Chapitre 3
La métamorphose. Identités et identité dans La Fée aux Miettes et dans Aurélia

I - La Fée aux Miettes ou le chant de la mandragore

‘Comment voudrais-tu nier, chère amie, l'existence d'êtres étranges qui furent engendrés par le plaisir pervers de pensées folles?(...) Quand les ombres s'allongent, quand la mer cruelle dévore le joli soleil d'or, alors un rayon vert comme le poison tressaille un instant au-dessus des vagues.
Ewers, Mandragore , 1920, Prélude’

More strange than true. I never may believe
These antique fables, nor these fairy toys.
Lovers and madmen have such seething brains,
Such shaping fantasies, that apprehend
More than cool reason ever comprehends.
The lunatic, the lover, and the poet,
Are of imagination all compact
Le songe d'une nuit d'été ,V, 1

‘traduit en exergue de l'épilogue de Smarra
Jamais je ne pourrai ajouter foi à ces vieilles fables, ni à ces jeux de féérie. Les amants, les fous et les poètes ont des cerveaux brûlants, une imagination qui ne conçoit que des fantômes, et dont les conceptions roulant dans un brûlant délire, s'égarent toutes au delà de la raison.’ ‘Pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d'abord se faire croire, et (qu')une condition indispensable pour se faire croire, c'est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l'on veut.
La Fée aux Miettes Au lecteur qui lit les préfaces’

La Fée aux Miettes qui donne son titre à la nouvelle de Nodier apparaît à la seizième page dans la bouche de l'oncle du jeune et beau Michel, comme une image repoussoir, figure de la pauvreté et de l'exclusion : si Michel ne prend pas un métier, il lui faudra ‘déterrer ses coques dans le sable pour déjeuner , et mendier pour dîner, à côté de la vieille naine’ de Granville, sur le morne de l'église. Cet "à côté", dès le chapitre suivant, devient le centre du conte : "la naine sans âge", que tous connaissent, qui venait journellement recueillir pour ses repas les débris des déjeuners des écoliers, dont on ne connaît ni l'origine, ni les attaches, sortie de la tradition orale populaire. Cette petite vieille blanchette, proprette, parfaite en tout point, soudainement dans le discours, se transforme pour devenir "la déplorable princesse de l'Orient et du Midi, la malheureuse Belkiss". Le charpentier Michel commence par la croire folle , pour rentrer bientôt dans sa folie. Il n'est plus tout à fait le maître de ce qu'il croit. Ainsi devient-il le mari de la Fée aux miettes, alias la Reine de Saba, définitivement acquis comme le Giglio de la Princesse Brambilla à l'imaginaire, ce qui lui vaut d'être enfermé chez les lunatiques de Glasgow (où le narrateur l'a remarqué.)

Dans la conclusion ‘qui n'explique rien et qu'on peut se dispenser de lire’, Michel s'est échappé, enlevé de sa prison par la princesse Mandragore, et le texte sur une feuille matériellement trouée de toutes parts, s'envole au rythme de la calèche cahotante du narrateur plongé dans ses rêves.

Du narrateur qui dit "je" et s'adresse au lecteur, on sait peu de choses, sinon qu'il ouvre la voie d'un double dialogue, dialogue mis en place avec le lecteur, et dialogue avec un fou de "la maison des lunatiques", le jour de la Saint Michel. Sa narration constitue une sorte d'enveloppe qui indique le sens de la lecture et de l'interprétation.

Le récit de Michel et ses dialogues avec "la fée", on pourrait dire aussi la reine Belkiss, ou la naine aux grandes dents, récusent le monde raisonnable, et nous verrons que l'humour du narrateur place à distance le monde "normal" qui fait le procès de Michel et, pour finir, l'enferme dans la maison des "lunatiques". La perspective a été donnée au départ, "vecteur" de reconnaissance pour le lecteur, appelant à une confrontation entre un "croire" mis en place par la figure du conte de fées (sous les traits de la vieille naine de Granville) et nos représentations habituelles relevant de ce qu'on appelle le réel. C'est l'avertissement donné par l'auteur "au lecteur qui lit les préfaces" :

Pour intéresser dans le conte fantastique, il faut d'abord se faire croire et (qu') une condition indispensable pour se faire croire, c'est de croire. Cette condition une fois donnée, on peut aller hardiment et dire tout ce que l'on veut .