3 - La bourse de Fortunatus . L'être et l'avoir

La nostalgie du huis clos et la hantise du cercle poursuivent Michel jusqu'à l'échafaud.

La pauvreté semble le trait dominant réalisé ou non, qui, de toute façon, menace toujours Michel et la Fée. Pour obtenir la reconnaissance de la Fée, Michel doit lui donner de l'argent qui lui permettra d'aller à Greenock. Le même don se répétera trois fois. La répétition nous invite à suivre le circuit de l'argent.

Le héros se définit au début, quand le narrateur le distingue à l'asile des lunatiques, comme le charpentier opulent, le plus riche du monde, richesse qui se traduit par un costume d'une recherche singulière : châle, broderies de Cachemire, bijoux d'or, rubis et bracelets de diamants, ce qui est en contradiction avec son état de charpentier, actuellement détenu dans une maison de lunatiques à Glasgow. Ce sont, dit-il, des cadeaux de sa femme qui fait un commerce avec le Levant. Lui-même fournit les solives de cèdre et les lambris de cyprès du palais que Salomon fournit à la reine de Saba. Mais ce beau jeune-homme riche n'est qu'un charpentier enfermé dans la maison des lunatiques.

Cette description avec son double sens237est en correspondance étroite avec le portrait de la Fée aux Miettes mis en place sur un contraste : La vieille mendiante de Granville, accroupie sous le porche du grand portail de l'Eglise, et le médaillon fabuleux qu'elle porte au cou. ‘Etrange créature, dis-je, que la Fée aux Miettes, si brillante d'esprit et de savoir, si instruite d'étude et d'expérience, et qui a mendié deux cents ans, de pays en pays, avec un colifichet de cinquante millions à son cou’ (chapitre XVII p. 263). Un curieux circuit de richesses, avec un système de valeurs propre, s'installe, ne concernant que ceux qui sont les marginaux de la société. Les richesses fabuleuses, -- propres aux mythes et aux légendes --, sont une sorte de témoin qui passe de main en main.

Les richesses fictives sont placées sous le signe de la perte et du renouvellement, à l'image de la bourse sans fond de Fortunatus. Ce qui va de pair avec le caractère indénombrable. Les vingt louis en réserve qu'a Michel vont passer trois fois dans les mains de la fée aux Miettes, et ils seront trois fois perdus. Une première fois, Michel donne les vingt écus que lui a donnés son oncle, pour permettre à la fée de gagner la petite ville de Greenock. La somme lui a été volée, dit-elle, par les Bédouins, sur les côtes d'Afrique, quand Michel la repêche dans les sables mouvants. La somme est reconstituée par les moules des boutons de la vieille veste de l'oncle, elle sera perdue à nouveau dans le naufrage. Michel se dépouille une troisième fois de vingt louis d'or de ses économies, -- pour réparer la perte. Les dons successifs coïncident avec la saint Michel et les anniversaires du jeune homme. Autant d'étapes dans l'initiation du jeune charpentier, jusqu'au don / échange de la fée qui offre contre la bourse du jeune homme, son portrait dans un médaillon suspendu à une chaîne.

Il y aura un dernier don de vingt louis d'or, là encore don qui se traduit par une perte; ce sera le prix payé par Michel pour embarquer sur le grand vaisseau La Reine de Saba , prix du passage pour un voyage auquel il ne pourra participer, puisqu'il est jugé le jour même du départ, précisément le jour de la Saint Michel. Les vingt louis lui avaient été donnés par maître Finewood, dont il a été aimé comme par un autre oncle ou un autre père. Après le père perdu, après l'oncle parti à la recherche du père, on retrouve une troisième figure du père, et c'est encore à la reherche de son père que veut partir Michel en embarquant sur la Reine de Saba 238 . Les vingt louis d'or, après une addition magique, représentent le travail du charpentier.

Le voyage lui-même semble reproduire le précédent voyage qui s'est soldé par un naufrage.

Un autre acteur rentre dans ce circuit fantastique de la fortune opposée à la pauvreté, c'est le juif Jonathas appelé le changeur.

Il est apparu une première fois dans le chapitre XIV, en même temps que l'affiche annonçant en hébreu le voyage du grand vaisseau, La Reine de Saba.. Michel a traduit pour les autres ouvriers le message mystérieux, et le vieux juif a validé sa traduction de l'hébreu.

C'est la rencontre de trois pôles, le pôle du mythe céleste (le vaisseau, la quête), le jeune charpentier, le cycle du temps.

‘A la garde de ses brillantes étoiles, et sous la protection des saints anges qui couvrent de leurs ailes le commerce de la mer, les mariniers, les charpentiers et les marchand de Greenock sont avertis du départ du grand vaisseau La Reine de Saba , qui fera voile après demain, jour de saint Michel, prince de la lumière, créé et bien-aimé du Seigneur souverain de toutes choses, hors de ce port d'élite et de salut, qui brille au front des îles de l'Océan comme une perle très choisie. (chapitre XIV, p. 238 ) ’

Belkiss239 , héritière de l'anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon est au terme du voyage.

L'image du "vieux petit juif" accroupi dans ses haillons a quelque chose du squelette des cabinets d'anatomie. Là où le peuple se moque, des conditions du voyage, de Michel, du juif maudit, il y a occasion pour le jeune Michel de rêver sur toutes les ressemblances du nom, nom du bateau / Belkiss, Michel et le jour de la saint Michel, et de respecter le Juif et sa lecture de la Loi.

‘"La Reine de Saba est frétée pour l'île d'Arrachieh dans le grand désert libyque, où elle parviendra, si Dieu ne l'a autrement résolu dans les desseins impénétrables de sa sagesse, devant laquelle l'univers entier est un faible atome, par les canaux souterrains qu'a ouverts à un petit nombre de navigateurs choisis la puissante main de la très sage Belkiss, souveraine de tous les royaumes inconnus de l'Orient et du Midi, héritière de l'anneau, du sceptre et de la couronne de Salomon, et l'unique diamant du monde.(chapitre XIV, p. 239 ) ’

D'un côté, la transmission perpétuée, -- transmission de la sainte Ecriture et circularité du temps --, et de l'autre, l'incompréhension, la moquerie, l'isolement, le ghetto . On retrouve au coeur de la constellation l'oncle et le père pleurés. Michel a le devoir sacré de courir à la recherche de cette île fantastique.

Le vaisseau fantôme met à la voile au moment même où Michel marche au supplice. Il y a coincidence entre le vrai départ du vaisseau fantôme et le faux départ de la vie. Jonathas, le vieux Juif réapparaît au procès. Appelé cette fois "le batteur d'or", Jonathas est sommé par le juge d'évaluer le médaillon. Le portrait qui est fait du "vieil Hébreu" le situe dans un espace totalement différent de celui des juges et de la foule qui remplit le tribunal. La transformation notée est l'indice de sa véritable dimension figurative qui se découvre alors au jeune charpentier :

‘Jonathas le batteur d'or -- c'était le vieux juif que j'avais vu deux jours auparavant au pied de la pancarte hébraïque du capitaine -- me parut cette fois plus décharné, plus diaphane et plus misérable encore que l'avant-veille. Son échine cassée, qui se pliait en cerceau, soutenait avec peine à la hauteur de sa poitrine une tête branlante, qui ne se soulevait sur l'espace de rameau fatigué auquel elle pendait comme un fruit trop mûr qu'au traitement ou au nom de quelque métal précieux. Tout exigüe que fut cette apparence de corps, elle n'avait certainement pas pu entrer sans un effort incroyable dans le juste étriqué de serge autrefois noire qui la comprimait comme le fourreau d'un mauvais parapluie tordu, et qui ne descendait jusqu'au-dessus de ses genoux, avec une somptuosité un peu prolixe, que pour dissimuler le délabrement d'un caleçon de toile cirée que le temps avait réduit à la plus simple expression de sa trame grossière, en enlevant par larges écailles l'enduit solide qui l'avait protégé, pendant une moitié de siècle. Le tissu de cet habit, blanchi par le frottement de ses omoplates, et percé symétriquement par la saillie de ses vertèbres, rappelait aux yeux le vent ou la nuée textile dont parle Pétrone, tant les frêles réseaux qui lui prêtaient encore une consistance fugitive semblaient près de se dissoudre au frottement flexible du premier arbuste, ou au souffle espiègle du premier passant; et vous les auriez confondus avec ceux de l'araignée travailleuse qui avait tendu sur leur canevas presqu'invisible une doublure de peu de valeur, prudemment respectée par la brosse de Jonathas, brosse innocente et vierge, si elle a réellement existé, qui ne frotta jamais rien, de peur d'user quelque chose.(p. 260 )’

Le corps du vieux juif construit, ou plutôt déconstruit à partir de la figure du Juif errant, est une apparence de corps, dans un tissu qui n'est plus qu'une toile d'araignée. La fragilité de l'homme et de l'habit, la menace de la dissolution sont combattues par la mise en réseau figurée par l'araignée représentant la corrélation qui peut exister entre des mondes si différents. L'évaluation rappelle le mode de calcul de maître Finewood, totalement séparée du rapport à la richesse de la société. Le compte fait par Jonathas évaluant le médaillon retenu par une chaîne d'or contenant le portrait de Belkiss, va de dix-neuf guinées à dix-neuf mille, puis à vingt mille neuf cents, pour finir par deux cent mille guinées, ou plutôt deux millions de guinées. Pendant ce temps-là, le partage des diamants fait oublier aux juges que la vie d'un homme est en jeu.

Le Juif est condamné à mendier, ce qu'il rappelle, depuis la ruine du temple de Jérusalem (ce qui renvoie à Salomon et à la Reine de Saba ).

Notes
237.

Les connotations franc-maçonniques évidentes à partir de la profession de Michel et du nom même de Belkiss, ont donné lieu à beaucoup de commentaires.

238.

Nodier a utilisé plusieurs fois la franc-maçonnerie à des fins littéraires. Les matériaux maçonniques qu'il utilise permettraient des comparaisons intéressantes avec d'autres écrivains, notamment Nerval. Le texte fondateur est sans doute Le Livre des Rois et une Sourate du Coran, qui racontent le voyage de Salomon au pays de la Reine de Saba ( Le Yemen) Voir notes sur Le Voyage en Orient , Nerval, Oeuvres complètes, Pléiade, tome 2, p.1586-1588.

239.

On lit dans la Bibliothèque orientale d'Herbelot, si souvent mise à contribution par Nerval: "Balkis, nom d'une reine d'Arabie de la postérité d'Iârab, fils de Chathan, qui régnait dans la ville de Mareb, capitale de la province de Saba. C'est la reine de Saba de laquelle il est dit dans le livre des Rois qu'elle vint de son pays pour entendre les discours pleins de sagesse de Salomon. Elle était selon la tradition des Arabes, fille de Hadhad, fils de Scharhabil, vingtième roi d'Iemen ou de l'Arabie heureuse "(Note p. 1587, O.C. Nerval, tome 2, op. cit. )