetto), par certains côtés interdit, qu'il peut pénétrer. La jeune fille lui rappelle sa mère disparue. Le désir de pénétrer dans un espace interdit et séparé, manifeste le rapport privilégié qu'entretient le jeune homme avec l'espace des morts. Il n'y a pas de clôture pour lui entre le monde des vivants et le monde des morts. Il est voué, avec ce qu'il appelle sa seconde paire d'yeux, à côtoyer un monde mystérieux où vivent encore les dieux d'autrefois. ‘Aller Glaube, der geglaubt wird, kommt von Gott, und ist wahr, und ich schwöre Ihnen, selbst die heidnischen Götter, die wir jetzt nur als eine lächerliche Verzierung ansehen, leben noch jetzt, haben freilich nicht mehr ihre alte Macht, aber sie wirken doch noch immer etwas mehr, als gewöhnliche Menschen, und ich möchte von keinem schlecht sprechen. Ich habe sie alle mit meinem zweiten Augenpaar gesehen, sogar gesprochen’ . 155 (SR III, p. 39). Au lieu de refuser des croyances comme diaboliques, ainsi que le font ses contemporains, il parvient jusqu'à un monde intérieur. Mais celui qui est parvenu à ce stade rare, se trouve détruit, - encore qu'apparemment vivant - par l'effort et les activités de son monde intérieur. Des médiateurs facilitent pour le jeune homme le passage d'un monde à l'autre : une devineresse à Paris, sa propre mère, une malade dont le regard voit loin, qui l'a orienté vers son cousin.

Notes
149.

"Tel était dans la grande ville de ***l'hôtel du majorat des seigneurs de ***. Bien qu'inhabité depuis trente ans, la tradition avait établi d'y entretenir soigneusement le mobilier nécessaire. Il ne servait à personne, mais il était visible à tous; aussi malgré son antiquité, l'hôtel passait pour une des merveilles de la ville. Chaque année une somme déterminée était destinée à augmenter l'argenterie, le service de table, la galerie de peinture, et enfin à tout ce qui , dans une maison, constitue un luxe solide et durable. Et par- dessus tout, la cave renfermait de rares trésors en vins fins extrêmement vieux."(Histoires démoniaques , p.228)

150.

"Ce vieux monsieur au nez rouge qui tel le chevalier en armure sortant de l'horloge de l'hôtel de ville, avant même que la cloche eût sonné, rappelait aux enfants l'heure de l'école"(Romantiques allemands , Pléiade,Vol.2, p.767, traduction par Henri Thomas)

151.

"Il semblait, on doit le dire ignorer complètement que la coupe des vêtements avait beaucoup changé au cours des trente années qui s'étaient écoulées depuis lors." (traduction H.T.p. 768)

152.

"Cette dame de compagnie si âgée, à la haute coiffure frisée, poudrée à frimas, fardée de rouge ardent, parsemée de mouches de taffetas, exerçait toujours sur lui, après le malheureux duel vieux de trente ans, le même tendre pouvoir, sans qu'elle lui eût jamais donné signe de vie qui l'assurât d'un sentiment réciproque." (traduction H.T. p. 769)

153.

"Aux yeux des autres, ce visage figé, peint de blanc et de rouge, avec des veines bleues qui, à la fenêtre, regardait sans bouger un travail au filet ou le miroir de la table de toilette voisine, faisait plutôt l'effet d'une étrange enseigne d'auberge." (traduction H.T. p. 769)

154.

"Le cousin lui céda volontiers la mauvaise chambre sur la ruelle aux Juifs, et il voulait prendre tout de suite des dispositions pour remplacer les fenêtres aux carreaux obscurs et jaunis du soleil par d'autres ayant de grandes vitres." (traduction H.T.p. 771)

155.

"Toute croyance qui est objet de foi, vient de Dieu et elle est vraie, et, je vous le jure, même les dieux païens, en qui nous ne voyons à présent que de risibles ornements, sont encore vivants aujourd'hui. Bien sûr, ils n'ont plus leur antique puissance, mais ils agissent tout de même plus que les hommes ordinaires et je ne voudrais dire de mal d'aucun d'eux. Je les ai tous vus avec ma seconde paire d'yeux."(traduction H.T. p. 772, 773)