5 - Les images ou le simulacre de la création.

A l'intérieur de la maladie, les révélations de l'espace transcendantal sont passées par la médiation du rêve. A la fin du chapitre VI une menace de transformation est apparue à l'intérieur des rêves : cimetière, voix qui disaient L'Univers est dans la nuit .

Rendu à la santé sans retrouver la raison, le narrateur a recours à la création artistique pour fixer les images dont il lui semble voir les formes. Les chapitres VII, VIII correspondent à une description des oeuvres du Sujet réalisant une série de fresques. La représentation d'Aurélia reproduit l'image vue en rêve. Mais il essaie aussi de façonner avec de la terre le corps de la femme aimée. Les "fous" ( c'est la première apparition du terme ) détruisent cette image. Apparaît un Destinateur jusque là laissé dans l'ombre: ‘On me donna du papier’ . Et la représentation suscite le rêve. L'écriture mêlée de dessins avec une utilisation de toutes les langues connues vise à représenter une cosmogonie‘, une sorte d'histoire du monde mêlée de souvenirs d'études et de fragments de songes’ . Le Sujet prend en charge un discours historique, mais en faisant intervenir le rêve, il transforme en vision ces premiers jours de la création, avec sous la pâle lumière des astres, une étoile plus lumineuse.

On peut observer qu'on est parti dans ce cadre de faux-semblant de sortes de fresques ( c'est le terme employé ) à la façon des peintures égyptiennes ou des fresques d'Herculanum, pour traverser l'écriture, et qu'on aboutit à la glaise originelle, l'argile encore molle -- la terre avec laquelle il tente de figurer le corps de la femme aimée --, ce qui place , nous le verrons plus loin, l'utilisateur de la glaise en situation d'un Dieu qui façonne le monde.275

‘Je peuplais les coteaux et les nuages de figures divines dont il me semblait voir distinctement les formes.- Je voulus fixer davantage mes pensées favorites, et à l'aide de charbons et de morceaux de briques que je ramassais, je couvris bientôt les murs d'une série de fresques où se réalisaient mes impressions. Une figure dominait toujours les autres; c'était celle d'Aurélia, peinte sous les traits d'une divinité, telle qu'elle m'était apparue dans mon rêve. Sous ses pieds tournait une roue, et les dieux lui faisaient cortège. Je parvins à colorier ce groupe en exprimant le suc des herbes et des fleurs. -- Que de fois j'ai rêvé devant cette chère idole! Je fis plus, je tentai de figurer avec de la terre le corps de celle que j'aimais; tous les matins mon travail était à refaire, car les fous, jaloux de mon bonheur, se plaisaient à en détruire l'image. On me donna du papier, et pendant longtemps je m'appliquai à représenter, par mille figures accompagnées de récits de vers et d'inscriptions en toutes les langues connues, une sorte d'histoire du monde mêlée de souvenirs d'étude et de fragments de songes que ma préoccupation rendait plus sensible ou qui en prolongeaient la durée
( Première partie VII, p. 711, O.C. III ) ’

Le texte procède ensuite par une série de tableaux qui semblent défiler à la façon des dioramas. Pas d'autres protagonistes que les premiers germes de la création avec utilisation répétitive de s'élevaient , s'élançaient , se formaient comme si le texte s'engendrait lui-même sous les yeux du lecteur, sans autre spectateur.

On retrouve le Sujet au milieu des combats auxquels il participe en conjonction totale avec les monstres préhistoriques.

‘( ...) dans le désordre de la nature, ils se livraient des combats auxquels je prenais part moi-même, car j'avais un corps aussi étrange que les leurs’.. (Première partie, VIII, p. 712, O.C. III ) Je est repris par nos solitudes dans la phrase qui suit.

La lumière qui éclaire la scène est empruntée à la clarté lunaire, source de la lumière de l'étoile. Des figures se détachent par leur clarté propre, c'est une déesse rayonnante qui guide l'évolution (voir plus loin le Museum) des êtres dans ces nouveaux "avatars". Les figures toujours en transformation ne peuvent être fixées, ni dans leur réalité, ni dans leur représentation ( tous les matins , le travail est à refaire ). Les simulacres que sont le récit ou les figures peintes de la fiction désignent un trou irréparable 276.

Le Sujet s'absorbe, comme il le dira dans la deuxième partie, dans la somme des êtres. Il trouve ensuite sa place chez les nécromants que le narrateur caractérise et qualifie par leur savoir et leur assurance de pouvoir renaître sous une autre forme : ils ont emporté dans les demeures souterraines les secrets de la divine cabale qui lie les mondes. ‘De puissants cabalistes les enfermaient, à l'approche de leur mort dans des sépulcres bien gardés (...). Longtemps encore ils gardaient les apparences de la vie, puis semblables à la chrysalide qui file son cocon, ils s'endormaient quarante jours pour renaître plus tard sous la forme d'un jeune enfant qu'on appelait plus tard à l'empire’ . Par empathie le héros souffre de l'exil et de la captivité. Il accompagne dans la mort et le salut retrouvé ( l'Arche de Noé ) les images maudites des civilisations qui meurent pour renaître dans un cycle ininterrompu.

A s'identifier avec les mondes disparus, il perd son identité et son individualité ), caché dans le texte où se multiplient métaphoriquement les souterrains, les hypogées, l'enveloppe protectrice du cocon, avec l'assurance d'une création nouvelle et du salut, la promesse toujours réitérée de l'Etoile du soir et de la Mère éternelle, dans un renouvellement perpétuel. Placées sous le signe de la malédiction et de la mort, les races humaines et la vie même sont aussi placées sous le signe du renouvellement et de la création. Les figures violentes de la guerre et de l'extermination, les figures sanglantes des scènes d'orgie et de carnage du monde d'en bas supposent, au-delà de la sanglante destruction, de la mort inévitable, un possible pardon, un rachat virtuel. L'hymne ininterrompu de la terre et des cieux ( l'espace d'en bas et l'espace d'en haut, la terre et les lieux souterrains ), l'harmonie divine permettent l'espérance.

La comparaison des chapitres VIII et IX de la première partie avec un passage du chapitre X permet d'entrevoir le parcours de Je. Perdu ou instruit par les simulacres qu'il a mis en place en VII et et VIII, il est soi-disant guéri. En X, il veut être le maître de ses rêves ( voir Rimbaud ), et se retrouvant dans le monde souterrain, il voit modeler en glaise "un animal énorme de la forme d'un lama, mais qui paraissait devoir être muni de grandes ailes".

Ce rêve annoncé grimaçant et bizarre dénonce les limites de l'art, fausse création, illusion de vie, illusion de création peut-être qui, malgré la présence du feu sacré de la terre, ne peut créer la vie. La phrase ambigüe "Je m'arrêtai à contempler ce chef d'oeuvre, où l'on semblait avoir surpris les secrets de la création divine" est suivie par la reconnaissance des limites de l'illusion‘: Ne créerait-on pas aussi des hommes? dis-je à l'un des travailleurs, mais il répliqua : "Les hommes viennent d'en haut et non d'en bas : pouvons-nous nous créer nous-mêmes?"’

Il n'est pas indifférent que l'animal énorme ailé, le monstre ailé, statue de glaise vienne après la chute de la Melancholia ailée du premier rêve. Pour pouvoir aller plus loin, il fallait sans doute que le Sujet soit troublé dans toutes ses certitudes, y compris sa croyance dans l'art.

*

La seconde partie d'Aurélia fait appel en épigraphe à Eurydice! Eurydice! double imploration, mais aussi répétition insistante de la perte. C'est répéter le cri d'Orphée, le poète descendu aux enfers, pleurant sa bien aimée Eurydice irrémédiablement perdue, par sa propre faute. L'âme incertaine, qui flotte entre la vie et le rêve, plongée dans le désespoir, avant même que le cadre spatio-temporel ne soit défini, veut faire que la mort ne soit pas le néant, et cherche à reconstruire un "édifice mystique".

Le Sujet découvre ou redécouvre ce qu'il avait oublié, une larme versée et c'est avec cette larme qu'il part à la quête de Dieu et de la Vie spirituelle. Il ne peut pas nier ce qu'il sait.

Au sortir d'un cycle qu'il définit de synthèse et d'analyse, de croyance et de négation, il lui faut s'engager dans un autre cycle, de purification et retrouver "la lettre perdue ou le signe effacé". Le feu central, l'esprit de l'Etre-Dieu qu'il n'a pas trouvé dans les simulacres, il peut le trouver dans l'Autre. L'homme image de Dieu constitue le premier Double.

L'esprit de l'Etre-Dieu reproduit et pour ainsi dire reflété sur la terre, devenait le type commun des âmes humaines dont chacune, par suite était à la fois homme et Dieu. ( 2° partie I p. 724, O.C. III )’
Notes
275.

Jean- Nicolas Illouz met en évidence une "scénographie du rêve qui se réfère à un modèle théâtral ou pictural dès le début d'Aurélia, où, dans les premiers instants du sommeil, le rêve dévoile une scène qui "s'éclaire peu à peu" et d'où "se dégagent" de "pâles figures gravement immobiles". Cette qualité plastique pourrait, selon lui, être un élément de distanciation, mais aussi permettre à l'artiste de cesser de subir, pour être capable de reproduire les chimères du rêve sur la "scène magique" du texte. Le récit met en abyme sa propre fascination pour l'image en décrivant les séries de fresques que le sujet a tracées sur les murs de l'asile. ( p. 167, Nerval Le "rêveur en prose" Imaginaire et écriture , PUF écrivains, 1997 )

276.

"Si la figure d'Aurélia se détache de ces séries, elle apparaît toujours "sous les traits" d'une autre, et escortée du cortège des dieux qui sont comme les reflets de ses incarnations successives. (...) Aurélia est comme envahie d'une immense dépression qui dérobe au récit toute matière et rend inopérantes aussi bien la substitution de la fiction que son articulation dans l'ordre de la narration."p. 168, 172, Illouz, op. cit.