3 - Mascarade et simulacre de combat

Un des invités se tient à l'écart, un vieil homme qui a été un célèbre soldat dans son temps. Sans être déguisé, il se détache, vieille silhouette austère au milieu de toute cette bouffonnerie. Il a, sans déguisement au milieu des bouffons, l'apparence d'un fantôme, avec le puritanisme qui projette comme une ombre autour de lui.

And there, amid all the mirth and buffoonery, stood his stern old figure, the best sustained character in the masquerade, because so well representing the antique spirit of his native land. The other guests affirmed that Colonel Joliff's black puritanical scowl threw a shadow round about him ; although in spite of his sombre influence, their gaiety continued to blaze higher, like - an ominous comparison - the flickering brilliancy of a lamp which has but a little while to burn. (p. 360)217

Peu avant minuit sonnés à l'horloge de l'Old South , la rumeur se répand qu'on va assister à un nouveau spectacle. Moment pivotal dont la gestion va échapper au maître de cérémonies. A partir de cet instant, le responsable de la mascarade218, on pourrait dire le destinateur, ignore ce qui va se passer.

Trois signes : l'apparition du Colonel, les coups de l'horloge, et la gaîté des participants qui évoque l'éclat d'une lampe qui n'a que peu d'instants à brûler.

On entend au dehors une lente marche funèbre, le bruit vient de l'extérieur.

‘A sound of music was heard without the house, as if proceeding from a full band of military instruments stationed in the street , playing not such a festal strain as was suited to the occasion, but a slow funeral march. The drums appeared to be muffled, and the trumpets poured forth a wailing breath, which at once hushed the merriment of the auditors, filling all with wonder, and some with apprehension. The idea occured to many, that either the funeral procession of some great personage had halted in front of the Province House, or that a corpse in a velvet-covered and gorgeously decorated coffin was about to be borne from the portal. (p. 361 ) 219

L'ordre de William Howe de cesser cette marche funèbre est sans effet. Le tambour-major dit n'avoir entendu cette musique qu'une fois, à l'enterrement du roi George II, ce qui nous rapporte à 1760. Sir William Howe est devenu un spectateur qui attend quelque mascarade antique.

C'est le moment de l'apparition d'un premier "fantôme" ainsi présenté :

A figure now presented itself, but among the many fantastic masks that were dispersed through the apartments none could tell precisely from whence it came . (p. 361)220

Le personnage qui surgit sans qu'on sache d'où il vient, se distingue par son attitude et fixe tous les regards en attente, vers l'escalier vide, ce grand escalier présenté avant le récit de la Mascarade de Howe. Variation une fois de plus dans une histoire de double sur le vide et la perte, vide du pouvoir et perte imminente d'une autorité. Le masque extérieur de la représentation du pouvoir couvre le vide et une absence fondamentale. Le narrateur reconstitue un vide, un corps doublement absent, qui représente le pouvoir tombé en poussière. Il le reconstitue avant la chute, mais avec déjà le halo de la disparition.

La musique funèbre dans la rue, les regards de Howe et de ses hôtes préparent l'arrivée du curieux cortège qui va descendre l'escalier.

Ils ont tous un costume d'autrefois, personnages manifestement de haut rang, avec des attributs religieux ( La Bible), et militaires, et se préparent à sortir pour rejoindre le cortège funèbre.

Sir William Howe, lançant une imprécation, ne peut les identifier, et c'est au Colonel Joliffe qu'il revient d'interpréter le cortège et de lui donner un sens par sa parole :

‘"In the devil's name, what is this?" muttered Sir William Howe to a gentleman beside him; "a procession of the regicide judges of King Charles the Martyr?"
"These ," said Colonel Joliffe , breaking silence almost for the first time that evening , "these , if I interpret them aright, , are the Puritan governors -- the rulers of the old, original Democracy of Massachusetts"221( p. 361)’

La tache de sang sur la fraise du costume d'un jeune homme annonce sa mort, il a été décapité quelques années plus tard pour avoir défendu les principes de la liberté.

La mascarade des premiers moments de la fête organisée à des fins de diversion, par Howe, qui tournait en ridicule les Américains insurgés, a fait place, dans une sorte de retournement à la célébration de la résistance passée des Puritains, et au défilé des anciens Gouverneurs. La petite fille du Colonel Joliffe, à mi voix, ce qui atténue le degré de réalité des assistants donne la clé du spectacle et sa dimension allégorique :

"But what is the meaning of it all?" asked Lord Percy.
-- Now, were I a rebel," said Miss Joliffe, half aloud , "I might fancy that the ghosts of these ancient governors had been summoned to form the funeral procession of royal authority in New England.."
222 ( p. 362 )’

Funérailles d'une véritable figure allégorique, l'autorité royale (britannique), en Nouvelle Angleterre, représentée par celui qui ne sait pas encore qu'il sera le dernier gouverneur.

Le même terme est employé pour désigner les apparitions qui se succèdent dans l'escalier, surgies d'on ne sait où, caractérisées toujours par le costume qu'elles portent.

Apparus en haut de l'escalier, les fantômes en uniforme désuet, nommés par l'un des spectateurs, disparaissent ensuite dans l'obscurité, parvenus au seuil de la porte, appelés par la musique funèbre.

Au fur et à mesure de leurs apparitions, les"ombres" semblent gagnées par une sorte de dégradation, dévorées par l'anxiété, le mal être et une mortelle fatigue. L'angoisse et le désespoir des "figures" font grelotter les spectateurs.

Le commentaire de Miss Joliffe sonne le glas de ces anciens gouverneurs.

"Methinks they were miserable men, these royal governors of Massachusetts," observed Miss Joliffe. "Heavens, how dim the light grows!" 223( p. 363 )’

La décadence des gouverneurs est manifestée par la descente de l'escalier, et aussi par la chute de la lumière qui éclairait l'escalier. La singulière procession est au bord de l'effacement, avec la lumière qui baisse et fait de ceux qui défilent des ombres à peine identifiables.

It was certainly a fact that the large lamp which illuminated the staircase, now burned dim and duskily ; so that several figures, which passed hastily down the stairs and went forth from the porch, appeared rather like shadows than persons of fleshy substance.224

Les formes (the shapes ) sont reconnues grâce à des particularités de leur costume, ou des caractéristiques d'attitude, ou de maintien plutôt qu'à une ressemblance de traits ( ‘than by any perceptible resemblance of features to their prototypes ). Their faces (...) were invariably kept in deep shadow’ .225

Acteurs ou spectres? Les ombres se tordent les bras dans les ténèbres avec une expression d'affreuse détresse avant de disparaître.

Celui qui avait été le dernier gouverneur, que tous peuvent reconnaître, apparaît aussi ressemblant qu'un reflet dans un miroir.

"The shape of Gage, as true as in a looking-glass", exclaimed Lord Percy, turning pale. 226 ( p. 363 )’

Miss Joliffe est devenue la maîtresse de la parole et provoque Sir William Howe, en l'obligeant à sortir de son rôle de spectateur extérieur, pour rentrer dans le jeu et saluer Gage, son ancien compagnon d'armes. Obligation de courtoisie et d'hospitalité, les termes sont renvoyés de la jeune fille à Howe.

C'est le dernier temps de la cérémonie, annoncé par un éclat de musique, farouche et triste, qui retentit comme un appel. ‘A wild and dreary burst of music came through the open door. It seemed as if the procession, which had been gradually filling up its ranks, were now about to move, and that this loud peal of the wailing trumpets, and roll of the muffled drums, were a call to some loiterer to make haste’ . (p. 364)227

Alors que tous les yeux sont tournés vers Sir William Howe, Miss Joliffe pointe son doigt tremblant vers l'escalier qui aura été d'un bout à l'autre de l'histoire le lieu de tous les regards.

"See ! - here comes the last!" 228

Meneur de jeu, Howe, dans la deuxième partie, a été un spectateur, distancié et insouciant, voire moqueur. La troisième et dernière partie va en faire un acteur, précipité vivant dans le défilé des fantômes, et le dernier de la liste.

La silhouette (a figure ) semble surgie et faite d'obscurité. Le regard se déplace de la silhouette de l'escalier aux spectateurs. Les traits de la figure sont dissimulés, mais les officiers britanniques reconnaissent l'uniforme, et cherchent du regard William Howe, comme s'il avait brusquement disparu. Les termes pour évoquer cette possible disparition sont ceux-là mêmes qui ont évoqué la disparition des ombres au sortir de l'escalier.

Sir William Howe semble passé de l'autre côté, du côté de l'ombre et de la nuit, devenu lui-même tache d'ombre et d'absence.

Sir William Howe tire son sabre et s'avance à la rencontre de l'ombre. Il est le seul, comme dans les histoires de fantôme, à voir son propre double. Une sorte de vide dans le texte et d'absence laisse apparaître ce que ne voient pas les spectateurs.

‘"Villain, unmuffle yourself!" cried he. "You pass no farther!"
The figure, without blenching a hair's breadth from the sword which was pointed at his breast, made a solemn pause and lowered the cape of the cloak from about his face, yet not sufficiently for the spectators to catch a glimpse of it. But Sir William Howe had evidently seen enough. The sternness of his countenance gave place to a look of wild amazement, if not horror, while he recoiled several steps from the figure, and let fall his sword upon the floor. The martial shape again drew the cloak about his features and passed on; but reaching the threshold, with his back towards the spectators, he was seen to stamp his foot and shake his clenched hands in the air. It was afterwards affirmed that Sir William Howe had repeated the selfsame gesture of rage and sorrow, when, for the last time, and as the last royal governor, he passed through the portal of the Province House.229 ( p. 364 )’

Last est le mot qui est répété durant cette dernière partie du texte. Howe se trouve en face de lui-même, ce qui est au coeur de lui-même, cet intérieur, ce vide, caché par le manteau militaire, - identifié par les Autres-. Tout finit aux derniers coups de minuit. On entend alors le grondement de l'artillerie de Washington.

Le Colonel Joliffe, le vrai maître du jeu avec sa petite fille, peut annoncer le sens de ce qui s'est déroulé : ‘"The empire of Britain, in this ancient province, is at its last gasp to-night; -- almost while I speak it is a dead corpse ; -- methinks the shadows of the old governors are fit mourners at its funeral!"!’ 230 ( p. 364 )

L'explication rationnelle est suggérée (It was supposed that....) sans preuve assurée.

L'histoire qui s'est déroulée cette nuit-là est appelée à être répétée par la commémoration et la célébration de la chute de l'empire britannique.

‘It was supposed that the Colonel and the young lady possessed some secret intelligence in regard to the mysterious pageant of that night. However this might be, such knowledge has never become general. The actors in the scene have vanished into deeper obscurity than even that wild Indian band who scattered the cargoes of the tea ships on the waves, and gained a place in history, yet left no names. But superstition, among other legends of this mansion, repeats the wondrous tale, that on the anniversary night of Britain's discomfiture, the ghosts of the ancient governors of Massachusetts still glide through the portal of the Province House. (p. 364, 365 )231

La mise en place d'acteurs referme le récit sur une autre mascarade, la Boston tea party du 16 décembre 1773, où des Bostoniens déguisés en Peaux-Rouges jetèrent à la mer dans le port de Boston la cargaison de thé, produit injustement taxé par la couronne britannique. Premier acte insurrectionnel de Bostoniens dont on ne connaît ni le visage, ni le nom. Hommes sans autre visage qu'un masque identitaire.

N'est-ce pas un moyen de faire resurgir quelque chose qui soit là où on ne l'attend pas, nulle part et sans visage? L'étoffe, -- ce n'est pas le Voile noir du Pasteur, mais le pli du manteau militaire -- montre et cache à la fois, révèle et escamote l'absence. La structure narrative se fait anamorphose : ‘"Il s'agit, d'une façon analogique, ou anamorphique, de réindiquer que ce que nous cherchons dans l'illusion est quelque chose où l'illusion elle-même se transcende en quelque sorte, se détruit, en montrant qu'elle n'est là qu'en tant que signifiante."’ 232

Notes
217.

Sa vieille silhouette austère se tenait au milieu de toute cette bouffonnerie. Il était, sans nul doute, le personnage le plus réussi de toute la mascarade, car il était l'incarnation même de la vieille mentalité de son pays natal. Les autres invités affirmaient que le regard aigu et courroucé du colonel Joliffe projetait comme une ombre autour de lui, mais sa sombre influence, leur gaîté fusait toujours plus haut, comme l'éclat incertain - comparaison redoutable - d'une lampe qui n'a que peu d'instants à brûler" (p. 275 ).

218.

cf. le prince Prospero, dans Le masque de la Mort Rouge , qui "gratifia ses mille amis d'un bal masqué de la plus insolite magnificence "

219.

"Un bruit de musique retentit soudain à travers la maison, comme venant d'un orchestre militaire arrêté dans la rue, et qui jouait, non un air joyeux approprié à l'occasion, mais une lente marche funèbre. Les tambours semblaient voilés, les trompettes exhalaient de longs gémissements qui dissipèrent immédiatement la gaîté des auditeurs, les remplissaient d'étonnement et quelquefois d'appréhension. Plusieurs pensèrent que le convoi funèbre de quelque grand personnage s'était arrêté devant la Maison provinciale, ou qu'un mort, dans un cercueil couvert de velours et richement décoré, allait franchir la grande porte." ( p. 276 )

220.

"A ce moment, un individu parut, mais on n'aurait pu dire d'où il surgissait dans la foule de masques fantastiques éparpillés à travers les salles de réception." (p. 277)

221.

"Au nom du diable, que signifie tout cela? demanda Sir William Howe à un invité à ses côtés. Est-ce une procession des juges régicides du roi Charles le Martyr?" Alors le colonel Joliffe rompit le silence pour la première fois depuis le début de la soirée. "Ceux-là, dit-il, ce sont, si je les interprète correctement, les gouverneurs puritains, - les gouverneurs de l'ancienne démocratie primitive du Massachussets." (p. 278)

222.

-- Mais que signifie tout ceci? demanda Lord Percy.

-- Eh bien, si j'étais rebelle, dit Miss Joliffe à mi-voix, j'aurais l'impression que les fantômes des anciens gouverneurs ont été convoqués pour former la procession funéraire de l'autorité royale en Nouvelle-Angleterre."(p. 280 )

223.

-- "Il me semble que ce n'étaient que de piètres personnages, ces gouverneurs royaux du Massachusetts, remarqua Miss Joliffe. Ciel! comme la lumière baisse!"(p. 281, 282)

224.

"Rien n'était plus exact : la grande lampe qui illuminait l'escalier brûlait très faiblement, et plusieurs silhouettes dévalèrent rapidement les escaliers et gagnèrent la porte plus semblables à des ombres qu'à des hommes en chair et en os." (p. 282 )

225.

"Leurs visages étaient plongés dans une ombre épaisse". (p. 282)

226.

"C'est l'ombre de Gage, aussi ressemblante que si on la voyait dans un miroir! s'écria Lord Percy en devenant très pâle "

227.

"Un éclat de musique farouche et triste entra par la porte : on eût dit que la procession, ayant à peu près formé ses rangs, était maintenant prête à partir, que les éclats des trompettes lugubres et le roulement des tambours voilés appelaient quelque retardataire à se dépêcher. "(p. 283)

228.

"Regardez! Voici le dernier qui arrive!" (p. 283)

229.

"Fripon, découvre-toi! cria-t-il. Tu n'avanceras pas plus loin." Sans reculer devant le sabre levé contre sa poitrine, le personnage s'arrêta solennellement et abaissa son manteau devant son visage, - mais pas assez bas pour que les spectateurs pussent distinguer ses traits. Cependant il était évident que Sir William Howe en avait vu assez. La sévérité de son expression fit place à un regard d'ahurissement, peut-être d'horreur, tandis qu'il reculait de plusieurs pas devant l'ombre en laissant son sabre tomber à terre avec fracas. L'ombre martiale se voila de nouveau la face avec son manteau et passa son chemin; mais parvenue sur le seuil, le dos tourné aux spectateurs, on la vit frapper le sol du pied et agiter ses poings crispés en l'air. On affirma plus tard que Sir William Howe répéta les mêmes gestes de rage et de désespoir lorsqu'il franchit pour la dernière fois, comme dernier gouverneur royal, le portail de la maison Provinciale. (p. 284 )

230.

"Ce soir, l'Empire britannique agonise dans cette ancienne province. A l'heure même où je parle, il n'est plus qu'un cadavre, et je crois que les ombres des anciens gouverneurs ont bien raison de pleurer à cet enterrement " (p. 285 )

231.

"On suppose que le colonel et la jeune fille étaient secrètement au courant de la procession mystérieuse qui eut lieu cette nuit-là. Mais on ne le sut jamais exactement. Les acteurs de la scène disparurent dans une obscurité encore plus grande que cette bande de Peaux-Rouges qui jetèrent à la mer les chargements de thé des bateaux mouillés dans le port de Boston et gagnèrent ainsi une place dans l'histoire, sans toutefois que l'on connût jamais leurs noms. Mais la superstition veut que ce fait étonnant se répéte, et affirme que tous les ans, la nuit de la déconfiture britannique, les fantômes des anciens gouverneurs du Massachusetts surgissent toujours par le portail de la Maison Provinciale. " (p. 285 )

232.

Lacan, Le séminaire , Livre VII, p. 163

Voir aussi le symbolisme de l'étoffe p. 266 à 269