2 - Province House

Parti de Washington Street, le narrateur se retrouve à la fin de son récit, promenade dans un autre temps, dans la cohue de Washington Street. Dès l'ouverture, le décor se dédouble, et prépare le passage d'un univers à l'autre.

La matérialité, la visibilité des signes- pourrait rappeler les flèches qu'aime à multiplier Francis Bacon dans ses tableaux, marquage apparemment et volontairement grossier. L'enseigne est représentative du vieil hôtel avec la contradiction entre le caractère majestueux de l'ancien édifice et l'utilisation actuelle par Thomas Waite.

‘I was glad to be thus reminded of a purpose, long entertained, of visiting and rambling over the mansion of the old royal Governors of Massachusetts; and entering the arched passage, which penetraded through the middle of a brick row of shops, a few steps transported me from the busy heart of modern Boston, into a small and secluded courtyard. (p. 358 )209

Il suffit d'un passage voûté ( the arched passage ), pour passer d'une ville moderne, ouverte et affairée à une petite cour fermée. Passage tel celui d'Alice précipitée dans le terrier du lapin, ou passant de l'autre côté du miroir. Le dispositif urbain sépare, isole, enclôt, établit et sépare un autre espace temporel210.

Un autre trait définit ce nouvel espace, c'est la hauteur et l'existence d'une opposition bas / haut

Province House a trois étages, et se trouve surmontée par une coupole sur le sommet de laquelle on peut voir un Indien doré avec un arc tendu et une flèche prête à partir, comme s'il visait la girouette du clocher de l'église (Old South ). La menace est installée avec la présence de l'Indien. La fin du récit seulement donnera la clé de la menace, menace cryptée puisque la figure de l'Indien représente l'indigène face au colonisateur.

L'absence de lumière et l'abandon actuel de la maison créent un décalage avec les brillantes évocations de l'imagination211 représentant la pompe toute vice-royale des anciens gouverneurs, entourés de militaires, de juges de conseillers, et autres officiers de la couronne et l'hommage de la province loyaliste.

D'un côté, la construction en hauteur, haut / bas , avec accusation de degrés, marches de grès rouge, balcon qui surmonte la porte, sorte de squelette imprescriptible (intouchable ) évoquant un passé détruit avec, un premier maquillage, l'inscription du temps et d'une dégradation, ce qui fait de la somptueuse demeure une demeure fantôme, mais surtout un lieu promis à une destination imprévue précisée par un bar de style moderne. La dégradation peut être, en effet, résumée dans cette transformation quasi emblématique : La pièce où devait se tenir la cour des anciens gouverneurs est devenue à présent, la salle de bar de Thomas Waite. Les objets accusent un modernisme prosaïque, le bar avec ses bouteilles, boites à cigares, un filet plein de citrons, la pompe à bière, en face de la cheminée encadrée de carreaux de Delft qui représentent l'Histoire Sainte. Decanters, bouteilles, boîtes, filet, récipients fonctionnels qui enferment, versus la représentation du sacré.

Il faut un violent effort d'imagination figuré par le narrateur qui se place en position d'auditeur, pour retrouver dans la taverne et sous la peinture sale et écaillée, la magnificence d'autrefois, comme les divisions et les cloisons cachent l'ouverture de l'ancien espace et détruisent le volume.

‘But the room, in its present condition, cannot boast even of faded magnificence. The panelled wainscote is covered with dingy paint, and acquires a duskier hue from the deep shadow into which the Province House is thrown by the brick block that shuts it in from Washington Street. A ray of sunshine never visits this apartment any more than the glare of the festal torches, which have been extinguished from the era of the revolution. (p. 358 )212

L'ombre épaisse et la saleté de la peinture donnent une dimension inquiétante à la pièce, et pourtant une autre dimension se profile, celle de la représentation. Annoncée par l'Indien de la Coupole (fixé par un sculpteur sur bois très adroit), il y a plus de soixante-dix ans, reprise par la mère qui raconte à ses enfants l'histoire de chaque carreau de Delft, la mémoire peut retrouver une trace de ce qui a été.

Le grand escalier déployé au centre de la maison, avec une ascension continue vers la Coupole, suppose une vie disparue, et des comportements des figures militaires d'autrefois, bien différentes des clients tranquilles et des vieux messieurs allongés dans leur fauteuil auprès du bar. Le passé illustre avec ses acteurs fameux a un poids de vie qui existe plus intensément pour le spectateur ou le visiteur que la vie moderne endormie avec les trop bonnes liqueurs.

L'architecture du passé menace ruine. La lourde charpente en chêne blanc de la coupole ressemble à un vieux squelette , et la moindre secousse fait tomber la poussière séculaire sur le parquet de chaque chambre.

Le jeu d'opposition "en ce temps là"( ‘in old times , in those days’ ) / "maintenant" (now ) place en surplomb la représentation du roi figurée par le regard de Province House donnant sur la rue. Province House n'est plus maintenant qu'une mémoire morte. Il reste au narrateur à transmettre, avec les variations qu'autorise le glissement du temps, une histoire qui s'est déroulée dans le décor qu'il a présenté.

‘He professed to have received it at one or two removes from an eye-witness; but this derivation, together with the lapse of time, must have afforded opportunities for many variations of the narrative; so that, despairing of literal and absolute truth, I have not scrupled to make such further changes as seemed conducive to the reader's profit and delight.213 (p. 359 )’

Après ce préambule, le narrateur peut mettre en place les acteurs d'un épisode historique qui s'est déroulé dans Province House. Une scène qui n'a jamais été expliquée de façon satisfaisante. Et, contrairement aux mécanismes policiers montés par Edgar Allan Poe, l'énigme, à la fin du récit, n'est pas déchiffrée, mais garde son caractère obscur. La réception a lieu dans la dernière partie du siège de Boston (printemps 1776 ) et réunit pour un bal masqué214 les officiers de l'armée britannique et les bourgeois loyalistes de la province du Massachusetts, regroupés dans la ville assiégée.

Le bal masqué doit, selon le projet du Gouverneur, cacher la détresse des assiégés.

For it was the policy of Sir William Howe to hide the destress and danger of the period, and to desperate aspect of the siege, under an ostentation of festivity. (p. 359 )215

Howe est donc l'organisateur du bal qui doit faire diversion par son caractère ostentatoire, et détourner les esprits de la catastrophe imminente, la chute de l'empire.

Les appartements sont brillamment éclairés. Les costumes donnent une impression de bouffonnerie, empruntés à des portraits anciens, à des romans ou à un théâtre de Londres. Des chevaliers du règne d'Elizabeth, un Falstaff, un Don Quichotte, avec une rame à haricots en guise de lance, et un chaudron pour bouclier.

Mais plus que les costumes de théâtre, ce sont des costumes militaires qui provoquent le rire, vêtements usagés de la Guerre de sept ans ou des uniformes français. C'est la représentation mascarade qui est donnée de l'armée américaine, comme si le général Washington et ses troupes n'avaient pu s'habiller que chez un fripier et portaient d'avance les livrées d'une défaite pas encore consommée.

‘One of these worthies -- a tall, lank figure, brandishing a rusty sword of immense longitude -- purported to be no less a personage than General George Washington; and the other principal officers of the American army, such as Gates, Lee, Putnam, Schuyler, Ward, and Heath, were represented by similar scarecrows. An interview in the mock heroic style between the rebel warriors and the British commander-in-chief, was received with immense applause, which came loudest of all from the loyalists of the colony. (p. 360 )216.’
Notes
209.

"Je fus heureux d'être ramené ainsi par le hasard au projet que j'avais formé depuis longtemps de visiter et explorer dans ses moindres recoins la demeure des anciens gouverneurs royaux du Massachusetts; et, m'engageant dans un passage voûté entre deux rangées de boutiques en briques, je me trouvai, en quelques pas, loin du centre d'affaires du Boston moderne, dans une petite courette retirée. "( p. 271 )

210.

Lady Eleanore's mantel (Le manteau de Lady Léonore ), le troisième récit de Province House, dont les événements remontent aux environs de 1715, suggère un miroir qui se souviendrait du passé et un peintre qui en tient lieu : "Cependant, ce soir-là, les invités cherchaient leur image dans les miroirs des trumeaux et se réjouissaient de découvrir leur scintillement au milieu de la foule scintillante. Quel dommage qu'un de ces miroirs majestueux n'ait pas conservé la réflexion de ce spectacle, qui, précisément par ce qu'il y avait de transitoire dans ses aspects, nous apprendrait beaucoup de choses dignes d'être connues et retenues! Puisse du moins le miroir -- ou un peintre -- nous donner quelque idée(...)"

"Although that evening the guests sought their own glitter amid the glittering crowd. What a pity that one of the stately mirrors has not preserved a picture of the scene which by the very traits that were so transitory might have taught us much that would be worth knowing and remembering ! Would, at least, that either painter or mirror could convey to us some faint idea of a garment already noticed in this legend" (p. 7 ) Hawthorne, Contes , Aubier, Montaigne

211.

Avec redoublement des modalisations de l'énonciation I presume

212.

"Mais dans son état actuel, la pièce ne peut même pas s'honorer d'une magnificence fanée. Les lambris de chêne sont recouverts d'une couche de peinture sale, et prennent une apparence plus sinistre encore à cause de l'ombre épaisse projetée sur la Maison Provinciale par les maisons de briques qui la séparent de Washington Street. Jamais un rayon de soleil ne pénètre dans l'appartement, pas plus que l'éclat des torches, éteintes depuis la Révolution "(p. 270 )

213.

"Il déclarait l'avoir appris de parents plus ou moins éloignés, eux-mêmes témoins oculaires. Mais cette transmission indirecte et le temps écoulé avaient dû entraîner quelques changements dans l'histoire, de sorte que, désespérant d'apprendre la vérité littérale, je n'ai pas eu de scrupules à y apporter quelques modifications, qui contribueront, j'espère au plaisir du lecteur. " (p. 273 )

214.

The mask , en anglais désigne un divertissement théâtral, souvent allégorique, qui fait appel à la danse et au chant autant qu'à la parole.

215.

"Le gouverneur, Sir William Howe, avait pour politique de dissimuler la détresse des assiégés, les dangers qu'ils couraient et la faiblesse de leurs chances sous un étalage de fêtes. "(p. 273 )

216.

"Un de ces braves, grande silhouette décharnée brandissant une épée rouillée d'une longueur démesurée, affirmait être le général George Washington en personne, et les autres officiers en chef de l'armée américaine, tels que Gates, Lee, Putham, Schuyler, Ward et Heath étaient représentés par des épouvantails similaires. Une entrevue héroï-comique entre les guerriers rebelles et le commandant en chef britannique souleva un tonnerre d'applaudissements prolongés chez les loyalistes de la province. " (p. 274)