2 - Melancholia, un auto-portrait spirituel

Si on s'en tient à l'ordre du texte, après l'apparition nocturne de la femme qui semble avoir les traits d'Aurélia, vient tout aussitôt dans le récit, un rêve d'où le Sujet sortira transformé. Julia Kristeva décrit ainsi l'enchaînement des séquences : "mort de la femme (mère) aimée, identification avec celle-ci et avec la mort, mise en place d'un espace de solitude psychique soutenu par la perception d'une forme bi-sexuelle ou a-sexuelle, et enfin éclatement de la tristesse que résume la mention de Dürer".

‘Cette nuit-là, je fis un rêve qui me confirma dans ma pensée. - J'errais dans un vaste édifice composé de plusieurs salles, dont les unes étaient consacrées à l'étude, d'autres à la conversation ou aux discussions philosophiques. Je m'arrêtai avec intérêt dans une des premières où je crus reconnaître mes anciens maîtres et mes anciens condisciples. Les leçons continuaient sur les auteurs grecs ou latins, avec ce bourdonnement monotone qui semble une prière à la déesse Mnémosyne. - Je passai dans une autre salle, où avaient lieu des conférences philosophiques. J'y pris part quelque temps, puis j'en sortis pour chercher ma chambre dans une sorte d'hôtellerie aux escaliers immenses, pleine de voyageurs affairés. Je me perdis plusieurs fois dans les longs corridors, et en traversant une des galeries centrales, je fus frappé d'un spectacle étrange. Un être d'une grandeur démesurée, - homme ou femme, je ne sais, - voltigeait péniblement au-dessus de l'espace et semblait se débattre parmi des nuages épais. Manquant d'haleine et de force, il tomba enfin au milieu de la cour obscure, accrochant et froissant ses ailes le long des toits et des balustres. Je pus le contempler un instant. Il était coloré de teintes vermeilles, et ses ailes brillaient de mille reflets changeants. Vêtu d'une longue robe à plis antiques, il ressemblait à l'ange de la mélancholie, d'Albrecht Dürer. - Je ne pus m'empêcher de pousser des cris d'effroi, qui me réveillèrent en sursaut.’

La description part d'un espace supérieur au-dessus de l'espace (au milieu des nuages qui bouchent l'azur), pour aboutir en bas, au milieu de la cour, et transforme ce qui pourrait être un espace ouvert en un espace clos, comme peut l'être un espace pictural où s'achève tout mouvement.

Haut versus bas, espace céleste versus espace terrestre avec les limites (balustres, toits). Le vol lourd d'un être encagé : un androgyne (cf. Manuscrits antérieurs ou postérieurs remis à la Revue de Paris 257 )

Ce qui devrait faire la force de l'être, sa grandeur, -- ses ailes --, contribue à sa chute.

La gravure de Dürer qui apparaît à plusieurs reprises dans l'oeuvre poétique et graphique de William Blake, très aimée des Romantiques, est citée dans El Desdichado :

Ma seule étoile est morte, - et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie 258

Mise en mouvement, la gravure en noir et blanc de Dürer est aussi mise en couleurs (couleurs empruntées à William Blake? ), avec des teintes vermeilles et des reflets changeants. La Mélancholie ailée de Dürer259 avec sa "robe longue à plis antiques" décrite par Nerval est assise dans la gravure, presque accroupie, tapie sur le sol, sa robe à plis autour d'elle, cheveux épars, yeux grand ouverts, avec ses instruments de travail ( un compas...) inutilisés, avec découragement. Le sol est jonché d'outils de mesure, du nombre, et du poids. Alors que le rêveur utilise dans sa vision un élément et le transforme, des traits non retenus répondent en écho à la déambulation antérieure, véritable parcours de connaissance - assujetti à des principes scientifiques260.

Dans la gravure d'Albert Dürer, le titre Melencolia I est inscrit sur les ailes d'une chauve-souris qui pousse un cri, sans doute le cri qui réveille en sursaut le dormeur de Nerval. Un couplage évident pour celui qui regarde la gravure de Dürer réunit la composition de Dürer et le premier rêve d'Aurélia

L'utilisation emblématique de la Mélancholie oriente le rêve.

A travers l'utilisation de Melencolia I de Dürer, peut se lire une relation entre le Rêveur et la mélancholie. La Mélancholie est associée à la Chute de l'homme. La longue étude de Panofsky261 analyse l'utilisation faite par Albrecht Dürer de la matrice d'une figure popularisée avant lui par les almanachs, les calendriers et les encyclopédies ou ouvrages médicaux. La Mélancholie est associée à la Chute de l'homme causée par la faute originelle. La prédominance d'une des quatre humeurs, l'humeur mélancholique (, noir et ó , bile) peut entraîner la maladie et la mort.

La mélancolie dénote aussi le génie et la folie. La célébration néoplatonicienne du mélancolique s'accompagne de la célébration de Saturne: tout ce qu'on estime de nature mélancolique (être vivant ou plante) est sous la dépendance de Saturne, Saturne le dieu père castré qui porte aussi avec lui l'image de la mort.

En relation avec le génie et la folie, l'esprit saturnien, fracassé dans son élan, héritier de la Melencolia I de Dürer, apparaît dans le Rêve comme un rappel de la chute et une promesse d'élévation. On peut donc dans la figure rêvée qui se place sous le signe de la gravure de Dürer, voir un Double du rêveur.

La première phase de la transformation du Sujet, après cette double rencontre de la femme fantôme qui ressemble à Aurélia262 et le rêve de la chute de l'Ange de Dürer, fait du Sujet un savant capable de disserter sur des sujets mystiques, et c'est dans ce sentiment d'omniscience (‘Il me semblait que je savais tout, et que les mystères du monde se révélaient à moi dans ces heures suprêmes’ ) qu'il se prépare à la mort annoncée la veille.

Ce Moi tout puissant pourtant est disqualifié par le moi poétique qui introduit le doute et dévalorise les croyances du moi rêveur. La quête de l'Etoile n'est qu'une illusion, et ce n'est pas vers la mort que marchait Je mais une croisée de trois rues et l'arrestation / arrêt de la marche à l'étoile.

Notes
257.

Léviathan, aux ailes noires, vole lourdement à l'entour (O. C. Pléiade, tome 3, p. 755) Une première version de la Mélancholie apparaît en 1846 dans Le Voyage en Orient : Le soleil noir de la mélancolie, qui verse des rayons obscurs sur le front de l'ange rêveur d'Albert Dürer, se lève aussi parfois aux plaines lumineuses du Nil, comme sur les bords du Rhin, dans un froid paysage d'Allemagne. J'avouerai même qu'à défaut de brouillard, la poussière est un triste voile aux clartés d'un jour d'Orient. (Les femmes du Caire , p. 301 )

Vers 4 du sonnet El Desdichado 1853

258.

Voici le commentaire donné par Henri Lemaître, (Gérard de Nerval, Oeuvres , Garnier, 1958, tome I p. 694, note 7): Gérard est hanté par la gravure de Dürer dont la reproduction en tête du premier numéro d'une revue contenant aussi un éloge de Jenny Colon (Le Carroussel, 1836) montre que cette obsession de la Mélancolie était, dans la vie intérieure, associée à l'obsession de la femme.

259.

Voir Annexes, tome 2, p. IX)

260.

Julia Kristeva met l'accent sur la prière à la déesse Mnémosyne :"Le poème nervalien a ainsi une fonction hautement mnémotique(...), au sens d'une commémoration de la genèse des symboles et de la vie fantasmatique en des textes qui deviennent la seule vie "réelle" de l'artiste."(op.cit., p. 176)

261.

Erwin Panofsky, La vie et l'art d'Albrecht Durer , 1943, 1987, Hazan pour l'édition française.

262.

La mort inscrite sur le visage de la femme fantôme, qu'elle soit Aurélia, la mère morte ou la Mort même, donne au Double une fonction prédictive, il annonce que le monde va finir avec lui.