2 - Espèces d'ombres

Le jeune maître du majorat a la possibilité d'entrer dans un réseau de croyances, où il échappe aux limites de la condition humaine. Il est à la fois ici et maintenant , et entre en contact avec une réalité passée, dans une vision rétrospective. A son arrivée dans la ville, il est accueilli par des ombres, âmes malheureuses qui ne peuvent trouver le repos en raison de procès sans conclusion. Arme Seele . Le cousin a peur de ces esprits qu'il croit voir flotter dans la chambre mal éclairée. ‘"Lieber Vetter! befriedigen Sie meines Vaters, Ihres Oheims, arme Seele."Der Vetter sah sich ängstlich in dem trüben Zimmer um, ihm war es zu Mute, als ob die Geister, wie der Schnupfen, in der Luft lägen’ . 156 (SR III, p. 40)

Le discours du jeune homme vise à supprimer la distinction entre ce qui est vrai et ce qui relève d'obscures croyances en la survie des âmes. Que le cousin éternue, marque bien qu'il ne peut adhérer et se trouve, de façon irréductible, de l'autre côté. Le jeune homme voit vivre dans les armoiries rassemblées par son cousin dans un tiroir, la désolation d'un monde passé. ‘"Gott! welch ein Lärmen! Wie die alten Ritter nach ihren Helmen suchen, und sie sind ihnen zu klein, und ihre Wappen sind mottenfrässig, ihre Schilde vom rost durchlöchert ; das bricht zusammen, ich halte es nicht aus, mir schwindelt, und mein Herz kann den Jammer nicht ertragen!’ " 157 (SR III p. 41) Les deux cousins interprètent de façon différente les mêmes objets. Le jeune maître du majorat vit dans un espace intérieur, par delà le temps. Cet Ailleurs est habité par la Mort. C'est sans doute ce qui lui fait voir la mort au milieu des chevaliers massacrés et en morceaux.

L'attitude des deux cousins par rapport à la mort constitue un terrain d'analyse privilégiée. Leur proximité est mise en évidence par le fait qu'ils portent tous deux le nom de cousin (der Vetter ), le majorat cédé par l'héritier légitime, désiré par l'autre, représente le lieu de rencontre, et aussi celui de la division entre les deux cousins. Le plus jeune se trouve être aussi celui qui fait de la mort son espace de vie et d'élection. Il voit les morts dans le passé, et aussi la mort dans l'avenir. La vision funèbre donnée à voir à partir des armoiries, annonce l'avenir, le danger où se trouve la noblesse française.

‘Der Vetter rückte den unglücklichen Schrank fort und führte den Majoratsherrn ans Fenster, dass er Luft schöpfen möchte. "Und wer fährt dort?" rief er; "der Tod sitzt auf dem Bocke, Hunger und Schmerz zwischen den Pferden; einbeinige und einarmige Geister fliegen um den Wagen, und fordern Arme und Beine von dem Grausamen zurück, der sie mit kannibalischer Begierde ansieht. Seine Ankläger laufen mit Geschrei hinter ihm drein; es sind die Seelen, die er vorzeitig der Welt entriss, - bester Vetter! ist denn hier keine Polizei?"158 (SR III, p. 41)’

La mort à la place du cocher se retrouve dans presque tous les films fantastiques, souvent associée à la nuit. D'un côté, la collection morte du cousin, enfermée dans un tiroir, là où la mort est bien morte, de l'autre, la mort vivante dans le passé et l'avenir, la mort des autres et sa propre mort vue et perçue par le jeune homme. La collection du cousin est sans esprit. ‘Ihre Sammlung ist geistlos. Ich kann genau unterscheiden, was ich mit dem Auge der Wahrheit sehen muss, oder was ich mir gestalte; wirklich bin ich ein guter Beobachter meiner selbst, und die Physik der Geister war von je mein Lieblingsstudium."’ 159 (SR III, p. 41) Le cousin ne veut rien avoir à faire avec cette physique des esprits. Le tiroir, qui cache et enferme, et les abords de la ville (la Porte de la Ville), qui excluent, délimitent la place réservée laissée au monde des morts. Le jeune maître du Majorat ouvre les yeux, ce qu'il appelle sa seconde vue ou encore les yeux de la vérité, sur les frontières de la vie et de la mort, l'entre-deux-morts.

Il y a en lui quelque chose du vampire : il dort le jour, et c'était seulement quand le soleil déclinait, qu'il se levait de son lit afin de poursuivre son secret travail. Les éléments dont s'emparera le cinéma un siècle plus tard sont déjà donnés : Le maître du majorat fait le plein jour dans sa chambre, en allumant des bougies de cire, et lit, en allant et venant, livres et manuscrits, et poursuit le grand travail de sa vie, son journal.

Notes
156.

"Cher cousin! apaisez la pauvre âme de mon père, de votre oncle!" Le cousin promenait des yeux inquiets autour de lui,, dans la chambre mal éclairée; il avait l'impression que les esprits flottaient dans l'air comme l'éternuement. (traduction H.T. p. 774)

157.

"Dieu! Quel vacarme! Les vieux chevaliers cherchent leurs casques, et ils sont trop petits pour eux, et leurs armoiries sont mangées des mites, leurs écussons percés de rouille; cela part en morceaux, je ne peux le supporter, la tête me tourne, et mon coeur ne peut endurer cette désolation!"(traduction H.T. p. 774, 775))

158.

"Le cousin repoussa le malheureux tiroir et conduisit le maître du majorat vers la fenêtre, afin qu'il y puisât l'air frais. "Et qui passe là? cria-t-il, la mort est à la place du cocher, famine et souffrance au milieu des chevaux, des esprits amputés d'un bras et d'une jambe volent autour de la voiture et redemandent leurs bras et jambe à l'être féroce qui les regarde avec une curiosité cannibalesque. Ses accusateurs accourent en poussant des cris derrière lui; ce sont les âmes qu'il a prématurément arrachées à ce monde. O mon bon cousin, n'y a-t-il pas de police ici?" (traduction H.T. p. 775)

159.

"Votre collection est sans esprit. Je distingue exactement ce qu'il me faut voir avec l'oeil de la vérité, ou ce que je me figure; je suis en effet bon observateur de moi-même, et la physique des esprits a toujours été mon étude favorite." (traduction H.T. p. 775 )