5 - La cérémonie du thé et la comédie des Riens

Le maître du Majorat se réinstalle à son observatoire. Il va regarder une seconde fois Esther dans sa chambre, et répéter ce qu'il a fait la nuit précédente. Ce qui était précédemment découverte est cette fois répétition, construction ritualisée avec son ouverture quasi théâtrale : une détonation qui est bien faite pour le spectateur, puisqu'il semble le seul à l'entendre. Ce qui caractérise la scène, c'est son caractère second. Si l'espace est inchangé, on a enlevé les housses des fauteuils et tout est prêt pour une réception, comme si ce qui était la veille, l'espace fermé de la chambre, devenait un espace ouvert à des hôtes étrangers. Caractère second aussi des acteurs : Esther joue tous les rôles, et l'apparition du miroir tendu par la camériste fantôme signe le caractère illusoire de la cérémonie. La mort est bien au rendez-vous, avec la pâleur d'Esther qui gémit ‘:"Gott, wie bin ich bleich! Hat es denn nicht Zeit mit dem Erbleichen, bis ich tot bin? Du sagst, ich soll mich schminken. Nein, dann gefalle ich dem Majoratsherrn nicht, denn er ist auch blass, wie ich, gut wie ich, unglücklich wie ich."’ 180 (SR III, p. 50)

Les langues en usage en Europe, anglais, français, polonais, italien, sont les langues des hôtes d'Esther. Cet appel à d'autres langues que l'allemand fond dans un discours collectif le rêveur et le rêvé; la condamnation du kantien (sur qui Esther renverse maladroitement une tasse de thé) est du même coup la condamnation d'un langage de référence, ce qui rejoint le choix d'une langue mythique comme l'hébreu. Le maître du Majorat qui est l'observateur frappe de dénégation le thé chez Esther. A l'intérieur même de la fiction, une partie est présentée comme un leurre. Les invités d'Esther sont des fantômes -Luftbilder -, des Riens - das erste Nichts -, et la réception, une comédie que se donne Esther , et qu'elle donne au Maître du Majorat, dans une lumière lunaire. Et le Maître du Majorat, quelle figure est-il, puisqu'Esther le cite comme une référence dans sa conversation avec les ombres?

Dans le récit de la soirée précédente, les deux espaces, l'espace de l'observation et l'espace de la vision, se trouvaient articulés à la fin de la vision; les figures de la vision pénétraient dans l'espace d'observation (pour une sorte de contrôle et d'identification). La seconde fois, une autre opération est effectuée: Le spectateur se voit lui-même comme un acteur avec qui les personnages de la vision peuvent converser. Le dédoublement est une source de souffrance. ‘Bei diesen Worten durchgriff eine kalte Hand den Majoratsherrn. Er fürchtete, sich selbst eintreten zu sehen; es war ihm, als ob er wie ein Handschuh im Herabziehen von sich selbst umgekehrt würde’ . 181 (SR III, p. 50-51)

Quel rôle peut jouer le Maître du Majorat "déterritorialisé", retourné comme un gant, de l'autre côté de la rue, dans un espace qui fonctionne un peu comme fonctionnera pour Alice l'espace de l'autre côté du miroir? La table à thé réunit autour d'Esther, des fantômes, à qui Esther donne la parole, dans toutes les langues. La description du salon le présente avec toute la palette des blancs, en harmonie avec la pâleur funèbre d'Esther, et la pâleur de l'Absent, le Maître du Majorat : blanc du satin des fauteuils, argent du samovar et sans doute, l'eau du miroir, piège à merveilles, sous une clarté lunaire.

L'énonciation (ou la focalisation) change. Jusque là, tout était vu - et entendu par l'observateur. Quand il surprenait une conversation entre le rabbin et Vasthi, quand il cesse de l'entendre, le lecteur aussi cesse de savoir. Il semble, à partir de ce que nous avons appelé la déterritorialisation du Maître du Majorat, que le regard change, et l'objet du regard. Dans le salon d'Esther, une chaise vide. ‘Zu seiner Beruhigung sah er gar nichts auf dem Stuhle, den Esther ihm hinrückte, aber den andern Mitgliedern der eleganten Gesellschaft musste sein Ansehen etwas Unheimliches haben, und während Esther zu ihm flüsterte, empfahlen sich diese, einer nach dem andern’ . 182 (SR III, p. 51) Il ne voit rien sur la chaise, mais il perçoit le sentiment d'inquiétude que ressentent les commensaux fantômes nés de la fiction d'Esther, le fameux Unheimliches dont parle Freud.

Les fantômes n'ont pas besoin de voir pour percevoir l'étrange. André Breton, dans la longue introduction qu'il consacre aux Contes bizarres 183, oppose aux diables de pacotille d'Hoffmann et à sa grossière contrefaçon d'un prétendu golem, ces objets parfaits d'illusion que sont les figures spectrales d'Arnim. Il souligne le double mouvement de l'écriture, privant graduellement de vie, dans un mouvement de sablier, des créatures dans lesquelles nous avions lieu de croire que le sang circulait et, dans le même temps, attribuant une logique bien réelle et une existence véritable aux Objets du regard et aux créations subconscientes du sommeil et du rêve.

‘C'est très vainement, à mon sens, que le lecteur persisterait à se demander si, aux yeux d'Arnim, tel ou tel de ses personnages est vraiment vivant ou mort, quand bien même cette incertitude serait pour procurer à certains esprits peu exigeants une terreur panique plus ou moins agréable. J'estime que le premier moment d'émotion passé, mieux vaut, à beaucoup près, prendre ces personnages pour ce qu'ils sont et le plus froidement du monde observer pour cela que dans leurs différences, ils ne font que reproduire, par exemple, certaines propriétés des images optiques qui oscillent entre la virtualité et la réalité. ’

C'est l'identité qui est en question. Qui suis-je pour l'autre? Le lecteur peut entendre le Que voi? de Lacan. Les paroles adressées par Esther à la chaise vide, après le départ des "Autres", précisent le scénario :

‘"Sie haben mir in aller Kürze gesagt, ich sei nicht, was ich zu sein - scheine, und ich entgegne darauf, dass auch Sie nicht sind was Sie scheinen."184 (SR III, p. 51)’

Dans le texte Sie et ich (ou mir ) sont engagés dans un jeu réciproque qui met en cause le Sujet. C'est par le discours, ce discours qui, en fait, est un monologue - Esther joue son propre rôle et le rôle du Maître du Majorat -, que peut se constituer ce qu'on est. Au delà du simulacre du "ventriloquisme" littéraire, la scène affirme le rôle exercé par l'Autre, - cet Autre joué tour à tour par Esther et par le Maître du Majorat -, dans la constitution du Moi. L'effroi du Maître du Majorat qui a l'impression d'être sorti de soi et retourné comme un gant, est interprété par Jean-Claude Schneider comme une duplicité de l'être , signe chez Arnim de malédiction et de destin tragique.

Le modèle psychanalytique propose une lecture moins romantique du texte. Le dédoublement en miroir des deux figures renvoie au clivage du moi qui cherche à voir clair en lui-même. La même Esther, avec la voix du Maître du Majorat répond à Esther : "Ich will mich erklären. Sie (... ) "(Je m'explique. Vous ) , et conclut toujours à sa propre adresse, et sous le regard du Maître de Majorat muet - seul, son double Esther parle en son nom ) :"Erklären Sie sich mir auch deutlicher" ( Expliquez-moi aussi, que je sache plus clairement . ). Si on s'en tient à la lettre, le clairement , intervenant en pleine confusion, marque seulement une opération visant à trouver une nouvelle structure qui éclaire les différentes valeurs mises en jeu par le sujet. L'échange de rôles - "Es sei. Ich bin Sie und Sie sind ich " ( Soit. Je suis vous, et vous êtes moi ) ne gagnerait pas à être clarifié; les deux êtres traduisent la complexité d'un moi unique avec sa diversité, qui peut osciller entre les deux figures. La réduction serait une perte. Un étroit espace sépare le Maître du Majorat d'Esther. Il ne le franchit pas. Chacun vit dans son espace. Tous deux pourtant ont la même visée.

Ce qui est en jeu dans le récit, c'est l'héritage du Majorat, la pluralité du titre - Die Majoratsherren - recouvre les ramifications d'une famille qui souhaiterait ne pas laisser perdre son patrimoine. On peut suivre comme un fil rouge cet héritage représenté (posé dès les premières lignes sous les yeux du lecteur et sur lequel s'achève le texte) par un bâtiment, das Majoratshaus . La filiation, légitime ou bâtarde, établit des droits ou des non-droits sur l'héritage. L'unique héritier a en face de lui, le cousin. La part d'héritage qui semble être la valeur suprême circule entre les trois héritiers. Esther est la troisième héritière, celle qui a été écartée, et devrait rester dans l'ombre. Avec l'héritage se trouve posé le problème de la légitimité. Qui est l'enfant légitime? Plus on avance, plus on recule. La vraie mère se double d'une autre mère. La femme, mère et amante, la seule qui sache qui est son fils, la seule qui puisse légitimer, donne la vie et apporte la mort.

Le Père est l'instance disparue, liée à l'Argent et au péché, ce lourd péché de la richesse et de la dissipation. Légitimité face à l'héritage, légitimité face à la religion. Esther, la fille légitime, dépouillée de la fortune qui lui était dûe, née chrétienne se retrouve jeune fille juive. Là encore, qu'est devenue la véritable Valeur? Quelle possibilité de réparation, comment compenser la Perte? Elle est figurée par Esther. Le manque. ( Faut-il voir la castration freudienne?) Esther peut aussi être la pulsion de mort. Derrière Esther, écartée de l'héritage, se profile en filigrane, nous l'avons vu, Lilith, celle qui a été elle aussi écartée, tandis qu'Adam lui préférait Eve.

Les personnages à l'exception d'Esther et de la vieille Vasthi sont nommés par leur fonction, dont le caractère héréditaire brouille l'identification. Le Maître du Majorat peut se confondre avec son père, le vieux Maître du Majorat, et le cousin finira à son tour sous la désignation vieux Maître du Majorat. Les cousins peuvent échanger leur titre de parenté. Le lieutenant est tour à tour le cousin, le lieutenant ou le Maître du Majorat, chaque désignation apparaissant comme une sorte de masque pris selon les circonstances. Les reprises pronominales réduites à Er entretiennent une ombre vacillante sur l'identité. On ne sait pas très bien qui prend la place de fiancé d'Esther, les repères sont effacés, seule est affirmée la présence de la mort.

‘Er sah Esther, die bleich und erstarrt, wie eine Tote auf ihrem Sopha lag, während der Verlobte, ein jammervoller Mensch, ihr seine unglücklichen Begebenheiten erzählte.(...) Er beschwor alle Bedingungen, die sie ihm machen wolle, wenn sie ihn aus dem Elend reissen, und vor dem Zorn der grausamen Vasthi bewahren wolle. "Sie ist der Würgengel, der Todesengel", sagte er, ich weiss es gewiss; sie wird Abends gerufen, dass die toten Leute nicht über Nacht im Hause bleiben müssen, und saugt ihnen den Atem aus, dass sie sich nicht lange quälen, und den Ihren zur Last fallen. Ich hab's gesehen, als sie von meiner Mutter fortschlich, und als ich ans Bette kam, war sie tot. (...) Es ist eine Sache der Milde, aber ich scheue mich davor."185 (SR III, p. 55-56)’

La mort circule d'un bout à l'autre du récit, une partie des personnages évoqués sont déja morts, et leur mort racontée constitue une révélation qui explique ou modifie de façon décisive, le lien avec la mort. Chacun a une figure quasiment emblématique de la mort : Esther est l'ange de la mort pour le maître du majorat; pour le fiancé d'Esther, elle a les traits de la vieille Vasthi. D'une représentation à l'autre, sous des identités différentes, les objets sont les mêmes. Vasthi figure une version retouchée par le grotesque d'un modèle familier.186La troisième apparition/ vision d'Esther vue de la fenêtre de la chambre du maître du Majorat marque un changement de posture, et de registre qui fait basculer la vision et respirer le vertige , pour reprendre l'expression de Baudelaire. Répétition, travestissement, laps d'espace.

Pour la troisième fois, le maître du majorat, comme les jours précédents, regarde Esther. La mise en scène est immuable : Il entendit comme tous les soirs une détonation . Et la belle Esther met en place ostensiblement son espace. Figuration du miroir - ‘(...) so stand Esther mit Mühe auf, erschrak, als sie sich im Spiegel erblickte ’ 187 -- , mais le Maître du majorat hésite à franchir l'espace qui le sépare de la Vision, et reste spectateur. Il voit affichés les signes du théâtre : masque, manteau de déguisement, qui annoncent la scène qui va suivre : ‘Es ging wie am vorigen Tage, nur viel wilder. Groteske Verkleidungen, Teufel, Schornsteinfeger, Ritter, grosse Hähne schnarrten und schrieen in allen Sprachen, er sah die Gestalten, so wie ihre Stimme sie belebte’ .188( SR III, p. 56) Le fandango endiablé que danse Esther comble de délices le maître du Majorat‘. Sie warf die Maske und auch das Ballkleid von sich, ergriff die Kastanietten und tanzte mit einer Zierlichkeit den zierlichsten Tanz, dass dem Majoratsherrn alle andere Gedanken in Wonne des Anschauens untergingen’.189( SR III, p. 57). La crainte survient à nouveau, à l'entrée d'un petit homme au déguisement élimé.

‘Diese armselige Maske trug einen kleinen Tisch und Stuhl auf dem Rücken, empfahl seine Kunststücke, liess einen Teller umhergehen, um für sich einzusammeln, und eröffnete den Schauplatz mit sehr geschickten Kartenkünsten; dann brachte er Becher, Ringe, Beutel, Leuchter und ähnliche Schnurpfeifereien vor, mit denen er das grösste Entzücken in der ganzen Gesellschaft erregte. Zuletzt sprang er in einem leichten weissen Anzuge, doch wieder maskiert, wie eine Seele aus dem schmutzigen Maskenmantel heraus, und versicherte, mit seinem Körper seltsame Kunststücke machen zu wollen, legte sich auf dem Bauch und drehte sich wie ein angestochener Käfer umher.190

Le pauvre fiancé d'Esther semble être un double non identifié du Maître du Majorat : sa dépouille souffrante le réduit à un rôle de bateleur, avec la blancheur du fantôme, proche d'un devenir insecte et rejeté par Esther. C'est ce qui met fin à la troisième Vision.

La figure du fiancé qui bondit, tel une âme hors du crasseux manteau de déguisement, pour finir sur le ventre, comme un hanneton épinglé, retrace la destinée de l'âme, et préfigure le mouvement du maître du majorat. Jusque là, il est resté prisonnier de son espace. Il n'a été acteur que par procuration dans l'espace d'Esther. Représenté par une chaise vide. Tout se passe comme si la réunion d'Esther et du maître du majorat était impossible à représenter. A l'instant où les formes évoquées par Esther disparaissent, le maître du majorat s'élance.

‘Im Augenblicke waren dem Majoratsherrn alle Gestalten verschwunden; er sah die Geliebte, die unterdrückte, im schrecklichsten Leiden verlassen; er beschloss, zu ihr zu eilen. Er sprang die Treppe hinunter, aber er fehlte die Tür, und trat in ein Zimmer , das er nie betreten. Und ihm und seiner Laterne entgegen drängten sich ungeheure gefiederte Gestalten, denen rote Nasen, wie Nachtmützen über die Schnäbel hingen. Er flieht zurück und steigt zum Dache empor, indem er sein Zimmer sucht. Er blickt umher in dem Raume, und still umsitzen ihn heilige Gestalten, fromme Symbole, weisse Tauben.191 (SR III, p. 57)’

Il y a donc simultanément le désir de s'élancer vers Esther, la volonté d'agir pour elle, contrariés par un désir de paix et d'un monde céleste. Le désir de paix prend forme à partir des colombes du pigeonnier. Le cousin réécrit ce qui s'est passé en imposant une construction qui réduit les rêves et les visions à une logique subordonnée au "réel". Il est de façon ridicule attaché à la terre et aux préoccupations bourgeoises ( le bonnet de nuit). Le récit que fait le cousin explique de façon raisonnable les actions passées chez Esther, jusqu'au coup de pistolet qu'elle croit entendre chaque soir. C'est le suicide du jeune dragon. Mêmes acteurs, mêmes signes, mêmes accessoires, pour un scénario différent. Le monde "réel" du cousin ne saurait pourtant apparaître comme le monde de référence. Il est frappé de nullité, si on considère ce qu'a perçu le maître du majorat. Il s'agit de mondes possibles, pour reprendre le terme d'Umberto Eco, promenade dans des mondes virtuels. Le lecteur a un choix à faire, comme s'il était à la croisée des chemins.

Une question est posée. Par procuration, le maître du majorat la pose en notre nom, au cousin : ‘Nach einer Pause fragte er : "Ist denn diese Vasthi wirklich der Würgeengel? Die Leute sagen, dass sie den Sterbenden den Todesdruck gebe."’ ( SR III, p. 59) Après un silence, il demanda :"Cette Vasthi est-elle donc vraiment l'ange exterminateur? Les gens disent qu'elle donne la dernière chiquenaude aux mourants." Le cousin ne répond pas. Au lecteur de faire des prévisions sur ce qu'est Vasthi.

On pourrait considérer la question sur L'ange exterminateur comme la question clef de l'ensemble du récit d'Arnim. Le maître du majorat voit successivement l'ange exterminateur sous les traits d'Esther ( rêve raconté à posteriori, puis vision ), sous les traits de Vasthi, et même sous les traits du cousin .

‘Der Majoratsherr fühlte sich in den Willen des Vetters ebenso hingegeben, wie Esther in den Willen der Vasthi; er kam ihm auch vor wie ein Würgeengel, und er konnte sich denken, dass er ihm eben so gleichgültig, wie dem jungen Dragoner die Pistole reichen würde, wenn er das Geheimnis des Majorats erführe. Der Majoratsherr liebte aber sein Leben, wie alle Kranke und Leidende (...)192 (SR III, p. 60)’

La mort n'a pas la même valeur pour la société (Vasthi, le cousin ), et pour Esther. Le cousin voit dans la mort des désagréments qui lui sont extérieurs, et souhaite que le monde des morts et le monde des vivants soient bien séparés. Pas de morts vivants. Au médecin de s'en assurer. Il faut que le Maître du Majorat et Esther prennent à leur charge la Mort et la transforment. La mort devient alors le salut et la vie. Le Maître du Majorat s'endort en se répétant un poème jusqu'au désespoir. Le cousin représente un message opposé, un faux bonheur, une poésie de bouts rimés qui n'est qu'un leurre, comme le bonheur qu'il pourrait trouver à la cour. Le poème du maître du majorat, à la façon d'une ballade populaire, chante l'amour et la mort :

Es war eine alte Jüdin,
Ein grimmig gelbes Weib
Sie hatt' eine schöne Tochter;
Ihr Haar war schön geflochten,
Mit Perlen, so viel sie mochte,
Zu ihrem Hochzeitkleid.
"Ach liebste, liebste Mutter,
Wie tut mir's Herz so weh; -
In meinem geblümten Kleide
Ach lass mich eine Weile
Spazieren auf grüner Heide,
Bis an die blaue See.
Gut Nacht! Gut Nacht, Herz Mutter,
Du siehst mich nimmermehr;
Zum Meere will ich laufen193
Und sollt ich auch ersaufen;
Es muss mich heute taufen;
Es stürmet gar zu sehr!"
( SR III, p. 60-61)

Le maître du majorat dort toute la journée, il est réveillé par le coup de pistolet qui se fait entendre à l'heure habituelle. C'est la quatrième nuit. Jusque là, il a toujours regardé, depuis la chambre obscure, dans la chambre d'Esther. Il regarde par la fenêtre de derrière le cimetière juif. L'espace ouvert, à la fin de la première nuit, donné comme lieu de la sépulture du père d'Esther, avec les terribles animaux constitués en signe de mort, est agrandi d'une place couverte d'herbe. C'est le lieu de la noce juive : la noce d'Esther et de son fiancé. Détournement de l'espace, mais c'est toujours à l'intérieur du ghetto, et le regard, - car il est immobilisé à son coin de fenêtre (‘blieb erstarrt in seiner Fensterecke liegen’ ) - saisit l'étrangeté dysphorique du spectacle. Saleté, laideur, artifice, avec la note funèbre de l'étoffe noire que porte autour de la tête le fiancé.

‘Lange Häuserschatten und zwischendurch strahlende Abendlichter streiften über den grünen Platz neben dem Begräbnisort, der mit einem schrecklichen Gewirre schmutziger Kinder eingehegt war. Die Art der Musik, welche jetzt anhob, erinnerte an das Morgenland; auch der reich gestickte Baldachin, der von vier Knaben vorausgetragen wurde. Eben so fremdartig waren alle Zeichen der Lustigkeit unter den Zuschauern, welche Nachtigallen und Wachteln künstlich nachmachten, einander zwickten und Gesichter schnitten, und endlich, zum Teil mit künstlichen Sprüngen, den Bräutigam begrüssten, der wie ein Schornsteinfeger ein schwarzes Tuch um den Kopf trug und mit einer Zahl befreundeter Männer eintrat.194 (SR III, p. 61)’

La narration fait succéder à la joie de la noce l'annonce de la mort d'Esther . On entend à ce moment là un terrible beuglement du taureau. Le lieu de sépulture qui s'était ouvert à la noce, est rendu à son sens premier de cimetière. ‘Der wilde Stier brüllte schrecklich, oder wurde jetzt erst gehört.’

( ‘"Le taureau furieux poussa un terrible beuglement, ou bien on commença de l'entendre seulement à ce moment-là"’ ). Qui parle? L'absence d'un narrateur, l'effacement momentané de l'héritier du majorat ouvre le texte au lecteur dans une sorte d'aparté.

Le cimetière s'est inversé en espace de fête pour les noces de la jeune fille, la noce s'inverse en mort. La présence d'une colombe figure l'envol de l'âme. On est parti du monde des choses, le pigeonnier et les bêtes "réelles", pour nouer une relation avec le monde de l'âme rendu visible. Ce que voit le maître du Majorat donne à voir ce qui échappe à la vue.

Notes
180.

"Mon Dieu, comme je suis pâle! N'ai-je pas bien le temps de pâlir avant de mourir? Tu dis que je dois me farder. Non, je ne plairais pas ainsi au maître du majorat, car il est pâle aussi comme moi, et bon, et malheureux comme moi." (H. T. p. 785)

181.

"Comme le maître du majorat entendait ces mots, une main glacée l'agrippa. Il eut peur de se voir entrer lui-même; il avait l'impression d'être sorti de soi et retourné comme un gant que l'on ôte." (Romantiques allemands , II, p. 785)

182.

"Il fut tranquillisé de ne rien voir du tout sur la chaise qu'Esther avança pour lui, mais les autres membres de cette élégante réunion devaient trouver à sa personne quelque chose d'inquiétant, et tandis qu'Esther lui parlait à voix basse, ils prirent congé, l'un après l'autre." (Romantiques allemands , II, p. 785)

183.

Achim d'Arnim, Contes Bizarres , Introduction par André Breton, Arcanes, Collection "Voyants", 1953, p. 16 à 19

184.

n.d.a. C'est moi qui souligne. "Vous m'avez dit tout à l'heure, que je n'étais pas ce que j'ai l'air d'être, et je vous réponds que vous non plus n'êtes pas ce que vous semblez être."(Romantiques allemands , II, p. 786)

185.

Il apercevait Esther, qui gisait pâle et rigide comme une morte sur son sofa, cependant que le fiancé, un être pitoyable lui racontait ses malheureuses aventures.(...) Il lui jura toutes les conditions qu'elle voudrait, si elle l'arrachait au malheur et le préservait de la fureur de la vieille Vashti. "Elle est l'ange des angoisses, l'ange de la mort, dit-il, j'en ai la certitude. C'est le soir qu'on l'appelle, pour que les agonisants n'aient pas à passer la nuit encore dans la maison, et elle boit leur souffle, afin qu'ils cessent de se tourmenter et d'être un fardeau pour les leurs. Je l'ai vue, quand elle s'enfuyait d'auprès de ma mère, et comme je m'approchais du lit, ma mère était morte.(...) C'est un acte de bonté, mais il me fait peur." (Romantiques allemands , II , p.791)

186.

Hoffmann utilise de la même façon le grotesque dans La princesse Brambilla , et nous promène du monde des comédiens au monde merveilleux des contes.

187.

"(...) Esther se leva péniblement, prit peur en se voyant dans le miroir et se tordit les mains" (Romantiques allemands , II, p. 791 )

188.

"Ce fut comme le jour précédent, mais beaucoup plus mouvementé. Des grotesques, des diables, des ramoneurs, des chevaliers, des coqs géants grinçaient et criaient dans toutes les langues, il voyait les formes, à mesure que sa voix à elle les animait." (Romantiques allemands , II, p. 791 , 792)

189.

"Elle rejeta son loup, ainsi que la robe de bal, saisit les castagnettes, et dansa avec une telle grâce la plus gracieuse des danses, que toutes les pensées du maître du majorat s'abolirent dans le délice de la contempler."(Romantiques allemands , II, p. 792 )

190.

"Ce pitoyable masque portait sur son dos une petite table et une chaise, il vanta ses tours, fit circuler une assiette pour la quête et ouvrit le spectacle par des tours de cartes très adroits; puis il produisit des timbales, des anneaux, des bourses, des chandeliers et autres brimborions, à l'aide desquels il provoqua le plus grand ravissement dans toute la compagnie. Pour finir, en un léger costume blanc, mais de nouveau masqué, il bondit, tel une âme, hors du crasseux manteau de déguisement, et affirma qu'il allait exécuter, avec son corps, d'étranges tours de force. Il se mit sur le ventre et tourna comme un hanneton épinglé."(Romantiques allemands , II, p. 792 )

191.

A l'instant même, toutes les formes disparurent pour le maître du majorat; il vit la bien-aimée, l'opprimée, abandonnée à la plus terrible souffrance; il résolut de courir à elle. Il bondit par l'escalier, mais manqua la porte et entra dans une pièce où il n'avait jamais pénétré. Et là se pressèrent vers lui et sa lanterne des formes monstrueuses, emplumées, dont les nez rouges pendaient par-dessus le bec comme des bonnets de nuit. Il s'enfuit et monta jusqu'au toit, en cherchant sa chambre. Il regarda l'espace alentour, des formes sacrées l'environnaient, immobiles, des symboles dévots, de blanches colombes. (Romantiques allemands , II, p.795 )

192.

"Le maître du majorat se sentit livré à la volonté du cousin tout comme Esther l'était à la volonté de Vasthi; le cousin lui apparut comme l'ange exterminateur, et il ne doutait pas qu'il lui tendrait le pistolet aussi impassiblement qu'au jeune dragon, lorsqu'il apprendrait le secret du majorat. " Romantiques allemands , II, p. 795)

193.

"Il était une vieille juive,/ Femme terrible au teint jauni,/ Sa fille était une beauté / Aux cheveux noblement nattés,/ Des perles tant qu'elle voulait/ Sur sa robe de fiancée. /

Hélas, ma mère bien-aimée,/ Que mon coeur me fait donc de peine!/Dans ma robe toute fleurie/Laisse qu'un peu je me promène/Par la lande qui reverdit/Jusques au bord de la mer bleue./

Bonne nuit, bonne nuit, ma mère,/Tu ne me verras jamais plus,/Jusqu'à la mer je veux courir,/Et quand je devrais m'y noyer,/L'océan doit me baptiser/ Aujourd'hui, c'est grande tempête. (Romantiques allemands II , p.796)

194.

"Les longues ombres des maisons, entre lesquelles rayonnait le feu du couchant, s'étendaient sur la place couverte d'herbe qui était près du cimetière, et tout autour de celui-ci se pressait une affreuse cohue d'enfants malpropres. Le genre de musique qui s'éleva alors faisait songer à l'Orient ainsi que le baldaquin richement brodé qui s'avançait, porté par quatre jeunes garçons. Tout aussi insolites étaient les autres signes de réjouissance parmi les spectateurs, qui imitaient artificiellement les rossignols et les cailles, se pinçaient les uns les autres, se faisaient des grimaces, et enfin saluaient le fiancé, quelquefois par des cabrioles. Lui, portant comme un ramoneur une étoffe noire autour de la tête, était apparu en compagnie d'un certain nombre d'amis." (Romantiques allemands II , p.797)