6 - Le Rêve de l'Autre. L'enfermement

L'épisode de la visite au malade ( Seconde partie, chapitre I ) transforme les relations du Sujet et de son double usurpateur. C'est un dispositif en miroir qui fait de la vision de son ami malade hospitalisé - il est lui aussi comme Je traité dans "une maison" -, affirmant la valeur mystique de son double, la réponse à sa propre interrogation277.

Le rêve "sublime" du malade qui s'est vu mort en fait un témoin : passé de l'autre côté de la vie, il ne peut qu'avoir une parole vraie. Il est celui qui sait.

‘Il me raconta comment il s'était vu , au plus fort des souffrances de son mal, saisi d'un transport qui lui parut être le moment suprême. Aussitôt la douleur avait cessé comme par prodige. - Ce qu'il me raconta ensuite est impossible à rendre : un rêve sublime dans les espaces les plus vagues de l'infini, une conversation avec un être à la fois différent et participant de lui-même, et à qui, se croyant mort, il demandait où était Dieu. "Mais Dieu est partout, lui répondait son esprit; il est en toi-même et en tous. Il te juge, il t'écoute, il te conseille; c'est toi et moi , qui pensons et rêvons ensemble, - et nous ne nous sommes jamais quittés, et nous sommes éternels!" ’

La question posée dans la Première partie (IX p. 717, O.C.III) trouve ici sa réponse:‘C'était bien lui, ce frère mystique (...) répond à Etait-ce le Double des légendes, ou ce frère mystique que les Orientaux appellent Ferouer ?’ 278

Mais cette découverte désespère le Sujet. Lui qui cherche Dieu découvre qu'il l'a eu en lui et l'a chassé. Alors qu'il cherchait le salut qui le réunirait à Aurélia, il a, par les actes accomplis et la mauvaise lecture des actes de l'Autre, procédé à une auto-destruction. Le désormais final qui clôt le premier chapitre, -- ‘C'était bien lui, ce frère mystique, qui s'éloignait de plus en plus de mon âme et qui m'avertissait en vain! Cet époux préféré, ce roi de gloire, c'est lui qui me juge et me condamne, et qui emporte à jamais dans le ciel celle qu'il m'eût donnée et dont je suis indigne désormais!’ --, marque un point d'arrêt à la quête. Un autre dispositif a donc dû être mis en place à partir de la vision première du mourant. Dieu entrevu par le malade amène au jour et à la lumière, en contrepoint, le Double vu par le Sujet. Ce qui est donné à voir, à partir de l'univers d'un Sujet (le malade), c'est l'univers d'un autre Sujet. Le "toi et moi " a donc un double sens, et ce qui a été énoncé par le malade ménage un lieu pour "Je" auditeur, et lecteur, -- ce qui était annoncé par l'emploi de "on" au début de la séquence --, pour ouvrir une voie à l'interprétation.

Ce qui est ainsi signifié à travers l'aveu de la Faute, c'est un possible rachat de la Faute.

Aurélia définitivement perdue par la faute du Sujet ( "à jamais" ) à la fin du chapitre I de la deuxième partie, réapparaît, mise doublement à distance dans le chapitre II de la deuxième partie :

‘J'allai coucher dans une auberge où j'étais connu. L'hôtelier me parla d'un de mes anciens amis, habitant de la ville, qui, à la suite de spéculations malheureuses, s'était tué d'un coup de pistolet... Le sommeil m'apporta des rêves terribles. Je n'en ai conservé qu'un souvenir confus. -- Je me trouvais dans une salle inconnue et je causais avec quelqu'un du monde extérieur, -- l'ami dont je viens de parler peut-être. Une glace très haute se trouvait derrière nous. En y jetant par hasard un coup d'oeil, il me sembla reconnaître A***. Elle semblait triste et pensive, et tout à coup, soit qu'elle sortît de la glace, soit que passant dans la salle elle se fût reflétée un instant auparavant, cette figure douce et chérie se trouva près de moi. Elle me tendit la main, laissa tomber sur moi un regard douloureux et me dit : "Nous nous reverrons plus tard... à la maison de ton ami." ( Seconde partie II, p. 727, O.C.III ) ’

L'apparition d'Aurélia, c'est la seconde fois dans le récit, vient s'enchâsser avec un dispositif hoffmannien. Alors même que le Sujet, la tête perdue, a sur lui les deux papiers qui lui permettraient de retrouver le tombeau d'Aurélia, au moment de se diriger vers le cimetière, il change de résolution et se rend aux environs de Paris à la recherche d'heureux souvenirs de sa jeunesse. Le voyage à quelques heures de Paris, voyage dans sa jeunesse, le rappel d'autres figures féminines déplace le Sujet vers un ailleurs qui trouve son accomplissement dans le rêve.

L'apparition est caractérisée par son inscription dans une continuité funèbre avec l'annonce finale du suicide d'un ami. Le rêve qui n'est pas volontaire, présente un double aspect : il est à la fois inscription, et effacement, comme le nom d'Aurélia réduit à l'initiale "A" trois fois étoilée. La présence de la glace permet d'établir un reflet et de le faire sortir, de façon figurative, de l'espace imaginaire. "Elle" est en position de sujet grammatical tandis que le Sujet se retrouve Objet, avec la projection et l'espoir d'un "nous" au futur.

Le caractère fugitif et illusoire de l'apparition est pourtant un moment décisif dans le parcours du Sujet, puisqu'il le réinstalle dans un monde ouvert sur un autre plan. L'apparition d'Aurélia atteste une autre instance qui, elle, est irreprésentable, et dont le Sujet a "manqué" la venue : l'Epoux divin279.

On peut voir peut-être ici un moment d'émergence de la constitution du Sujet. Il n'est plus seulement lié au monde des choses et à la perception du monde sensible, il rentre dans une représentation discursive où la Sainte de l'abîme fait écho à sa crainte d'une perte définitive.

La circulation de l'argent dans la deuxième partie d'Aurélia figure tout un circuit presque obsessionnel du rachat. Cela va des pièces d'or et d'argent jetées en l'air par amusement dans un café du boulevard (chapitre V, p. 735, O.C. III ) au début de la nuit parisienne. Georges reçoit la monnaie de la pièce d'or jetée sur le comptoir pour l'achat d'un chapeau. Quand il se prend pour Napoléon, il y a sans doute un lien avec les pièces d'or.

J'ai fait une faute, et je ne pouvais découvrir laquelle en consultant ma mémoire que je croyais être celle de Napoléon... Il y a quelque chose que je n'ai point payé par ici .
( Seconde partie, chapitre Vp. 737, O.C.III ) ’

Rendre l'équivalent de tout ce qu'il peut devoir, marque la nouvelle attitude du Sujet. Mais, devant la masse des réparations à faire, son impuissance l'écrase. Il veut rendre l'argent donné en avance sur un travail de traduction non fait, par un poète allemand. Le rachat spirituel est mis en relation dans la vie "normale" avec les deux faces du rachat matériel : matérialité des dettes et matérialité de tout achat.

On peut établir une relation entre la description que fait le Sujet de sa chambre et juste après, séparée par une ligne en pointillé, la description d'une chambre où il se trouve enfermé.

Un segment de texte antérieur a introduit la transfiguration du lieu d'enfermement, avec un regard derrière les vitres, par un jeu d'ombres qui a quelque chose de l'expressionnisme du cinéma muet :

‘Outre le promenoir, nous avions encore une salle dont les vitres rayées perpendiculairement donnaient sur un horizon de verdure. En regardant derrière ces vitres la ligne des bâtiments extérieurs, je voyais se découper la façade et les fenêtres en mille pavillons ornés d'arabesques, et surmontés de découpures et d'aiguilles qui me rappelaient les kiosques impériaux bordant le Bosphore. ’

La description de sa chambre,"à l'extrémité d'un corridor habité d'un côté par les fous et de l'autre par les domestiques", est la création d'un espace propre au Sujet qui se met en scène lui-même, et prépare son décor, à la façon d'un décor de théâtre. "C'est un capharnaüm comme celui du docteur Faust", lieu de mémoire aussi, qui rassemble les "débris" de sa vie passée.

‘Un narguilé rapporté de Constantinople, une grande coupe d'albâtre, un vase de cristal; des panneaux de boiseries provenant de la démolition d'une vieille maison que j'avais habitée sur l'emplacement du Louvre, et couverte de peintures mythologiques par des amis aujourd'hui célèbres (...). Je me suis plu pendant quelques jours à ranger tout cela, à créer dans la mansarde étroite un ensemble bizarre qui tient du palais et de la chaumière, et qui résume assez bien mon existence errante. J'ai suspendu au-dessus de mon lit mes vêtements arabes, mes deux cachemires industrieusement reprisés, une gourde de pélerin, un carnier de chasse. Au-dessus de la bibliothèque s'étale un vaste plan du Caire; une console de bambou, dressée à mon chevet, supporte un plateau de l'Inde vernissé où je puis disposer mes ustensiles de toilette.’

Comme le narrateur a plaisir à garder des traces matérielles d'un passé qui n'est pas le sien (table antique à trépied à bec d'aigle, meubles du dix-septième et dix-huitième siècles, lit à baldaquin ) et de son propre passé, il classe dans ses tiroirs des fragments de correspondance et d'écrits anciens. Dans sa lutte contre la folie et la mort, le sujet semble à la fois prendre acte d'un morcellement -- débris, restes confus, capharnaüm -- , et tenter une recomposition au travers de ces morceaux épars, l'écriture elle-même figurant avec ses trous --- points de suspension, manques, nom mangé -- la déconstruction toujours présente.

‘Avec quelles délices, j'ai pu classer dans mes tiroirs l'amas de mes notes et de mes correspondances intimes ou publiques, obscures ou illustres, comme les a faites le hasard des rencontres ou des pays lointains que j'ai parcourus. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. Ô bonheur! ô tristesse mortelle! ces caractères jaunis, ces lettres à demi froissées, c'est le trésor de mon seul amour... Relisons... Bien des lettres manquent, bien d'autres sont déchirées ou raturées; voici ce que je retrouve :’

Retour sur le passé, régression, répétition, circularité de l'enfermement et du narcissisme. L'espace réel s'ouvre et se défait à la fois en espace imaginaire avec les préoccupations orientales, le goût des débris de mémoire, et, en abyme, les brouillons et les lettres effacées et ce qui a été écrit ou perdu. (p. 742, 743, O.C III).

La Chambre, pour reprendre les termes de Baudelaire280, qui ressemble à une rêverie, une chambre véritablement spirituelle, elle, ne disparaît pas pour être remplacée par la cellule étroite d'une chambre disciplinaire au rez de chaussée. Le sujet reconnaît et recrée entre ces nouveaux murs la chambre féerique :

‘Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase. Un des servants de la maison vint me chercher dans ma cellule et me fit descendre à une chambre du rez-de-chaussée, où il m'enferma. Je continuais mon rêve, et quoique debout, je me croyais enfermé dans une sorte de kiosque oriental. J'en sondai tous les angles et je vis qu'il était octogone. Un divan régnait autour des murs, et il me semblait que ces derniers étaient formés d'une glace épaisse, au-delà de laquelle je voyais briller des trésors, des châles et des tapisseries. Un paysage éclairé par la lune m'apparaissait au travers des treillages de la porte, et il me semblait reconnaître la figure des troncs d'arbre et des rochers. J'avais déjà séjourné là dans quelque autre existence, et je croyais reconnaître les profondes grottes d'Ellorah. (Seconde partie, chapitre VI, p. 743, O.C. III )’

Le rapprochement des textes permet d'observer l'identité du décor qui manifeste la force de la volonté du Sujet autodestinateur, capable, alors qu'il ne peut échapper à l'enfermement de "découper" son champ de vision mentale et de perception, en prenant à son compte la clôture. La présence de la glace épaisse dont nous ne saurons pas à quel monde elle appartient, les châles et les tapisseries qui circulent d'une chambre à l'autre ( transcendant les cachemires industrieusement reprisés) ouvrent l'espace clos sur un paysage qu'il croit reconnaître.

L'acte de transformation est un acte poétique qui fait du Sujet le producteur du texte.

Notes
277.

De l'ami très cher on sait peu de choses, sinon qu'ancien compagnon de plaisirs, il est maintenant très malade, dans une cellule d'anachorète (plusieurs connotations religieuses). La notion de "compagnon" fait de lui, au moment de la visite, un apôtre ( cf. Paul ***, Première partie, chapitre II ), ce qui met en place un espace à dimension religieuse et un récit possible de transfiguration.

278.

Michel Collot (op. cit. p. 47, 48) distingue ainsi les deux visages du Double : "L'expérience spéculaire comporte deux faces : l'une euphorique et magnifiante, l'autre, aliénante et affligeante.(...) Celui-ci apparaît tantôt comme une sorte de Moi Idéal, qui permet au sujet d'échapper à ses limites, tantôt comme un rival, avec qui s'engage une lutte inexpiable et mortelle. Le double peut ainsi jouer un rôle bénéfique de médiateur ou d'adjuvant dans la quête de l'objet mystique ou érotique. Lié par la tradition à la survie de l'âme après la mort, il sert parfois de guide vers l'Autre monde. "

279.

Lacan, reprenant la question ouverte par Freud, analyse le rôle de l'image de l'autre en tant que notre semblable, qui nous situe dans sa similitude dans le registre de l'imaginaire. Il rappelle que l'interdiction de forger le Dieu des images va de pair avec la création de Dieu qui a fait l'homme à son image. C'est le creux de l'image justement qui laisse découvrir Dieu. L'homme aussi en tant qu'image, c'est par le creux que l'image laisse vide qu'il est intéressant - par cela que l'on ne voit pas dans l'image, par l'au-delà de la capture de l'image, le vide de Dieu à découvrir. C'est peut-être la plénitude de l'homme, mais c'est aussi là que Dieu le laisse dans le vide. Or, Dieu, c'est sa puissance même que de s'avancer dans ce vide. Jacques Lacan, Le séminaire, Livre VII, L'Ethique de la psychanalyse , Le Seuil, 1986, p. 231

280.

Le Spleen de Paris. V. p. 277, Baudelaire, Oeuvres complètes, Pléiade,1951