1 - La descente aux enfers et la nébuleuse des ombres

En 70 pages Ego, le héros narrateur, fait le récit à la première personne d'une expérience déclenchée par le rêve et la maladie qui lui a permis de se constituer comme Sujet, et d'écrire pour communiquer ce qu'il croit maintenant vrai. Il a dû passer, comme pour toute initiation, par une série d'épreuves au terme desquelles il peut se déclarer et se faire reconnaître par le lecteur comme celui qui a su interpréter et comprendre les signes, les épreuves formant les preuves. On reconnaît sans peine le schéma greimassien.

Le rêve est une seconde vie. Je n'ai pu percer sans frémir ces portes d'ivoire ou de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l'image de la mort : un engourdissement nébuleux saisit notre pensée(... ); le monde des Esprits s'ouvre pour nous.
(...) Je vais essayer(...) de transcrire les impressions d'une longue maladie qui s'est passée tout entière dans les mystères de mon esprit
.’

Les deux premiers alinéas d'Aurélia définissent le projet, plaçant d'emblée Ego dans la problématique du Double, puisqu'il se propose de transcrire ce qu'il a perçu dans un état second qui est celui du rêve ou de la maladie. La clôture est ramenée circulairement en boucle. A la limite du texte, le parcours s'achève de façon similaire :

De ce moment, je m'appliquai à chercher le sens de mes rêves, et cette inquiétude influa sur mes réflexions de l'état de veille. Je crus comprendre qu'il existait entre le monde externe et le monde interne un lien; que l'inattention ou le désordre d'esprit en faussaient seuls les rapports apparents, - et qu'ainsi s'expliquait la bizarrerie de certains tableaux, semblables à ces reflets grimaçants d'objets réels qui s'agitent sur l'eau troublée.
(...)
Toutefois, je me sens heureux des convictions que j'ai acquises , et je compare cette série d'épreuves que j'ai traversées à ce qui, pour les anciens, représentait l'idée d'une descente aux enfers
. ’

Le thème de la "descente aux enfers", avec ce qu'il véhicule de religieux et d'initiation à la mort pour un vivant privilégié apparaît dès les origines, comme une réponse aux craintes de la mort. Nerval calque un modèle poétique explicitement, puisqu'il cite Dante (et à l'arrière-plan de Dante, nous pouvons lire Virgile, et à l'arrière-plan de Virgile, Homère). Sous la conduite d'un poète, un autre poète traverse le royaume des morts, avec pour enjeu, un savoir eschatologique.

Les ombres des morts jouent un rôle d'informateurs, de prédiction avec la génération descendante des races de l'avenir, mais aussi assurent une continuité affective. Les figures des morts appartiennent naturellement au monde des morts, et sur la scène du Rêve, le "souterrain vague qui s'éclaire peu à peu" installe, sous forme d'un spectacle à venir, le décor funèbre et le théâtre des ombres. "Les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes" investies dans le texte occupent une position initiale et ce sont elles qui accueillent le "moi" sous une autre forme : les doubles, et le Double.

Ce n'est pas dans l'espace souterrain, dans l'espace des morts qu'apparaît dans le texte pour la première fois Aurélia. Mais elle surgit sous forme de fantôme la nuit dans une rue.

Elle a été nommée une première fois (Première partie I p. 696). ‘Une dame que j'avais aimée longtemps et que j'appellerai du nom d'Aurélia était perdue pour moi’ .

Se trouve ainsi posé dès le début, avec l'effacement volontaire des circonstances (peu importent les circonstances ) l'événement majeur, -la perte- , qui se solde par le choix pour le Sujet entre la vie ou la mort. Il faut alors se résoudre à mourir ou à vivre .

Ego a fait le choix de la vie et cherche à cacher ses idées mélancoliques. Un premier simulacre préfigure la transformation où tout va se jouer pour lui: Le faux amour (tous les termes concordent "empruntais", "factice", "formules", "apparence de sincérité", "en l'abusant"...) qui l'a trompé lui-même, le reconduit à l'amour unique et à une autre vie.

"Un soir, vers minuit, je remontais un faubourg où se trouvait ma demeure, lorsque levant les yeux par hasard, je remarquai le numéro d'une maison éclairé par un réverbère. Ce nombre était celui de mon âge. Aussitôt, en baissant les yeux, je vis devant moi une femme au teint blême, aux yeux caves, qui me semblait avoir les traits d'Aurélia. Je me dis : C'est sa mort ou la mienne qui m'est annoncée! Mais je ne sais pourquoi j'en restai à la deuxième supposition, et je me frappai de cette idée, que ce devait être le lendemain à la même heure."

C'est la deuxième fois que le nom d'Aurélia est prononcé. Disparition, effacement, effacement dans l'écriture.253Le nom d'Aurélia réapparaît en VII- 1° partie, à propos d'un rêve, où le jardin finit par prendre l'aspect d'un cimetière : ‘Ce rêve si heureux à son début me jeta dans une grande perplexité. Que signifiait-il? Je ne le sus que plus tard. Aurélia était morte’ .

L'annonce de la mort d'Aurélia, préfigurée par la rencontre de son fantôme254est faite par une anticipation du discours. Si on regarde l'accès à la conscience du sujet, elle est différée, remplacée par sa propre mort, ce qui pourrait être l'expression figurative du refus et de la dénégation : ‘Sa mort ou la mienne qui m'était annoncée’ .

La mort ne peut être acceptée par le Sujet que quand elle fait sens avec la vie.255Dans les différents manuscrits, l'apparition de la femme avec une figure blême et des yeux caves se déplace de la Mort à la mère ("‘Elle avait la figure blême et les yeux caves; - je me dis : "C'est la mort." / "Cette femme était pour moi le spectre de ma mère, morte en Silésie ."’ (O. C. III, p. 752, 753256)

Le cimetière des rêves devient "celui-même où se trouvait le tombeau d'Aurélia" et dans la seconde partie, Ego détruit définitivement la dernière lettre d'Aurélia et le papier qui lui avait été donné avec l'indication précise de la tombe, ce qui rend impossible dès lors le fait de retrouver sa tombe (Seconde partie, II p. 728)

On peut remarquer qu'Aurélia appartient aux mêmes mondes que le Sujet, du monde réel (réduite à la démarche d'une main tendue et à un regard profond et triste) au monde des Rêves, image persistante, mais sous le signe de la métamorphose, vision funèbre qui prend son sens avec la disparition et l'effacement. Elle partage le même espace avec une impossible conjonction, elle n'apparaît que pour disparaître.

Notes
253.

Nerval utilise le même procédé que nous avons vu dans James, recouvrant les deux femmes d'un pronom ambigü, la , les , elle , sans autre précision.

254.

Dans Homère ( Odyssée, Chant XI), Ulysse voit, parmi les ombres des morts, sa mère qu'il avait laissée vivante à Ithaque. Virgile place, de la même façon, Didon parmi les ombres, et c'est ainsi qu'il apprend son suicide (Enéide, chant VI)

255.

Julia Kristeva, dans Soleil noir / Dépression et Mélancholie , Gallimard, 1987, voit dans le "morcellement schizoïde", une défense contre la mort. Nerval dont la mère est morte en 1810, trouve peu d'appui dans son père. S'identifiant au Chrit mort, il pleure un Dieu dont l'être lui échappe. L'Un ou son Nom étant considéré mort ou nié, la possibilité s'offre de le remplacer par des séries de filiations imaginaires. Ces familles ou fraternités ou doubles mythiques, ésotériques ou historiques que Nerval impose fébrilement à la base de l'Un semblent avoir cependant et en définitive une valeur incantatoire, conjuratoire, rituelle. Plus que leur référent concret, ces noms propres indiquent , plutôt qu'ils ne signifient , une présence massive, incontournable, innommable, comme s'ils étaient l'anaphore de l'objet unique : non pas "l'équivalent symbolique" de la mère, mais le déictique "ceci", vide de signification. Les noms propres sont les gestes qui pointent l'être perdu dont s'échappe d'abord "le soleil noir de la mélancholie", avant que ne s'installe l'objet érotique séparé du sujet endeuillé, en même temps que l'artifice des signes langagiers qui transpose cet objet au plan symbolique. En fin de compte et par-delà leur valeur idéologique, le poème intègre ces anaphores au titre de signes sans signifié, d'infra -, de supra -signes qui, par delà la communication,essaient de toucher l'objet mort ou intouchable, de s'approprier l'être innommable. (...) Nerval formule ainsi le triomphe provisoire de cette véritable treille de noms propres hissés de l'abîme de la "Chose perdue": Je criai longtemps, invoquant ma mère sous les noms donnés aux divinités antiques. (Fragments du manuscrit d'Aurélia , in O. C., tome III, p. 754)

256.

Les références de pages, sauf indication particulière, sont données dans Nerval, Oeuvres complètes , Pléiade, Gallimard, 3 vol. , nouvelle édition sous la direction de Jean Guillaume et Claude Pichois.