1 - Une histoire de fantôme d'Henry James

Le Tour d'Ecrou est le troisième Opéra de Chambre composé par Benjamin Britten en 1954 à l'âge de 41 ans pour être joué à la Fenice dans le cadre de la Biennale de Venise. Il n'a besoin que de sept chanteurs, treize musiciens pour dix-huit instruments, étant entendu que le percusionniste en a dix-huit à sa disposition. Une petite flûte, une flûte alto, un hautbois, un corps anglais, une clarinette, une clarinette basse, un basson, un cor, une harpe, un piano, un célesta, un quatuor à cordes, une contrebasse, et l'ensemble de la percussion. Au départ, une nouvelle écrite par Henry James, soixante-six ans plus tôt ( en 1898, James a cinquante-cinq ans).

Le Tour d'Ecrou est une histoire de fantômes sur le thème du double qui inspire une grande part de l'oeuvre fictionnelle de James. Deux enfants orphelins, dont les parents sont morts aux Indes, sont confiés à une jeune gouvernante inexpérimentée, dans un château de roman, en Angleterre, avec un oncle tuteur à Londres, qui refuse tout contact avec eux. Flora et Miles sont sous l'influence de deux revenants, l'ancienne institutrice et un valet de chambre. La gouvernante, en essayant d'arracher Miles à leur emprise, le voit mourir entre ses mains.

L'histoire noyau commence après un long prologue, nettement détaché, hors chapitres, qui met en scène, de façon presque théâtrale, ce qui sera le récit du Tour d'Ecrou . Le décor, le coin du feu, dans une vieille maison, la nuit de Noël.300 Une première histoire a été racontée, donnée comme le seul cas où une épreuve pareille eût été subie par un enfant. La surenchère fait naître une seconde histoire, un peu à la façon dont on double la mise. Dans la première histoire, il s'agissait d'une apparition dans une vieille maison, comme celle de la veillée, apparition d'une horrible espèce, à un petit garçon qui dormait dans la chambre de sa mère. L'appareil de la "duplication" est déjà en place, puisque la mère se trouve elle aussi en présence de la même vision, et avec la même épouvante. C'est deux jours plus tard, que Douglas donne un tour d'écrou supplémentaire à l'émotion en racontant l'histoire de deux enfants. ‘"If the child gives the effect another turn of the screw, what do you say to two children - ?"’ ‘"We say, of course,"(...)"that they give two turns!"’ 301 Le soir du Massacre des Saints Innocents, Douglas lit à un cercle d'auditeurs, le manuscrit de la gouvernante.

Comme les éléments d'une poupée russe, nous avons trois narrateurs, le "je" qui met en scène la situation narrative, Douglas qui lit le manuscrit de la gouvernante, le "je" de la gouvernante. Les situations de transmission vont se répéter : sur le point de mourir, la "narratrice" a envoyé les pages écrites à Douglas. Douglas, à son tour, fait parvenir le manuscrit au narrateur, quand il se sent près de la mort.

Dès l'installation de l'histoire par Douglas, l'ambiguïté du texte est telle qu'il est tout à fait possible de faire, en se tenant aux termes mêmes du texte, deux lectures. Nous ne savons de Douglas que ce qu'il dit de lui-même. La Gouvernante, quand il l'a rencontrée, était l'institutrice de sa propre soeur, il avait dix ans de moins qu'elle, et il revenait du collège pour les vacances d'été. Répétition ou identification?302

En définissant le rôle de l'auditeur, Henry James appelle le lecteur à lire en filigrane du texte une Autre histoire.

‘I liked her extremely and am glad to this day to think she liked me, too. If she hadn't, she wouldn't have told me. She had never told anyone. It wasn't simply that she said so, but that I knew she hadn't. I was sure; I could see. You'll easily judge why when you hear."
"Because the thing had been such a scare?"
He continued to fix me. "You'll easily judge," he repeated: "you will."
I fixed him too. "I see. She was in love."
He laughed for the first time. "You are acute. Yes, she was in love. That is, she had been. That came out -- she couldn't tell her story without its coming out. I saw it, and she saw I saw it; but neither of us spoke of it. (...)"
Mrs Griffin, however, expressed the need for a little more light. "Who was it she was in love with?"
"The story will tell," I took upon myself to reply. (...)
"The story won't tell," said Douglas; "not in any literal, vulgar way."303 (p. 87)’

En filigrane, ou à l'envers du texte? Histoire racontée, histoire écrite, histoire lue, voix féminine, voix masculine. On peut considérer que Benjamin Britten, mettant en musique la nouvelle de James, à partir d'un livret de Myfanwy Piper cherche à donner un tour d'écrou supplémentaire.

Notes
300.

Jacques Neefs parle d' un effet de cadre qu'il rapproche de celui du début de L'homme au sable. La question posée par un premier narrateur porte sur la difficulté à faire partager l'émotion provoquée par l'irreprésentable : "Dans Le Tour d'écrou de Henry James, l'effet de cadre est particulièrement important , avec la mise en scène du passage de l'oral à l'écrit, et le scénario de déplacement du texte offert par le cadre; cadre-origine lui-même flottant et ouvert, qui ne réapparaît pas après le récit introduit, présentation sans retour, engouffrée dans ce qu'elle a fait venir". ( Communication de M. Jacques Neefs (Paris) au XXX° Congrès de l'Association, le 26 juillet 1979, sur La représentation fantastique dans "Le Horla" de Maupassant )

301.

"Si cet enfant donne un tour de vis de plus à votre émotion, que direz-vous de deux enfants?"

- Nous dirons, bien entendu, que deux enfants donnent deux tours" (Editions Stock, 1968, p. 12) L'édition Stock sera désignée par S

La pagination des citations en anglais renvoie à l'édition suivante : The Turn of the screw and other stories , Könemann, Köln, 1996, désignée par K

302.

Didier Anzieu procède à une lecture "freudienne classique" du Tour d'écrou , en confondant Douglas et le petit Miles. "Ce type de lecture s'impose à l'évidence pour le Tour d'écrou (la gouvernante hystérique ne peut pas avoir étranglé réellement le jeune garçon hanté par les revenants dont elle a la charge, puisque c'est lui, vingt ans plus tard , qui consigne par écrit ce qu'il présente comme ayant été leur aventure amoureuse; la scène finale est en termes à demi voilés - coeur étant mis à la place de sexe -, le dernier acte d'une initiation sexuelle sans doute réciproque." ( Le corps de l'oeuvre , Gallimard, 1981, p. 240)

303.

"Elle me plaisait beaucoup et je suis content aujourd'hui encore, de penser que je lui plaisais aussi. Si je ne lui avais pas plu, elle ne m'aurait pas raconté l'histoire. Elle ne l'avait jamais raconté à personne. Et ce n'est pas seulement parce que je le disais que je le croyais... mais je savais qu'elle n'en avait jamais rien dit. J'en étais sûr : ça se voyait. Vous comprendrez pourquoi quand vous m'aurez entendu. - Parce que l'affaire l'avait trop bouleversée?" Il continua de me regarder fixement."Vous comprendrez tout de suite, répéta-t-il, oui, vous comprendrez." A mon tour, je me mis à le regarder fixement. "Je vois ce que c'est. Elle était amoureuse." Il rit pour la première fois. "Ah! que vous êtes malin! oui, elle était amoureuse. C'est à dire qu'elle l'avait été. Cela sautait aux yeux : elle ne pouvait raconter l'histoire sans que cela sautât aux yeux. Je m'en aperçus. Mais aucun de nous n'en parla.(...) Mrs Griffin, cependant déclara que quelques éclaircissements lui étaient nécessaires : - De qui était-elle amoureuse? - L'histoire vous le dira, me risquai-je à répondre. (...) - Et l'histoire ne le dira pas, reprit Douglas. Du moins, d'une façon littérale et vulgaire. (S p. 14, 15 )