3 - L'objet du désir et la chambre d'Esther

Le temps du spectacle d'Esther a été annoncé plus haut, et la chambre obscure permet au maître du Majorat de se livrer à son passe-temps, voir dans sa chambre, sans qu'elle puisse le remarquer, la jeune fille qui ressemble à sa mère. Le lieu du spectacle est proche du spectateur, qui se limite pourtant à un rôle de spectateur, alors qu'il est si près de la fenêtre qu'il pourrait d'un saut s'envoler dans la chambre.

A l'oeil, se substituent l'oreille et l'audition : le jeune homme joue de la flûte, ce qu'entendent les habitants dans la rue, attirés par la vive lumière des bougies. Si Esther entend, nous ne le savons pas, mais le spectateur, grâce à la finesse de son ouïe, entend l'inaudible.

‘Der Flötenspieler war der Majoratsherr, aber seine Tönen sollten sich eigentlich zur Esther hinrichten, die er am dunklen Fenster des Nebenzimmers belauschte, wie sie ihre Kleider abwarf, und im zierlichsten Nachtkleide vor einem eleganten Spiegeltische ihre Haare flocht. Der enge Bau jener Gasse, in welche die Balkenlagen jedes Stockwerks immer weiter hinausragten, um den Zimmern noch etwas Raum zu gewinnen, brachte ihm ihr Fenster so nahe, dass er mit einem kühnen Sprunge zu ihr hinüber hätte fliegen können. Aber das Springen war nicht seine Sache; dagegen übte er die seltene Feinheit seines Ohres, das auf bedeutende Entfernung ihm hörbar machte, was jedem andern verhallte. Er hörte zuerst einen Schuss, oder einen ähnlichen Schlag; da sprang sie auf und las ein italienisches Gedicht mit vielem Ausdruck, in welchem der Dienst der Liebesgötter bei einem Putztische beschrieben wurde, und gleich sah er unzählige dieser zartbeflügelten Gestalten das Zimmer beleben; sah wie sie ihr Kamm und Bänder reichten, und ein zierliches Trinkgefäss, wie sie die abgeworfenen Kleider ordneten, alles nach dem Winken ihrer Hände; dann aber, als sie sich in ihr Bett gestreckt, wie ein gaukelnder Kreis, um ihr Haupt schwebten, bis sie immer blässer und blässer sich im Dampfe der erlöschenden Nachtlampe verloren, in welchem ihm dagegen die Gestalt seiner Mutter erschien, die von der Stirn des Mädchens eine kleide beflügelte Lichtgestalt aufhob, und in ihre Arme nahm, -wie das Bild der Nacht, die das Kindleinschlaf in ihrem Gewande trägt, - und in dem Zimmer bis zur Mitternacht damit auf und niederschwebte, als wenn sie ihm die unruhigen Traüme vertreiben wollte, es dann aber über den schwindelnden Strassenabgrund, dicht an das Auge des Staunenden trug, der Esthers verklärte Züge in der Lichtgestalt deutlich erblickte, sie aber mit einem Schrei des Staunens unwiderruflich zerstreute. 160 (SR III, p. 42, 43)’

Le joueur de flûte se fait entendre de la rue, chant lié à la clarté éblouissante pour ceux qui resteront exclus de la vision intimiste d'Esther. Le dispositif spéculaire mis en place isole le jeune homme spectateur, qui est, lui, plongé dans l'obscurité, entendu de la rue et non vu. D'abord, il regarde la jeune fille qui se déshabille. Le terme employé pour l'observation belauschen gomme le regard : capté par ce qu'il observe, le jeune homme est intimement conjoint à l'objet de son désir, dans une perception qui engage tout l'être. La proximité efface la distance ( proximité de la construction -so nahe , finesse de son ouïe - die seltene Feinheit seines Ohres - qui rapproche ce qui est loin), et donne à voir une vision qui échappe à l'espace habituel. La lecture du poème italien par Esther donne vie à des êtres au vol léger qui se chargent de besognes domestiques (souvenir des contes de fées?), pour se perdre ensuite dans la fumée de la veilleuse. Le cercle formé autour de la tête de la jeune fille l'introduit dans le monde religieux des Vierges. C'est l'annonce de la transfiguration finale, ce qui fait de la vision une vision sacrée, de l'âme à l'âme.

Le second temps du texte est le temps de la métamorphose, dans un espace où les repères sont brouillés, qui est à la fois l'espace de la Chambre et un autre espace : le personnage d'Esther laisse la place à l'image de la mère portant dans ses bras un enfant, en qui l'observateur reconnaît finalement les traits d'Esther. Les figures de la vision, comme dans les textes bibliques, sont pénétrées de lumière ( Lichtgestalt ); c'est dans la lumière et par la lumière que se produit l'identification. Avec la disparition, l'effacement des esprits ailés, dans une sorte d'enchaînement passant par la lumière vacillante, se produit l'apparition, et l'identification de la mère ( ‘... im Dampfe der erlöschenden Nachtlampe verloren, in welchem ihm dagegen die Gestalt seine Mutter erschien ’). La vision se construit, représentant un groupe bien connu à deux niveaux de lecture, - image familiale de la maternité, et d'autre part, illustration plastique de la Nuit et du Sommeil - , à partir de l'image de la mère. Les formes circulent dans un espace traversé de lumière, tout entier rempli par la vision et qui n'a plus rien à voir avec l'espace ordinaire. L'image de sa mère flotte, monte et descend dans la chambre jusqu'à minuit‘: in dem Zimmer bis zur Mitternacht (...) auf- und niederschwebte ’. La référence au rêve, ‘als wenn sie ihm die unruhigen Traüme vertreiben wollte ’suggère que la vision peut être un rêve, mais sans préciser l'énonciation. Qui rêve?

Dans le troisième et dernier temps, l'observateur161, qui jusque là était exclu de la scène et établi dans le rôle de spectateur extérieur, devient celui pour qui le spectacle est donné : la figure centrale de la vision, la Mère, sort des limites de son cadre, - la chambre d'Esther -, et vient présenter, dans l'espace réservé du maître du Majorat, sous ses yeux mêmes, la figure de l'enfant, en qui il peut reconnaître Esther. La Mère apporte l'enfant über den schwindelnden Strassenabgrund , par dessus le goufre vertigineux de la rue. Le fait que la figure de la vision se délocalise provoque une cassure, et met fin à la vision, avec une focalisation sur celui qui regarde. Comme si la communication (La Mère apporte l'enfant) était inconciliable avec la vision. Il n'y a pas de place pour la parole. Le temps de l'apparition-reconnaissance est aussi celui de la disparition. Dès qu'il se manifeste par la parole, celui qui ne pouvait être que spectateur, met fin au spectacle‘: (...) sie aber mit einem Schrei des Staunens unwiderruflich zerstreute ’. Après l'évidence de la reconnaissance, ‘- verklärte Züge, Lichtgestalt, deutlich ’, - son cri fait disparaître l'objet du spectacle. Alors que le Nom d'Esther était apparu en quelque sorte en surimpression, après toute une succession de formes qui se fondaient les unes dans les autres (denn , dann , qui rythment le texte), la vision est aussitôt détruite par le cri. C'est un arrêt brutal qui précipite dans la négation. Avec un caractère irrévocable : ‘unwiderruflig zerstreute’ . L'observateur est sans pouvoir, chassé du Paradis entrevu, plongé dans la nuit. ‘Kein Wünsch führte ihm diesen seligen Anblick zurück. Er sah Esther in ihrem Bett nicht mehr liegen ; ihr Zimmer war dunkel; nichts regte sich in der Gasse’ 162 ( SR III, p. 43)

A la vision bienheureuse irrévocablement effacée, succède l'obscurité, un bestiaire maléfique (les rats), la prière de la vieille Vasthi en haut bonnet fourré, elle aussi dans l'encadrement de la fenêtre.

Notes
160.

"Le joueur de flûte était le maître du majorat, mais sa musique s'adressait tout particulièrement à Esther qu'il observait d'une obscure chambre voisine de sa fenêtre, la regardant dépouiller ses vêtements et, dans le plus gracieux déshabillé, natter ses cheveux devant une élégante coiffeuse. L'étroite structure de cette ruelle, où la charpente de chaque étage avançait sur la précédente afin de gagner plus d'espace pour les chambres, faisait qu'il était si près de cette fenêtre, qu'il aurait pu, d'un saut hardi, s'envoler jusque là. Mais sauter n'était pas son affaire; il exerçait, en revanche, la rare finesse de son ouïe, qui lui rendait perceptible à une distance considérable ce qui ne parvenait à personne d'autre. Il entendit d'abord une détonation, ou un bruit de ce genre; alors elle se leva soudain et se mit à lire avec beaucoup d'expression un poème italien où l'on décrivait le service des amours s'affairant autour d'une coiffeuse, et aussitôt il vit d'innombrables formes de ces êtres au vol léger animer la chambre; il les vit tendre à la jeune fille son peigne et ses rubans ainsi qu'une légère coupe à boire; il les vit ranger les vêtements rejetés, tout cela selon qu'elle leur faisait signe de la main; mais ensuite, comme elle s'était étendue dans son lit, ils voltigèrent en un cercle enjoué, autour de sa tête jusqu'à ce que, pâlissant de plus en plus, ils se perdissent dans la fumée de la veilleuse expirante, où au contraire lui apparut l'image de sa mère, qui enleva du front de la jeune fille une petite forme lumineuse et ailée qu'elle prit dans ses bras - telle l'image de la nuit portant dans le pli de son vêtement un jeune enfant, le sommeil - et elle flotta, montant et descendant dans la chambre, jusqu'à minuit, l'enfant toujours dans ses bras comme pour le garder des rêves inquiets, mais voici qu'ensuite elle l'apporta, par - dessus le gouffre vertigineux de la rue, sous les yeux mêmes de l'observateur stupéfait, qui reconnut avec netteté dans la forme lumineuse les traits transfigurés d'Esther. Le cri de surprise qu'il poussa alors la fit disparaître irrévocablement." ( Romantiques allemands , II, p. 776, 777, traduction Henri Thomas)

161.

Le traducteur Henri Thomas désigne ainsi celui qui est seulement qualifié dans le texte de Staunenden

162.

"Nul souhait ne lui redonna son heureuse vision. Il ne vit plus Esther allongée dans son lit; sa chambre était dans l'obscurité; rien ne bougeait dans la ruelle" H. T. p. 777)