8 - Saturnin

L'épisode de Saturnin occupe une position terminale dans Aurélia et représente, avant l'exaltation lyrique des Mémorables , le terme. ‘L'épreuve , ’ ‘dit l'apparition’ ‘, à laquelle tu étais soumis est venue à son terme .’

Le médecin, pour guérir son malade, le met en présence d'un autre malade, on pourrait dire qu'il fait de son malade (S 1), un sujet opérateur, qui transforme un autre malade (= contribue à sa guérison). Le médecin --mon excellent médecin -- disparaît de la scène dans une sorte de prologue. Si on regarde Saturnin comme sujet d'état et la maladie ( le jeune homme refuse de prendre de la nourriture, il ne peut ni voir, ni parler ), une transformation s'opère. Ce que l'institution médicale n'a pu faire, le Sujet malade le réalise, et Saturnin commence à guérir, retrouvant successivement la possibilité de parler, de voir, de boire. La maladie qu'on peut regarder comme l'anti-Sujet, devient le lieu de la performance, ce à quoi il faut résister.

La transformation de Saturnin est une condition de la transformation du Sujet. Apparemment disjoints -- l'ancien soldat d'Afrique, le jeune homme de la campagne, l'âme simple / l'écrivain --, les deux figures se rejoignent, leurs deux esprits étant réunis par une sorte de magnétisme. Sujet opérateur, sans le savoir, Saturnin transforme son compagnon et le fait sortir du cercle monotone de ses sensations ou de ses souffrances morales.

Saturnin est défini, être silencieux et indéfinissable ‘comme un sphinx aux portes suprêmes de l'existence’ , ce qui le place dans le parcours de la descente aux enfers, sur la frontière qui sépare la vie de la mort. Il participe des deux espaces, ‘vivant placé entre la mort et la vie’ ce qui fait de lui un médiateur, un interprète sublime . Saturnin qui ne peut ou ne veut pas parler est capable, semble-t-il, de transmettre des secrets.

La sympathie et la pitié, sentiments religieux de communion qu'inspire Saturnin à son compagnon le "relèvent" et l'intercession de cette "âme simple et dégagée des liens de la terre" permet au sujet d'obtenir rachat et pardon, dans l'exaltation finale chantée dans les Mémorables .

L'épisode final de Saturnin apparaît à la fin d'Aurélia , comme le symétrique de la vision de la Melencolia I . Au spectacle de l'être nocturne descendant lourdement dans la cour pour s'écraser, s'oppose le spectacle de l'apparition de la divinité qui est redoublée par l'apparition du Messie vainqueur chevauchant entre Saturnin et son compagnon, dans la lumière céleste. Le parcours toujours recommencé, parti au chapitre VI d'un vaste charnier avec les corps tranchés de toutes parts à coups de sabre des femmes, s'élève enfin pour atteindre le ciel et retrouver la beauté dans un décor fleuri de paradis. De la chair mutilée, figure de la création, avec la tour profonde - encore l'image du cercle - qui part de la terre, et monte si haut du côté du ciel, le mouvement vertical peut , après l'ouverture d'une porte latérale qui livre passage à un Saturnin transfiguré, aboutir, dans la joie, à une création nouvelle et à la conjonction du ciel et de la terre régénérée. L'ascension partagée comble sans doute le Sujet dans ses rêves, mais manifestement laisse sur une ligne d'ombre la génération descendante des races de l'avenir. ‘Et je voyais (... ) sur une ligne d'ombre qui se faufilait par un des jours de la porte, la génération descendante des races de l'avenir’

L'épisode de Saturnin est aussi la reprise, un ton au-dessus, de la visite à l'ami malade ( 2° partie, chapitre I ), un pas de plus dans la libération du Sujet. Si on compare les deux interventions, le premier échange montre un Sujet très impressionné par la conversation avec son ami, mais qui consent à l'éloignement de l'espace céleste.

Avec l'aide de Saturnin, il devient capable d'actualiser tout ce qui était virtuel en lui : le partage avec l'Autre 284.

C'est ainsi que je m'encourageais à une audacieuse tentative. Je résolus de fixer le rêve et d'en connaître le secret. Pourquoi, me dis-je, ne point enfin forcer ces portes mystiques, armé de toute ma volonté, et dominer mes sensations, au lieu de les subir .’

L'étude de la construction du Sujet et de sa quête de soi, conduite jusqu'ici en suivant, dans la mesure du possible, l'ordre du texte, et ce qui permettait d'établir une syntaxe narrative, doit pourtant être complétée par la mise en évidence d'un autre mode de fonctionnement du texte, multipliant reprises, renvois, répétitions, qui pourraient être figurés par la présence obsessionnelle du cercle et de tout ce qui s'y rapporte.

La construction circulaire, en miroir, s'achève sur le lyrisme des Mémorables

Dans la deuxième partie, deux chapitres qui se suivent évoquent deux scènes traitées comme deux épreuves d'un même événement. Le chapitre V semble suivre de façon linéaire les événements qui se sont produits au chapitre précédent, en fait il est surtout une variation, une version différente et en même temps semblable du chapitre IV. Les pérégrinations dans Paris, à plusieurs mois de distance, reproduisent les mêmes manifestations, et placent le sujet en crise, dans son impossibilité à assumer le discours social.

A une certaine heure, dans une promenade nocturne du côté des Halles, en entendant sonner l'Eglise de Saint-Eustache, il pense aux luttes des Bourguignons et des Armagnacs et croit voir s'élever autour de lui "les fantômes des combattants". C'est le son de la cloche qui est à l'origine de la vision, sur fond de guerre et d'extermination, de moments d'intolérance et d'exclusion. 285 Dans un deuxième temps, il se prend de querelle avec "un facteur qui portait sur sa poitrine une plaque d'argent , et que je disais être le duc Jean de Bourgogne". Il veut l'empêcher d'entrer dans un cabaret. Dispute, soufflet, querelle, métamorphose. Dans le chapitre précédent, une scène semblable faisait du promeneur le témoin d'une dispute, à la barrière de Clichy, avec la rencontre d'un ouvrier en qui il croyait voir saint Christophe portant le Christ enfant.

Au delà du comportement du Sujet fait de violence et d'opposition à tous ceux que le hasard lui fait rencontrer, la façon dont il malmène l'autre à portée de son visage, le place à la limite de lui-même sans instaurer une autre structure. Le désespoir et les larmes que verse "je", pour son incapacité à séparer les combattants au chapitre IV sont les larmes qu'il voit sur le visage du facteur / Jean sans Peur au chapitre V. ‘Par une singularité que je ne m'explique pas, voyant que je le menaçais de mort, son visage se couvrit de larmes. Je me sentis attendri, et je le laissai passer’.

Ces larmes versées sur lui-même qui affleurent sans cesse dans l'errance désespérée des terrains vagues au chapitre IV, traduisent un sentiment d'impuissance, sans autre horizon que la pensée de se détruire et la mort.

Ces larmes vont encore couvrir son visage, quand il s'agenouille devant l'autel de la Vierge à Saint Eustache ( chapitre VI ).

Ce désespoir s'articule avec l'incapacité et l'impuissance découvertes par "Je" au travers de la violence et de la recherche de la force physique dans ses rapports avec l'autre. ‘Je m'imaginai que c'était saint Christophe portant le Christ, et que j'étais condamné pour avoir manqué de force dans la scène qui venait de se passer’ . La condamnation renvoie à une faute inconnue, -- ‘J'ai fait une faute et je ne pouvais découvrir laquelle’ --, et la recherche d'un rachat lui inspire des dépenses désordonnées et le remboursement de ses dettes.

Une question, toujours la même, tout au long de ces deux périples : comment trouver une sortie, alors que toutes les portes se ferment et répondent à la perte par l'absence? La fermeture du cimetière, le refus du prêtre de le confesser, l'absence du père, témoignent de la vanité et de l' inutilité de tous les recours. Le retour vers le centre de Paris, après ce déplacement d'un lieu à l'autre entre la barrière et le faubourg reconduit le sujet dispersé dans cet intérieur, ce vide dont (il) ne sait plus s'il est à (lui).

Deux sortes de données s'opposent sans autre résolution que l'enfermement à l'hospice de la Charité, rue des Saints Pères : l'absence de père d'un côté, l'averse / déluge qui peut tout emporter (les femmes et les enfants ), la crainte du monde toujours en foule compacte qui risque de l'étouffer comme l'eau risque de le submerger, et d'un autre côté le salut possible et qui commence à briller après l'orage, avec l'espoir d'arriver à déchiffrer les hiéroglyphes.

Le parcours reproduit, à la façon d'un chemin de croix, des étapes signifiantes: la visite au père, qui n'accepte pas l'aide de son fils au chapitre IV (épisode de la bûche), son absence au chapitre V, le bouquet de marguerites, figure faustienne de la mère morte 286. L'absence du père (vivant ) est réparée par la présence florale de la Mère morte. Il n'est pas indifférent que le Jardin des Plantes vienne immédiatement après la visite au père au chapitre V et installe la chaîne darwinienne, renouant avec le passé de l'humanité et son anéantissement possible par le Déluge 287.

Le narrateur jette alors, pour conjurer la montée inquiétante des eaux rue Saint Victor, l'anneau acheté à Saint Eustache -- anneau dont la destinée semble toujours d'être perdu, brisé, jeté, et renouvelé, signe de l'union mystique --, et le contact qui ne s'était pas établi à Notre Dame de Lorette se trouve maintenant établi.

On peut ainsi mettre en parallèle les deux chapitres, pour suivre les répétitions et les transformations :

Désespéré, je me dirigeai en pleurant vers Notre Dame de Lorette, où j'allai me jeter au pied de l'autel de la Vierge, demandant pardon pour mes fautes. Quelque chose en moi me disait :"La Vierge est morte et tes prières sont inutiles. "(...) Je fis glisser de mon doigt une bague d'argent dont le chaton portait gravés ces trois mots arabes : Allah! Mohamed ! Ali ! (...)
Quand tout fut éteint, je me levai et je sortis, me dirigeant vers les Champs- Elysées (...)
Le Christ n'est plus (...)
En entrant, je lui dis que tout était fini et qu'il fallait nous préparer à mourir
Puis je me dis :"(...)C'est le véritable déluge qui commence." L'eau s'élevait dans les rues voisines; je descendis en courant la rue Saint-Victor, et, dans l'idée d'arrêter ce que je croyais l'inondation universelle, je jetai à l'endroit le plus profond l'anneau que j'avais acheté à Saint-Eustache. Vers le même moment l'orage s'apaisa, et un rayon de soleil commença à briller.
L'espoir rentra dans mon âme.
(...)
Pendant mon sommeil, j'eus une vision merveilleuse; Il me semblait que la déesse m'apparaissait, me disant :"Je suis la même que Marie, la même que ta mère (...)"
Notes
284.

Geneviève Mouillaud étudiant la place de tu et de vous remarque que la place de tu ( ou vous ), dans le dialogue engagé par Je , a toujours été occupée par des interlocuteurs du rêve, Marie, Thor, la Mort. C'est la première fois qu'est instauré un échange proche, avec un tutoiement réciproque, me tutoyant, et m'appelant frère (Article dans les Cahiers de l'Herne, op. cit. p. 255 )

285.

Nerval utilise les mêmes éléments dans Angélique , où il se dit oppressé par les souvenirs des lieux et fait des liens anciens entre les Bourguignons, la source des Illuminés, qui cherchent à réformer, avant la Révolution, une société vieillie. Il cite les apparitions prédictives dans les miroirs, les fantômes et autres scènes de fantasmagorie. ( 11° Lettre ) Les Illuminés français et allemands s'entendaient par des rapports d'affiliation. Les doctrines de Weisshaupt et de Jacob Boehme avaient pénétré, chez nous, dans les anciens pays francs et bourguignons, par l'antique sympathie et les relations séculaires des races de même origine.

286.

Je n'ai jamais connu ma mère qui avait voulu suivre mon père aux armées, comme les femmes des anciens Germains; elle mourut de fièvre et de fatigue dans une froide contrée de l'Allemagne, et mon père lui-même ne put diriger là-dessus mes premières idées (chapitre IV ) est repris par J'allai rendre visite à mon père, chez lequel je laissai un bouquet de marguerites, car il était absent . (chapitre V ). Marguerite est le prénom de sa mère, c'est aussi la Marguerite , au centre du Faust de Goethe.

287.

Voir l'eau des larmes dans Alice au pays des Merveilles