10 - L'écriture du double ou l'auto-portrait

On pourrait penser que l'apparition du sosie, pour reprendre l'expression de Kurt Schärer, expliquée, traduite, transcrite, fixée dans les Chimères et Aurélia , disparaît de la vie de l'écrivain. Pourtant l'annotation portée le 1er juin 1854 sur son propre portrait 295 Je suis l'Autre revendique comme un élément de salut la distinction entre un faux Nerval, celui du portrait, et le poète qui s'efforce de se dégager de l'image de lui en train de se former. La lettre adressée à Georges Bell de Strasbourg le 31 mai et 1er juin 1854 constitue une sorte de chambre noire en marge d'Aurélia , où Nerval revient sur des épisodes de sa vie troublée traduits dans le texte poétique ( le rude soufflet, une nuit, à la halle, donné à un quidam ) et à la distinction souhaitée entre le malade que montre le portrait et celui qu'il est :

‘Je tremble de rencontrer ici aux étalages un certain portrait pour lequel on m'a fait poser, lorsque j'étais malade, sous prétexte de biographie nécrologique . Dites partout que c'est mon portrait ressemblant, mais posthume, -- ou bien encore que Mercure avait pris les traits de Sosie et posé à ma place’ .( Pléiade, III, p. 857 ). De ce portrait de lui qu'il refuse, il dit encore qu'il fait trop vrai , condamnant aussi le daguerréotype qui pervertit le goût des artistes.

André Breton décrit ainsi dans Arcane 17 les incriptions, de la main de Nerval, "bien autrement agitantes", qui encadrent le portrait :

‘"en marge supérieure, à gauche "Cigne allemand", au centre "feu G rare", la dépendance de la lettre G et de l'adjectif étant soulignée par un petit signe de liaison. Le passage du G au geai (...) est clairement spécifié, à droite, par le dessin sommaire d'un oiseau en cage. Partant de ce G, je ne puis, quant à moi, m'empêcher de relever dans le portrait la curieuse position de l'index méditativement appuyé au menton et qui, dans la planche, tombe juste au-dessous de la lettre. Mais je doute que les familiers de l'oeuvre de Rimbaud découvrent sans frémissement, en marge inférieure, les mots : "Je suis l'autre" précédés d'un point d'interrogation et comme signés d'un hexagramme à point central (...). Le fameux "JE est un autre" de la "Lettre du Voyant" prend du coup un recul auquel rien ne se faisait attendre"296

Cette photographie de lui faite par les autres, qui lui apparaît travestissement, mensonge, sosie, exacerbe, chez Nerval, le souci de rentrer lui-même dans un processus d'élaboration de son image : la vision qu'il a de lui, il se croit le seul à pouvoir la construire et la détruire, par l'écriture. Ce qui est laid vu par le regard de l'autre, ce qui est malade, fou, il lui reste à l'organiser et à le traduire poétiquement, comme un objet d'art.

Kurt Schärer, dans son article de l'Herne dédié à Alexandre Dumas, voit, avec l'apparition du sosie un phénomène effrayant. ‘Car le sosie se présente comme un ennemi ou un usurpateur qui profite de la ressemblance pour ravir au moi sa place’ . Obsession de l'impuissance, de la castration, le moi faible et déshérité devient la victime de son sosie usurpateur.

Ce dédoublement prend tout son sens, compris dans la dualité cosmique, la dissociation fondamentale qui partage le monde d'en haut et le monde d'en bas.

S'il écrit sa propre histoire, et celle de sa brisure et de son dédoublement, il ne se débarrasse pas pour autant de la crainte de perdre sa substance, il n'écrit pas le journal d'une cure, il cherche, en se posant en traducteur, à laisser aux rêves et aux fantasmes, leur mouvance et leur surgissement. Tour à tour, narrateur, observateur, patient, acteur, dédoublé, il fait varier, dans son écriture , la distance, les rôles, la place et les temps.

La "vacillation"297 de l'identité perçue en marge du portrait où il refuse de se reconnaître et de se laisser enfermer, passe dans la vacillation de l'écriture : Le double se fait miroitement, reflet, chez le sujet, dans la divinité et ses multiples incarnations, dans la déchirure des mondes. L'hésitation constante entre le doute et le vertige de la perte, l'impossible identification, sont poétiquement entretenus par l'écriture. Sans doute, on peut lire le texte d'Aurélia comme une descente orphique aux Enfers, une progression avec une ouverture sur l'Autre représenté par Saturnin, mais l'ébauche d'une initiation réussie est suspendue par des retours et des répétitions, l'oeuvre à faire est dite infaisable, les trous du récit, les preuves annoncées et détruites298, les lambeaux du texte arrachés au dernier vertige, le processus toujours visible d'une construction suivie d'une déconstruction, mettent en place un lieu de nulle part où poser, résoudre sans jamais pouvoir l'abolir la dualité spéculaire.

Le dernier dessin299 de Nerval au crayon semble une illustration de la phase ultime des Mémorables , nous laissant sur une problématique de séries où les reines sont associées aux poètes dans la montée vers la Jérusalem céleste. Parallèlement au texte des Mémorables , le dessin montre une série de sept reines, six portant le prénom de Marie à laquelle sont joints Catherine de Médicis et Charles V. On voit à gauche le Poète représenté avec sa lyre, en costume de Dionysos, couronné de laurier, sur un petit char, une coupe dans une main, et, dans l'autre, le thyrse de Bacchus, lui aussi multiplié par la légende du dessin. Au-dessus du groupe des Reines, deux sirènes soutiennent une conque où est assis une sorte de Bouddha.

Les séries sont à la fois indépendantes et regroupées dans un ensemble qui joint la Poésie, l'Autorité, et la Religion. Dans un coin, en bas à droite, comme abandonné ou à la place de la signature, un petit masque de comédie rappelle que tout n'est que représentation.

Notes
295.

Il s'agit d'un frontispice gravé d'Eugène Gervais, d'après le daguerréotype d'Adolphe Legros. L'exemplaire annoté par Nerval le 1er juin 1854 porte sous la mention Je suis l'autre , une étoile. Voir Annexes, tome 2, p. X

296.

André Breton, Arcane 17 , 1944, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 167, 168

297.

Kurt Schärer parle, à propos du narrateur d'un don de flottement . C'est grâce à ce don de flottement que le narrateur "réussit à suspendre l'oeuvre et à l'isoler en l'écartant à la fois de la réalité vécue , vers laquelle tend l'auteur doué de raison, et de l'irréalité totale qui tente le héros atteint de folie."

298.

Geneviève Mouillaud relève dans Aurélia les lacunes dans les citations : Le narrateur annonce une correspondance qui n'est pas donnée .Les deux points ne donnent sur rien. L'Herne, numéro cité, p. 247. Dans des rouleaux mieux enveloppés que les autres, je retrouve des lettres arabes, des reliques du Caire et de Stamboul. O bonheur ! ô tristesse mortelle ! ces caractères jaunis, ces brouillons effacés, ces lettres à demi froissées, c'est le trésor de mon seul amour... Relisons..; Bien des lettres manquent, bien d'autres sont déchirées ou raturées ; voilà ce que je retrouve :

Une nuit, je parlais et chantais dans une sorte d'extase (...) Seconde partie, VI, p. 743, O.C. III

299.

Les poètes et les reines. Une note de Laurent-Jan indique que le dessin a été réalisé en janvier 1855. Jean Richer en fait le commentaire dans le numéro de L'Herne. Sur un dessin de Gérard de Nerval , p. 105 à 108. Voir Annexes, tome 2, p. XI