5 - Loup, y es-tu? L'écriture et le double poétique

Vécue et éprouvée comme double, la réalité s'exprime sous une double forme poétique : l'utilisation à l'arrière-plan d'un second texte, ou plutôt d'un texte primitif sur lequel le texte qui nous est proposé est réécrit à la façon d'un palimpseste, permet de conjuguer poétiquement, de donner une représentation, deux écritures en une, du deux - fournissant la manifestation d'une dualité en cours de résolution.

Le dialogue du rêve entre Michel et Belkiss laisse reconnaître le dialogue du Chaperon Rouge et du Loup. Le cadre est le même, le trouble sexuel et l'interrogation sur les parties du corps, avec, au terme, les grandes dents de la Fée aux Miettes que le jeune homme ne retrouve pas dans Belkiss.

Pierre-Georges Castex parle d'un pastiche ( note 1, p. 297, Nodier, Contes , Garnier). On peut préférer, en se référant à Palimpsestes de Genette parler d'"intertextualité", et de "coprésence"entre les deux textes244 perçue par le lecteur, et bien faite pour lui donner du plaisir et le placer en situation d'écoute d'un conte. Si Belkiss appartient à l'espace sacré et religieux du mythe, la Fée aux Miettes est reliée à l'espace populaire du conte qui ici fait son apparition, à la fois reconnu et nié. -- ‘Ces deux grandes dents de la Fée aux Miettes, Belkiss, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées. ( versus -- Ma mère- grand , que vous avez de grandes dents !’ ). Derrière la négation qui sépare, la communauté de l'étreinte et de l'enveloppement, sur un arrière-fond d'interdit.

Le caractère formulaire et rituel de la rencontre qui place le héros dans la position du petit Chaperon rouge est répété quand Michel, dans la nuit, "finit d'épouser"la Fée aux Miettes, au chapitre XXV.

Belkiss, c'est moi, dit la Fée aux Miettes, et c'est à la Fée que Michel adresse les mêmes paroles.

-- (...) mais ne m'expliquerez-vous pas auparavant comment il se fait que vous soyez dans votre lit presque aussi grande que moi?
--- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que je me déploie.
-- Cette chevelure aux longs anneaux qui flotte sur vos épaules, Fée aux Miettes, vous l'avez jusqu'ici cachée à tous les yeux!
--- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; c'est que je ne voulais la laisser voir qu'à mon mari.
-- Ces deux grandes dents qui vous déparent un peu au jour, Fée aux Miettes, je ne les retrouve pas entre vos lèvres fraîches et parfumées.
-- Oh! que cela ne t'étonne pas, dit-elle, c'est que c'est une parure de luxe qui ne convient qu'à la vieillesse.
-- Ce trouble voluptueux ...

Mais s'il y a une répétition explicite du même dialogue, la seule variation étant introduite par le changement de nom, un dialogue recouvrant l'autre, le doute subsiste, exprimé par la Fée.

Ces explications, Fée aux miettes, je les avais rêvées une autre fois, ou je les rêve maintenant.
-- Oh ! que cela ne t'étonne pas, dit-elle; tout est vérité, tout est mensonge.
’ ‘ Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes

Dans les contes, la métamorphose finale rend à la bête son apparence première, et le prince, "plus beau que l'Amour", prend la place de la Bête. Belkiss ne prend pas la place de la Fée aux Miettes. La Fée va disparaître, et avec elle, les visions nocturnes de Belkiss. Il reste à Michel à accomplir le programme fixé par la Fée avant son départ : aller chercher de par le monde la mandragore qui chante - dans les six mois qui viennent et le séparent de la saint Michel.

La quête de Michel, obéissant au programme de la Fée, est coulée dans le moule déjà utilisé, celui des vieilles légendes et de l'enfance; les mandragores qui chantent, il les connaît, pour les avoir entendues dans "les folles ballades des écoliers et des compagnons de Granville.

Le portrait de Belkiss laisse découvrir, si on fait jouer le ressort dans le sens opposé, sur l'autre face, le portrait de la Fée aux miettes. Ni fusion, ni superposition, ni effacement, mais une coexistence des contraires, ce que manifeste la phrase de la Fée :‘Tu les conserveras tous les deux’ . (p. 314 )

C'est une épreuve à laquelle la Fée soumet Michel; il lui faut arriver au coucher du soleil de la saint Michel suivante, sans ouvrir son coeur à une autre passion et sans éprouver des regrets des engagements qu'il a pris . Il doit trouver le remède spécifique qui prolongerait l'existence de la Fée, en lui rendant sa jeunesse. Cette dernière phase débouche sur une sorte d'impasse. Pour Michel, il y a impossibilité totale de vivre dans un monde qui lui est étranger.

Que ferais-je après vous dans ce monde qui m'est étranger, au milieu des hommes qui ne me comprennent pas, et dont les tristes sciences m'ont rebuté de tous les bonheurs dans lesquels vous n'entrez pas pour quelque chose ?

Sans la Fée / Belkiss, il est condamné à vivre parmi les hommes comme un proscrit interdit de l'eau et du feu.

La Fée disparaît et annonce avec sa disparition, celle de Belkiss‘. Je ne t'accompagne pas ( ... ). Bien plus, pendant tout ce temps-là, tu ne reverras pas Belkiss’ .

En même temps que s'effacent les deux figures féminines de l'intercession, apparaît la Figure de la Mort. Curieusement la figure de la mort se profile derrière la Fée aux Miettes : celle qui n'avait pas d'âge accuse les méfaits du temps et craint la vieillesse. Menace de la mort et du temps. ‘Il n'y a pas de temps à perdre, dit-elle, (... ) Les heures me vieillissent plus depuis quelque temps, que ne faisaient les années’ . La Fée est nommée "la bonne vieille", vieille femme accroupie telle Cendrillon auprès du feu. Mais, alors qu'elle craint la vieillesse, Michel appelle la mort. ‘Toute ma vie est en vous, Fée aux Miettes ’.

Quelque chose se joue avec la mort et le vieillissement que ne connaîtra pas Michel, et auquel cherche à échapper la Fée.

Notes
244.

Hoffmann a utilisé un procédé du même type, en faisant coexister dans Les Contemplations du chat Murr , le manuscrit du chat et des extraits de la biographie du maître de chapelle Jean Kreisler, le chat s'étant servi "innocemment" des feuilles de son maître comme d'un papier buvard. "Ce qu'a reproduit l'éditeur par étourderie."