3 - Thèmes, segmentation, figures

La musique d'orchestre assure un découpage tout à fait particulier. L'ouvrage comporte un Prologue, et deux actes de huit scènes chacun. Le Thème joué par l'Orchestre intervient une première fois dans une section intitulée Thème, entre le prologue et la première scène. Les scènes sont reliées entre elles par quinze Variations, à partir du thème central exposé à la fin du Prologue.

Bernard Brugière 306 montre que Britten, en utilisant une série dodécaphonique pour le thème central, symbolise musicalement la métaphore du titre, en mimant une spirale sans fin.

Voici le thème central :

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Il le réécrit comme suit :

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ce qui lui permet de mettre en évidence une série où alternent quartes justes ascendantes et tierces mineures descendantes, deux gammes de tons entiers en quinconce, épuisant la gamme chromatique. Brugière fait dire à Benjamin Britten s'entretenant avec Henry James : "L'enchaînement des tonalités à travers l'opéra montre que leur séquence constitue une deuxième figure circulaire qui se déploie et fait figure comme suit :

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Au premier acte, la tonalité de chaque diptyque (Variation + Scène) s'enchaîne à celle de la section précédente ou suivante selon un mouvement ascendant qui va de la mineur à la bémol majeur : ainsi sont utilisées toutes les tonalités majeures correspondant aux seules touches blanches du clavier comprises entre ces deux notes extrêmes (si majeur, ut majeur, majeur, mi majeur, fa majeur, sol majeur). Au deuxième acte, la boucle se referme sur elle-même, on a un mouvement de déclin qui part de la bémol majeur pour aller vers la majeur; l'enchaînement conjoint des tonalités suit une gamme descendante composée des mêmes écarts que la gamme montante du premier acte : la bémol majeur, fa dièse majeur, fa majeur, mi bémol mineur, mi majeur, do majeur, si bémol majeur, la majeur. On notera donc deux différences cependant : variation XI et scène 4 sont écrites en mi bémol mineur, variation XII et scène 5 en mi majeur, alors qu'on s'attendrait à mi bémol majeur dans le premier cas et bémol majeur dans le second. Reste néanmoins qu'il y a parfaite symétrie en miroir, moyennant le décalage d'un demi-ton entre la gamme montante du premier acte et la gamme descendante du second : l'une et l'autre se constituent à partir des toniques qui inaugurent chaque variation, à deux exceptions près : la variation XII s'ouvre sur un do dièse qui respecte l'ordonnance de l'ensemble, mais n'a pas de fonction tonale; la variation XV s'ouvre sur un accord de douze notes qui utilise le total chromatique comme Berg à la fin de Wozzeck."

L'analyse de Bernard Brugière attire l'attention sur les possibilités qu'a la musique de figurer par des symétries, d'une façon presque analogique ce que James a appelé le tour d'écrou .

L'opéra investit trois domaines, le domaine des enfants, le domaine des adultes qui en ont la charge, le domaine des fantômes. Un espace unique, avec des lieux privilégiés de rencontre ( la tour, le lac ), et de passage (les fenêtres, les miroirs). On retrouve cette répartition dans l'utilisation par Britten de trois thèmes, motifs conducteurs, le motif des fantômes, le motif qui représenterait la mise en ordre des adultes, le motif angoissé des enfants. Répartition toute théorique, puisque, nous le verrons, il semble que Britten ne les établisse que pour les entrecroiser, tisser un réseau de relations, contamination, inversion, "ensemencement" d'un domaine à l'autre.

Le premier motif : La gouvernante "aveugle à elle- même et terrible d'inconscience"307

La gouvernante s'exprime d'une façon directe, presque coupante, traduisant son affection possessive par un récitatif qui privilégie la parole. Le thème instrumental, a installé, à son arrivée à Bly, une première fois, la présence des fantômes.

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Il revient, chanté par la gouvernante, à la première apparition du fantôme, et la voix de la gouvernante ouvre un espace à la musique de l'étrange et à l'informe qu'elle a du mal à mettre en mots et en chant. Le chant se fait hésitant, avec des blancs, comme troué ( Acte I, scène 5, p. 57308 ). On retrouve le motif des fantômes entrelacé au chant à l'acte II, scène 7, quand Flora a rejoint près du lac Mrs Jessel, en contrepoint du dialogue, quand la gouvernante dans la scène finale interroge Miles (Acte II, scène 7, p. 185).

Le thème inquiétant se fait entendre, dans le silence de la nuit, quand la Gouvernante pense aux ordres de l'oncle, avant l'apparition de Quint sur la Tour, ou encore quand elle décide d'écrire à l'oncle-tuteur. La reprise du thème par l'alto, le hautbois et le cor ( I scène 3 p. 26 ; I scène 5 p.50 ) découvre l'angoisse que refoule la voix. A l'envers de l'ordre et des ordres (le tuteur à Londres et sa consigne de ne rien lui dire), les horreurs insondables du mal.

Le deuxième motif : La "pureté du mal"

Il n'est pas facile d'étiqueter le second motif conducteur. Il intervient bien pourtant comme une figure, opposé à d'autres, reconnaissable, et permettant de passer d'un monde à un autre. Nous l'entendons la première fois (15 p. 25, H&K, scène 3, acte I) joué par l'alto et le celesta, quand la gouvernante vient de lire la lettre qui lui annonce le renvoi de Miles de son école.

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Ces trois notes avant que la gouvernante, troublée par sa lecture ne livre, avec un étrange frisson, ce qui entame sa vision de l'innocence des enfants. Au si bémol se superposent d'abord une tierce mineure, puis une quarte juste. Ce motif est apparu une première fois incomplet, quand la gouvernante désigne Miles qu'elle rencontre pour la première fois ( Acte I, scène 2, p.15, B&H ), après avoir chanté la et pour Flora, en montant d'un demi-ton pour Miles - si bémol et mi bémol -, elle découvre, avec un manque, ce qui servira à identifier l'horreur, Peter Quint vu par la gouvernante sur la tour. Mrs Grose prononce pour la première fois le nom de Peter Quint (avec une intervention du célesta), en reprenant cette fois de façon complète le motif, si bémol, bémol, mi bémol, le retour des notes se double de leur utilisation à nouveau pour Miles, sous l'influence de Quint. Comme si Quint, dont Mrs Grose a annoncé qu'il était mort, s'était glissé dans le petit Miles, avec le goût des mauvaises choses qui laissent une trace : ‘things have been done here... that are not good, and have left a taste... behind them ’ 309 Il y a, par le traitement du motif, anticipation (qui vaut prescience, intuition ), redoublement, dédoublement, hantise et fascination de cet ailleurs et de cet Autre qui habite Bly. Comme si la musique et la voix elle-même étaient minées de l'intérieur.

Le troisième motif : La voix et les mensonges du double, Malo

Le troisième motif associé à Miles est la chanson qu'il chante une première fois à la scène 6 de l'acte I.

Malo... I would rather be
Malo... in an apple tree
Malo... than a naughty boy
Malo... in adversity 310
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Les deux enfants sont dans la salle de classe , avec la gouvernante. Miles récite sa leçon de latin et Flora l'"aide". Les éléments de la fugue (sujet au piano et aux cordes, contre-sujet à la harpe et aux instruments à vent), accompagnent la récitation mécanique du jeune garçon, qui mémorise avec une sorte de comptine, le genre des noms en is de la troisième déclinaison. Après un jeu de Flora, Miles commence, en la bémol, accompagné par la harpe, l'alto et le cor anglais, en hésitant, cachant derrière le si bémol, bémol, mi bémol l'appel auquel il s'ouvre. ‘Slowly moving, to himself, hesitating’ . Il retrouve dans la multiplicité des sens de malo, verbe (préférer), substantif (pommier), adjectif animé (méchant), non animé (l'adversité), les aspirations qui le traversent. Le commentaire que fait la gouvernante dans sa surprise, lui fait refuser l'étrangeté : ‘Why, Miles, what a funny song! Did I teach you that?’ 311 Le thème de Malo n'est pas sans rappeler, le thème de l'écrou, dont il semble dériver avec des hésitations (la tierce remplace la quarte), et la Variation VI qui suit est dominée par Malo confié au cor et au basson, tandis que le thème de l'écrou confié aux cordes recule à l'arrière plan.

La scène qui suit (Acte I, scène 7), installe Flora et la gouvernante dans un autre lieu, toujours à l'intérieur de Bly, le lac dans le parc, un matin d'été. Après la verticalité de la Tour et l'apparition hamlétique de Peter Quint (apparition muette), après la fenêtre et la seconde apparition de Peter Quint toujours muette, c'est l'horizontalité de l'eau miroir, eau menaçante et morte qui attire le second fantôme, celui de l'ancienne gouvernante, Miss Jessel, de l'autre côté du Lac.

Notes
306.

Corps écrit , 20 L'opéra , Décembre 1986, PUF, A propos du Tour d'Ecrou , p.58

307.

Maurice Blanchot, Le livre à venir, Le tour d'écrou , 1959, Gallimard, Idées , p.190

308.

Les indications de pages musicales renvoient à la partition de l'opéra de Benjamin Britten, The Turn of the screw , Londres, Boosey & Hawkes, 1955 Elles seront suivies de l'abréviation B&H

309.

"Il s'est passé ici des choses mauvaises, et qui ont laissé ici un mauvais goût derrière elles."(L'Avant scène Opera, n° 173, Britten Le tour d'écrou , traduction du livret par Monique Nemer )

310.

"Malo... J'aimerais mieux me trouver/ Malo... sur un pommier/ Malo... qu'être un méchant garçon/Malo... dans l'adversité "

311.

"Tiens, Miles, quelle drôle de chanson! Est-ce moi qui vous l'ai apprise?"