2 - Le procès et le monde à l'envers

Dans un monde qui ne fait aucune place au Rêveur, et le prend pour un autre, ne l'accepte que pris pour un autre, -- un autre qui lui ressemble à l'identique, -dans ce monde totalement étranger à ses valeurs -, une seule place : ‘le pailler où couchent ordinairement les deux dogues de la maison qui sont aujourd'hui de fête’. (chapitre XII )

Les chiens se sont rendus à la noce du bailli de l'île de Man. L'animal est tout de suite placé du côté de la musique, et avant de les donner à voir, Michel entend un concert particulier, ‘un mélange confus de hurlements, de jappements, d'abois, de grognements, de grondements’... (p. 229- 230, chapitre XII).

Tout ce qui revient normalement à l'homme dans cette société qui isole Michel, est accordé à l'animal. La société ne reconnaît pas les illusions de Michel, s'en moque, les tourne en dérision, et ne s'étonne pas des simagrées des chiens235.‘C'était en vérité, une société élégante et choisie’ .

Ce qui est mis en scène dans la cérémonie animale, par les animaux eux-mêmes, c'est une doublure de l'homme, dans ses "singeries", par l'animal. Celui qui raconte joue et se moque, utilise le cérémonial animal, de façon ludique, avec l'écran de l'ironie, une feinte admiration et une avalanche de citations.

C'est à l'animal que revient la palme de la civilisation. Songe faux? Vision fantasque, c'est Michel qui est mis en situation de valider le spectacle. En fait ce spectacle valide aussi les aventures antérieures. Tout est vrai, ou rien n'est vrai. Le médaillon fait la preuve. La frontière est effacée entre ce qui serait le monde rêvé, fantasmé et le monde "réel". Tout est fictif, tout est réel. Il y a porosité de part et d'autre. La chanson de la mandragore est chantée par les compagnons qui se moquent de Michel.

Le bailli/ chien danois de l'ile de Man avec lequel Michel soupe à l'auberge, partage ensuite le lit de l'ouvrier, nuit bizarre où est marquée une transformation‘. Je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi’ . Il y a inversion des mondes C'est quand il est dans la vie réelle qu'il retrouve "un monde bizarre et imaginaire"

‘Je rêvais peu dans ce temps-là, ou plutôt je croyais sentir que la faculté de rêver s'était transformée en moi. Il me semblait qu'elle avait passé des impressions du sommeil dans celle de la vie réelle, et que c'est là qu'elle se réfugiait avec ses illusions. Je ne rentrais, à dire vrai, dans un monde bizarre et imaginaire que lorsque je finissais de dormir, et ce regard d'étonnement et de dérision que nous jetons ordinairement au réveil sur les songes de la nuit accomplie, je ne le suspendais pas sans honte sur les songes de la journée commencée, avant de m'y abandonner tout à fait comme à une des nécessités irrésistibles de ma destinée. (chapitre XV, p. 246, 247 )’

Les songes de la nuit sont la réalité. Les scènes cruelles qui ont occupé la conscience du dormeur, -- une sinistre ménagerie de monstres ( quatre têtes pour un corps ) - font d'un innocent dormeur un meurtrier pris en flagrant délit, un assassin qu'il faut juger et exécuter. Face à ceux qui vont le condamner, se produit pour l'accusé un changement de regard, il voit surgir l'animalité ( versus la politesse et la civilisation du bailli chien danois de l'île de Man )

La limite intérieur / extérieur se trouve annulée. Le seuil est franchi de séparation entre l'homme et l'animal, correspondant au paroxysme de la situation. Celui qui dit "Je", intérieurement se fait Dieu pour réinventer la création et placer ou plutôt déplacer sur la scène animale ceux qui lui font face au tribunal et le condamnent avant de l'avoir jugé.

Le chapitre 17 intitulé Qui est le procès -verbal naïf des séances d'une cour d'assises est construit sur une prolifération de dédoublement. Dédoublement de l'énonciation. Dédoublement du regard. Celui qui est regardé, l'objet de tous les regards, transforme en spectacle ceux qui le regardent.

Quoique toutes les figures qui m'entouraient fussent à peu près des figures humaines, il ne dépendait pas de moi de les entrevoir d'abord autrement qu'à travers de vagues ressemblances d'animaux . ’

La raison toujours invoquée, reprise au compte du Sujet opère une seconde transformation : animaux -- hommes raisonnables, pour mettre en évidence l'incompatibilité scandaleuse qu'il y a à être homme et devoir (l'incroyable obligation ) envoyer mourir légalement au milieu de la place publique, un être organisé comme nous, qui est notre égal.

Pour finir, une troisième transformation rend aux tristes ‘quadrupèdes cette triste meute de juges, dont la moitié bâille en limiers endormis et l'autre moitié en panthères affamées ’, sous couleur de lui enlever le masque animal, l'énorme bec de vautour, qui sert de nez, au président, le timbre éclatant du perroquet et l'agilité du sapajou à l'avocat.

La transformation se joue dans l'espace social et institutionnel. La transformation antérieure, la noce du bailli de l'île de Man avec les chiens était placée dans l'espace de la communauté, la salle de bal de l'auberge, extérieure au jeune homme qu'elle empêchait seulement de dormir. Le tribunal des hommes vautours a un tout autre enjeu : c'est la vie d'un innocent transformé en coupable.

On est passé d'un espace de fable tenu à distance par un regard extérieur, -- commentaire ironique, jeu sur les noms, sir Jap Muzzleburn236 le "déshabillé fort rassurant", les toilettes coquettes, rubans, paillettes et galons, des invités de la noce (p. 230) -- à l'irruption dans l'espace intime des animaux flamboyants, les quatre têtes énormes.

‘Je vis alors, chose horrible à penser, quatre têtes énormes qui s'élevaient au-dessus de la lanterne flamboyante, comme si elles étaient parties d'un même corps, et sur lesquelles sa clarté se reflétait avec autant d'éclat que si elle avait eu deux foyers opposés (...) Une tête de chat sauvage qui grommelait avec un frôlement grave, lugubre et continu, à travers les rouges vapeurs du soupirail de la lampe, en arrêtant sur moi des regards plus éblouissants que le ventre bombé du cristal, mais qui, au lieu d'être circulaires, divergeaient minces, étroits, obliques et pointus, semblables à des boutonnières de flamme. Une tête de dogue toute hérissée, tout écumante de sang, et qui avait des chairs informes, mais animées, palpitantes et gémissantes encore, pendues à ses crocs. - Une tête de cheval plus nettement dépouillée, plus effilée et plus blanche que celles qui se dessèchent dans les voiries, à demi calcinées par le soleil, et qui se balançait sur une espèce de col de chameau, en oscillant régulièrement comme le pendule d'une horloge, et en secouant çà et là de ses orbites creuses, à chaque vibration, quelques plumes que les corbeaux y avaient laissées. -- Derrière ces trois têtes, -- et ceci était hideux, -- se dressait une tête d'homme ou de quelque autre monstre, qui passait les autres de beaucoup, et dont les traits, disposés à l'inverse des nôtres, semblaient avoir changé entre eux d'attributions et d'organes comme de place, de sorte que ses yeux grinçaient à droite et à gauche des dents aussi stridentes qu'un fer réfractaire sous la lime du serrurier, et que sa bouche démesurée, dont les lèvres se tordaient en affreuses convulsions, à la manière des prunelles d'un épileptique, me menaçait d'oeillades foudroyantes. Il me parut qu'elle était soutenue d'en bas par une large main qui s'était fortement nouée à ses cheveux et qui la brandissait comme un hochet épouvantable pour amuser une multitude furieuse attachée par les pieds aux lambris des plafonds qu'elle faisait crier sous ses trépignements, et qui battait vers nous ses milliers de mains pendantes en signes d'applaudissement et de joie. ’

L'effrayante scène nocturne dans le lit de l'homme endormi fait passer le sujet de l'état d'innocence à l'état de coupable; c'est un événement majeur qui justifie l'envoi au tribunal, espace institutionnel. Les rapports vont se trouver inversés : le dormeur, spectateur, faux acteur, est placé, cette fois en tant qu'acteur, sous le regard, avec son existence qui se joue (regardé vs regardant ). L'apparition nocturne pouvait être une hallucination, elle ne saurait avoir un statut d'objectivité, -- devant un tribunal par exemple --, la scène du tribunal fait passer tous les participants, à l'exclusion du seul accusé sur une autre scène, sans communication possible, sans jonction, puisqu'il ne saurait y avoir de partage des valeurs.

La société met à l'écart par deux exclusions : la condamnation à mort, l'image imposée de la folie. Dans les deux cas, il s'agit d'un rejet pour non conformité.

On a voulu donner Michel en spectacle, il n'essaie pas de se défendre, ni de réintégrer la société, mais il se pose face à la Société qui établit de fausses valeurs (valeurs de mort ), comme un autre Destinateur, créateur véritable. Et à son tour, il se donne à lui-même le spectacle d'un monde fou, dévoré de l'intérieur par l'animalité.

La parole de l'Autre est devenue saccadée, et une mécanique de l'extermination. Une sorte de ‘clappement rauque et convulsif, tout à fait étranger au système de notre organisme vocal, le criaillement d'un écrou mal graissé’ , avec la répétition obstinée de LA MORT, signifiée en lettres capitales dans le texte. Les points d'exclamation, les répétitions font de la sanction épinglée avec ostentation par le texte, le scandale et l'inacceptable. D'un côté, une sorte de surdité, en dehors du seul mot "LA MORT", de l'autre, une logorrhée verbale, une enflure qui ne cherche pas à argumenter, mais à imposer "LA MORT". La mécanique homicide préfigure la guillotine, ‘avec la voix factice et pénible à entendre des automates parlants’ .

Le terme d'écrou est repris par ‘les lèvres sanglantes du rictus homicide qui se resserrèrent lentement, comme les dents acérées d'une tenaille que la clef à vis rappelle de cran en cran à l'endroit où elles se mordent’

D'un côté, le refus d'entendre , au sens où la parole est refusée à l'autre, ‘-- De quoi va-t-il parler, messeigneurs, je vous le demande ?’ --, de l'autre, une parole qui se mue au delà des râlements effrayants, en silence funèbre.

La négation de l'identité -- l'individu ici présent -- est le fait du président qui avoue même ne pas se rappeler le nom de l'accusé.

Le tribunal est le lieu possible d'un affrontement entre le jeune charpentier et l'institution sociale. Dans les choix successifs que Michel est sommé de faire pour garder le portrait de Belkiss, figure du rêve et de l'imaginaire, le choix répété et incompréhensible que fait Michel du portrait de Belkiss, où l'institution ne voit qu'une image dénuée de valeur, fait de lui réellement pour Belkiss le fiancé et l'Epoux et consacre ainsi son engagement à ce qui n'est pas la terre.

Notes
235.

Le dessinateur Granville est célèbre vers 1829 et Nodier a sans doute plaisir à écrire ce que dessine Grandville. On retrouve le même vacillement entre l'humain et l'animal dans les chiens braques que photographie William Wegman, l'artiste américain, en les mettant dans des situations fictionnelles et des positions d'humains. Les gravures de Goya jouent avec le reflet animal de l'homme et de la femme surtout (Les Caprices , 1799). Dans la série des Miroirs , les personnages se regardent dans une glace qui leur renvoie leur caricature animale, le singe découvert dans le miroir, la grenouille, ou le chat.

236.

Jap rappelle japper. Muzzleburn signifie museau brûlé