1 - Dédoublement et prolifération des séries

Il peut être intéressant de reprendre le terme de Deleuze "prolifération des séries" pour étudier une figure du double héritée sans doute du conte que Nodier met en place dans La Fée aux miettes .

Le même personnage de La Fée aux miettes prolifère à la façon d'un reflet dans un jeu de miroirs. Il n'y a pas de miroir, mais un rêve raconté par Michel, dans un conte qui en comporte peu.

‘J'arrivai bien tard à Granville, et je dormis aussi cette nuit-là plus longtemps que d'habitude, plongé dans un rêve singulier qui se reproduisait sans cesse, et qui consistait à pêcher dans le sable une multitude de jeunes princesses, éblouissantes de charmes et de parure, et à les voir danser en rond autour de moi, chantant sur l'air de la Mandragore, des paroles d'une langue inconnue,mais que je trouvais harmonieuse et divine, quoiqu'il me semblât l'entendre par un autre sens que celui de l'ouïe, et l'expliquer par une autre faculté que celle de la mémoire. Ces princesses ne se lassaient donc pas de chanter, de danser, et de déployer devant moi mille séductions ravissantes qui me gagnaient le coeur, quand je fus tout de bon réveillé par mes camarades, les caboteurs , qui répétaient le même refrain sous ma fenêtre, à gorge déployée:
C'est moi, c'est moi!
Je suis la Mandragore,
La fille des beaux jours qui s'éveille à l'aurore,
Et qui chante pour toi! 233

Le rêve a permis de passer de la mendiante repêchée dans le sable mouvant avec la pointe à coques par les "deux terribles dents" (en l'engageant sous une des longues dents) à la figure d'une princesse éblouissante de charme. Prolifération d'une même figure, et prolifération du rêve. Le rêve "se reproduisait sans cesse". La caractéristique de ces figures, c'est leur mouvement, mouvement qui a sans doute son origine dans le mouvement de la Fée aux Miettes, mouvement mécanique, -- ce qui prépare à la multiplication, à la façon de la poupée automate hoffmannienne.

Cette idée m'inspira une gaieté si extravagante quand je vis la Fée aux Miettes se relever sur ses petits pieds et sautiller joyeusement comme une de ces figurettes fantasques qui vibrent sur le piano des jeunes filles, que je ne puis retenir un éclat de rire .’

En deux pirouettes et deux bonds la Fée aux Miettes ‘s'était débarrassée de toute la poussière qui chargeait cet attirail de poupée (...) qui n'aurait fait aucun tort à l'étalage élégant d'un vendeur de jouets ’.

Freud, dans L'inquiétante étrangeté tente d'éclaircir ce rapport du moi avec quelque chose dont on ne sait s'il est animé ou inanimé.

On peut noter dans le texte de Nodier l'incertitude entre le mouvement -- qui traduit la vie, et l'automatisme, -- de la poupée, du jouet. L'image de la ronde enfantine bloque le sujet placé au centre de la ronde, "enchanté" par la musique des voix et les danses séductrices, la multiplication de l'un et les multiples figures virtuelles.

L'enchantement de la Mandragore poursuit le héros qui, tourné en dérision par ses compagnons caboteurs, et traité de "visionnaire" -- auquel ils avaient eu tort de croire du bon sens et de l'esprit revient tomber sur son lit et s'endormir. La suite du texte précise alors les traits des princesses des rêves.

‘Et comme les rêves qui ont vivement occupé l'imagination se renouvellent plus facilement que les autres, surtout dans le sommeil du matin, mes yeux n'étaient pas clos que je pêchais encore des princesses plus belles que les anges, aux grèves du mont Saint- Michel. Quelque chose de surprenant que je ne dois pas omettre, c'est qu'il n'y en avait pas une qui ne me rappelât plus ou moins les traits de la Fée aux Miettes, à part ses rides et ses longues dents
(chapitre IX, p. 217 ) ’

L'attention du lecteur est toujours portée sur les longues dents de la Fée et sa béquille234. La béquille contribue à donner à la Fée une démarche sautillante qui la fait échapper, elle est un être de fuite que Michel retrouve quand il ne s'y attend pas, dans des circonstances périlleuses où Michel la sauve, de l'enlisement à marée montante et du naufrage; elle lui doit la vie. Elle sautille donc à l'ordinaire sur la béquille, ne se fixant jamais à une place. ‘Elle ne pouvait plus résister à l'instinct pétulant de ses inclinations dansantes et (qu') elle sautait sur elle-même avec une élasticité incroyable, comme une balle sur une raquette, mais en augmentant progressivement et en suivant une sorte d'ordre chromatique la portée de son élan vertical, au point de me faire craindre encore qu'elle finît par ne plus redescendre. ’(p. 225)

Mécanique rythmique du sport (la balle), ou de la musique (la gamme chromatique) rythment ainsi un déplacement vertical, ce qui ouvre à la fée sortie d'un sac échappé d'un naufrage l'espace céleste : c'est la disparition.

Le souci de lui rendre le médaillon précieux donne "des ailes aux talons" de Michel, mais en vain.

‘Je ne doutais pas de la rejoindre à l'instant, lorsqu'en arrivant à un autre angle de la côte d'où l'on découvrait de demi-lieue d'étendue, je l'aperçus tout au sommet d'une petite montée qui finissait fort nettement l'horizon, et sur laquelle elle sautillait, la béquille en arrêt d'une main, l'autre bras étendu en balancier, et la jupe arrondie au vent, comme vous avez vu sur la corde des marionnettes, la gracieuse Pretty, l'objet des passions illégitimes de Master Punck. J'aurais eu beau crier pour la retenir, mais je précipitai cette fois ma course avec tant d'impétuosité qu'un de nos bons chevaux de Normandie aurait eu peine à me suivre, et que je me réjouissais de tomber à ses côtés comme une bombe à la première descente, quand je me trouvai au-dessus d'une route d'une lieue en ligne droite qui était terminée au point où ses deux parallèles allaient se rejoindre, en vertu de la perspective et en dépit de la géométrie, par une petite figure toute blanche, si preste, si leste et si modeste qu'on n'en vit jamais de plus avenante, et qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à la Fée aux Miettes, regardée par le grand verre d'une lorgnette d'Opéra. ( chapitre XI, p. 227 ) ’

La Fée aux Miettes vacillant sur sa béquille est donc éminemment transportable, transformable, toute prête, pour reprendre le terme de Deleuze, à s'ouvrir sur des séries à l'illimité à la façon des clones. La Fée aux Miettes n'est plus une figure unique, mais, avec ses quatre-vingt-dix-neuf soeurs, toutes semblables, une multitude d'images toujours renouvelées. Déposons la lorgnette d'Opéra pour prendre "une machine optique" avec cent lentilles, et examinons ainsi le ballet des bayadères :

‘Il n'y avait pas une de ces aimables petites femmes qui ne ressemblât trait pour trait à la mienne, de manière qu'il aurait été malaisé d'en faire la différence (...). Quand elles furent relevées sur leurs petits pieds du milieu de leurs robes bouffantes, où j'avais craint un moment de les voir disparaître, je m'aperçus, à parcourir des yeux la longue ligne sur laquelle elles étaient rangées, comme les tuyaux d'un orgue ou de la flûte de Pan, que cet avantage relatif les distinguait également les unes des autres, depuis la première à la dernière, dans un ordre de décroissement insensible, mais je ne saurais vous en donner une idée qu'en supposant une machine d'optique où l'on ferait passer devant vous la même personne vue à travers cent lentilles artistement graduées, depuis la proportion naturelle jusqu'au dernier point perceptible de réduction. La quatre-vingt-dix-neuvième de mes belles-soeurs aurait certainement pu être offerte comme un jouet charmant à la fille cadette du roi de Lilliput, si la dignité de sa condition l'avait permis.
(...) on reprit la musique, où je remarquai que leurs voix parcouraient, selon leurs tailles et dans les mêmes rapports, l'échelle la plus étendue des gradations toniques qu'il soit possible d'imaginer, sans que la délicieuse unité du choeur en fût dérangée le moins du monde (...). La soirée fut terminée par un bal (...). Je ne me sentais pas du plaisir de voir se croiser en entrechats élégants, à la hauteur de ma tête, les coins roses de leurs bas de soie blancs; et ces élans prodigieux, qui mettaient en défaut la souple légèreté de nos bayadères, ne se seraient probablement pas effectués sans désordre, dans un espace aussi étroit, si la puissance d'élasticité verticale dont elles semblaient recevoir l'impulsion ne les avait pas ramenées à leur place avec une précision merveilleuse, comme la poupée des fantoccini qu'un fil caché appelle aux frises du théâtre, et laisse retomber perpendiculairement sur sa planchette. (chapitre XXIII, p. 305, 306 )’

La machine d'optique évoquée pour suggérer la multiplicité de l'objet unique renvoie à Hoffmann, -- le bal des poupées vivantes --, mais aussi aux images fantasmatiques projetées dans le rêve.

La musique, concert vocal dont est souligné l'unisson, l'accord harmonieux, accordée au chant de la mandragore, constitue l'horizon de rêve de l'unité.

L'autre trait déjà indiqué est celui d'un automatisme (poupée / jeu d'un ressort mécanique couplé avec la miniaturisation, roi Lilliput, la poupée des fantoccini sur la planchette ). On retrouve, comme chez la Fée, la verticalité et l'élasticité.

Le texte est traversé par le désir du spectateur : plaisir de voir et surtout d'entrevoir , dans le bal final‘. Je ne me sentais pas du plaisir de voir se croiser en entrechats élégants, à la hauteur de ma tête, les coins roses de leurs bas de soie blancs’ .

L'érotisation du texte, reprise sur des multiples de l'élasticité verticale décrite pour la Fée aux Miettes (‘Elle sautait sur elle-même avec une élasticité incroyable, comme une balle sur la raquett’ e p. 225 au chapitre XI), conduit à l'ouverture, à la fin du chapitre, de l'espace du rêve : avec la profondeur du ciel, des colonnes qui montent jusqu'au ciel, et à l'apparition, en clôture du chapitre, de Belkiss -- ‘et Belkiss parut. / Elle n'y manqua jamais depuis ’.

Jusqu'ici, la multiplication que nous avons étudiée, concernait la figure de la femme aimée, dédoublée et multipliée. Un autre cas se présente : le dédoublement de Michel lui-même. Quand il arrive à Greenock, la ville de la Fée, il est reconnu pour ce qu'il n'est pas, dans une ville placée sous le signe d'une mémoire absente. Sorte de fausse reconnaissance, -- ‘La figure de ce garçon me revient; je ne sais où je l'ai rêvée’ -- dit maître Finewood, et ignorance ou oubli de la Fée qui a dit avoir sa maison à Greenock.

Il n'y a pas ou il n'y a plus de place pour Michel, à l'auberge, la maison est occupée de fond en comble, sans lit libre.

Pourtant à l'intérieur de cet espace prêt à être un espace d'exclusion, le jeune charpentier se fait une place par son métier. Il sait travailler, il sait aussi rapidement se protéger, il ne dit pas ce qu'il sait. Cela n'empêchera pas le procès.

Notes
233.

Chapitre IX, p.215, 216. Nodier, Contes , édition Castex, Garnier, 1961

234.

C'est par une citation de Rückert Boiter n'est pas pécher que Freud termine son Jenseits, Au-delà du principe de plaisir. La boiterie dans les vers cités par Freud est celle d'Abu Seid transformé en mendiant boiteux, et qui vient demander l'aumône à un groupe de personnes raffinées qu'il réjouit par ses vers: Je boite où des étoiles d'espérance me font signe(...)/ Ce qu'on ne peut obtenir d'un coup d'aile, il faut l'atteindre en boitillant / Il vaut mieux boiter que se perdre corps et biens./ L'écriture dit: que boiter n'est pas péché (Was man nicht erfliegen kann, muss man erhinken Die Schrift sagt : Es ist keine Sünde zu hinken ). extrait de Lucien Israël, Boiter n'est pas pécher , Denoël, 1989