3 - L'énonciation. Je est un autre

Ici a commencé pour moi ce que j'appellerai l'épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double, - et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m'arrivait. Seulement mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce que l'on appelle illusion, selon la raison humaine...
Cette idée m'est revenue bien des fois que, dans certains moments graves de la vie, tel Esprit du monde extérieur s'incarnait tout à coup en la forme d'une personne ordinaire, et agissait ou tentait d'agir sur nous, sans que cette personne en eût la connaissance ou en gardât le souvenir
.’

Le début du chapitre III dans la 1° partie occupe une position presque similaire au début du premier chapitre. Il n'appartient pas au récit des aventures essentiellement nocturnes de Je . Il marque qu'une étape irréversible a été franchie et introduit, avec un arrêt dans la suite des événements de la nuit, la présentation de deux logiques : la logique de Je et la perception qu'il a de ce qu'il peut faire, avec le souvenir de ce qu'il en garde, et ce qu'on pourrait appeler, selon l'expression de Greimas, la logique de l'acteur social qui s'en tient à l'apparence. Les points de suspension brouillent la suite du texte.

Qui parle à la première personne dans le second paragraphe pour dire l'incarnation d'un Esprit du monde extérieur dans la forme d'une personne ordinaire? Le bien des fois dans "cette idée m'est revenue bien des fois" suggère qu'un accord se fait entre le Sujet "souffrant"(il n'apparaît pas depuis le début du chapitre sous forme de sujet grammatical, et il est opacifié par le nous dans "tel Esprit du monde extérieur" "tentait d'agir sur nous" et le Sujet de l'écriture. L'énonciateur prend en charge, à son compte, la quête du Sujet. L'emploi de nous (rappel de "notre pensée", "nous" deux fois dans l'ouverture) réintègre je qu'on aurait pu croire malade ou fou dans un même champ de croyances.

L'intervention de Paul ***, à la fin du chapitre précédent,263 est l'intervention de l'apôtre, intervention placée sous le signe de la métamorphose : Paul grandit et prend les traits de l'apôtre. L'espace même se modifie, s'élève, devient l'espace divin, une colline entourée de vastes solitudes‘. Je croyais voir le lieu où nous étions s'élever, et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine; - sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique ’

La distance que prend le Sujet de l'écriture que nous appellerons S2 par rapport au sujet de la quête S1, varie sous la pression plus ou moins affirmée du discours social. Situés dans deux espaces de temps et de lieu distincts, ils se distinguent par la nature du croire et du savoir. Je écrivain détient un savoir sur la valeur des valeurs du Rêveur, et il exerce sur ce qu'il a vécu, sur ce qu'il a vu quand il souffre de "sa maladie rêveuse", par intermittence, un rappel, suggérant et voilant à tout instant. Cet effort pour atteindre sincèrement par l'écriture les émotions, les perceptions les plus intimes, la vérité de l'être, qui échappent à tout contrôle, se double de réserves qui font interpréter et sanctionner des comportements d'exception en termes de normalité, de "rôles sociaux" et de "stéréotypes pathémiques" ou "cognitifs", pour reprendre les termes greimassiens.

Je écrivain a donc un double langage qui le place lui-même face à un double, empêtré de pensée commune.

Si je me proposais un but que je crois utile, je m'arrêterais ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ici, et je n'essayerais pas de décrire ce que j'éprouvai ensuite dans une série de visions insensées peut-être, ou vulgairement maladives ( 1° partie chap. III, p. 700, O.C. III )’

C'est avec un lyrisme religieux qu'est décrite la marche en direction de l'étoile de S1 : débarrassé de ses habits terrestres, il est vu au-delà du miroir, dans un autre espace. ‘La route semblait s'élever toujours et l'étoile s'agrandir’ L'excès même de l'élan qui l'emporte fait redescendre le Sujet sur terre. Il y a de la moquerie, une légère ironie dans le récit décalé, légèrement ostentatoire que fait S2, et le rappel à l'ordre, c'est à dire S1 couché sur un lit de camp. La position horizontale qui peut être aussi celle du dormeur manifeste le corps, la terre, la société des hommes. Un double mouvement rythme le chapitre III, la chute d'un corps et sa pesanteur, la descente, et une ascension qui est la marche ascendante vers l'étoile.

S'amorce dans le même temps une désagrégation où le sujet se brise, et témoigne de la brisure, une seconde fois par l'écriture. Des apparitions de figures rayonnantes se meuvent et se fondent tour à tour jusqu'à l'apparition d'une divinité unique, toujours la même, dans les splendeurs du ciel. La figure identique de la divinité est prise dans un jeu perpétuel de rapprochement et d'éloignement, un mouvement qui se fait et se défait continuellement pour revenir à l'immobilité 264. La structuration sérielle de l'espace organise dans l'infini d'immenses cercle concentriques, à l'image de ce qui se passe dans l'eau, en rupture avec la verticalité de la chute et l'horizontalité du corps couché.

Je fermai les yeux et j'entrai dans un état d'esprit confus où les figures fantasques ou réelles se brisaient en mille apparences fugitives. ’

Ces images mouvantes et brisées suppriment tout repère du temps et de l'espace, et contribuent au dédoublement du Sujet.

Dans une projection onirique et fantasmée, Je entend et voit son Double arrêté comme lui et libéré.

‘Couché sur un lit de camp, j'entendais que les soldats s'entretenaient d'un inconnu arrêté comme moi et dont la voix avait retenti dans la même salle. Par un singulier effet de vibration, il me semblait que cette voix résonnait dans ma poitrine et que mon âme se dédoublait pour ainsi dire, - distinctement partagée entre la vision et la réalité. Un instant j'eus l'idée de me retourner avec effort vers celui dont il était question, puis je frémis en me rappelant une tradition bien connue en Allemagne, qui dit que chaque homme a un double , et que lorsqu'il le voit, la mort est proche.-(... ) Un instant je vis près de moi deux de mes amis qui me réclamaient, les soldats me désignèrent; puis la porte s'ouvrit, et quelqu'un de ma taille, dont je ne voyais pas la figure, sortit avec mes amis que je rappelais en vain. - Mais on se trompe! m'écriai-je; c'est moi qu'ils sont venus chercher et c'est un autre qui sort! - Je fis tant de bruit, que l'on me mit au cachot.’

Les doubles de la veille ont toujours un support réel, et sont une transfiguration, comme nous l'avons vu, de personnes ou d'objets matériels qui entourent le Sujet, caractérisés par une pénombre qui en modifie la forme et une décomposition des couleurs. Le rêve en continue la probabilité. Il y a donc effacement des limites entre le Sujet et l'objet de sa vision, entre le "réel" et le rêve, transfiguration au sens propre.

Julia Kristeva265 installe les figures du Double chez le dépressif comme la mise en place de la Chose266 perçue élément frontalier du moi, sans que le moi parvienne à se mobiliser pour en faire une constructrice de séparations et de frontières, mais la chose s'inscrit en lui, premier étranger, "autre archaïque", haï et désiré, qui échappe encore à la nomination, et qui ne peut se présenter qu'en tant que cri. La notion de clivage 267 permet d'interpréter la non-intégration qui empêche la cohésion du moi, et de comprendre le fonctionnement des différentes figures du double, variations sur le Double féminin, et Double masculin.

‘"Loin de refouler le désagrément que comporte la perte de l'objet (perte archaïque ou perte actuelle), le mélancolique installe la Chose ou l'objet perdu en soi, s'identifiant d'une part aux aspects bénéfiques et d'autre part aux aspects maléfiques de la perte. Nous voici face à une première condition du dédoublement de son moi, amorçant une série d'identifications contradictoires que le travail de l'imaginaire essaiera de concilier : juge tyrannique et victime, idéal inaccessible ou malade irrécupérable, etc... Les figures vont se succéder, se rencontrer, se poursuivre ou s'aimer, se soigner, se rejeter? Frères, amis ou ennemis, les doubles pourront engager une véritable dramaturgie de l'homosexualité.
Toutefois, lorsqu'un des personnages se sera identifié avec le sexe féminin de l'objet perdu, la tentative de conciliation débouchera sur une féminisation du locuteur ou sur l'androgynie. (...) Elle et lui, la vie et la mort, sont ici des entités qui se reflètent en miroir, interchangeables."268
Notes
263.

Le fait que Nerval a sur le manuscrit corrigé Chenavard en Paul ***, puis Paul permet d'établir l'espace religieux.

264.

Jean-Nicolas Illouz fait remarquer l'importance des séries dans "l'expérience onirique, délirante ou spirituelle" dont Aurélia tente la relation. "La scène du rêve compose un espace imaginaire. Elle est une reviviscence de l'espace archaïque et marque une régression à l'espace fusionnel : abolissant la séparation du sujet et de l'objet, elle ignore la troisième dimension qui ne s'acquiert qu'avec la possibilité de symboliser l'objet perdu. La profondeur s'y donne seulement dans le leurre d'un jeu de miroirs, sans qu'il y ait de distance réelle entre un point et sa réduplication infinie. Cette structuration sérielle de l'espace onirique ne permet pas de mettre à distance l'objet ni de le "fixer" dans l'écart de sa représentation : elle porte la marque de l'ordre de l'imaginaire et trahit l'impossible accomplissement du deuil de la chose archaïque." Nerval Le "rêveur en prose" Imaginaire et écriture , Puf écrivains, 1997

265.

Op. cit. p. 24, 25

266.

La Chose , das Ding de Freud, après lecture de Lacan (voir Le séminaire du 9 décembre 1959, livre VII, L'Ethique de la psychanalyse, Seuil, 1986, p. 58 et sq. )

267.

Julia Kristeva se réfère à la notion du clivage telle qu'elle a été mise en place par Mélanie Klein. "Elle distingue un clivage binaire (la distinction entre "bon" et "mauvais"objet assurant l'unité du moi) et un clivage morcelant, ce dernier affectant non seulement l'objet mais en contre-partie, le moi lui-même qui littéralement "tombe en morceaux" (falling into pieces ) ". Julia Kristeva, op cit. p.28 cf. M. Klein, Développements de la psychanalyse , PUF, Paris 1966 (Developments in Psycho-analysis , Londres, Hoghart Press, 1952)

268.

Julia Kristeva, op. cit. p. 177, 178)