4 - Dead Sea

La scène 6 était consacrée à Miles et mettait en place, à partir d'une comptine d'apprentissage du latin, le motif de Malo appelé à devenir l'emblème de Miles, et de son désir. La scène 7, en miroir, réunit et sépare Flora et la Gouvernante, par un beau matin ensoleillé de juin, au bord du lac.

La même scène existe dans James, mais entièrement muette. La gouvernante est assise, un ouvrage de couture entre les mains , et Flora construit un petit bateau, les postures de Flora et de la Gouvernante soigneusement décrites envahissent le texte, et rien n'est dit de ce que voient les deux personnages dans un silence absolu, placées sous le regard d'un Objet étranger.

‘I tranferred my eyes straight to little Flora, who, at the moment, was about ten yards away. My heart had stood still for an instant with the wonder and terror of the question whether she too would see; and I held my breath while I waited for what a cry from her, what some sudden innocent sign either of interest or of alarm, would tell me. I waited, but nothing came; then, in the first place - and there is something more dire in this, I feel, than in anything I have to relate - I was determined by a sense that, within a minute, all sounds from her had previously dropped; and, in the second, by the circumstance that, also within the minute, she had, in her play, turned her back to the water. This was her attitude when I at last looked at her - looked with the confirmed conviction that we were still, together, under direct personal notice. She had picked up a small flat piece of wood, which happened to have in it a little hole that had evidently suggested to her the idea of sticking in another fragment that might figure as a mast and make the thing a boat. This second morsel, as I watched her, she was very markedly and intently attempting to tighten in its place. My apprehension of what she was doing sustained me so that after some seconds I felt I was ready for more. Then I again shifted my eyes - I faced what I had to face.312 ( chap. VI, p. 122, K) )’

Jean Perrot, dans son étude d'Henry James (‘Henry James Une écriture énigmatique’ ), s'attache à ce que James appelle le "dédoublement d'attention de la gouvernante" (‘a fierce split of my attention’ ) : La gouvernante, pour lui, est atteinte de l'hystérie telle qu'elle est définie par William James et Janet, ‘c'est à dire d'un dédoublement de la personnalité fondé sur les troubles de la "vision"; de là, l'importance attachée par le narrateur à son récit, à une écriture due à une main "anesthésiée" transcrivant un récit "fantastique" qui double et recouvre, par un effet subtil de superposition, une série de "faits réels". Tout le talent de James consiste alors à nous faire comprendre et saisir l'aspect double du récit.’ 313 L'état hypnotique de la gouvernante est facilité par un sentiment de repos, et une activité mécanique, l'ouvrage de couture qu'elle tient entre les mains. C'est ce qui a préparé l'apparition pour elle de Miss Jessel, l'ancienne gouvernante - morte -, de l'autre côté du lac. La scène silencieuse qui, dans James, clôt le chapitre VI, est doublée du récit commenté qu'en fait la gouvernante à Mrs. Grose dans le chapitre VII. Le chapitre 6 n'a pas donné le contenu de ce qui fixait le regard de la femme et de l'enfant, chose autant que créature, on passe soudain du monde de l'invention de l'enfant, des jeux innocents de Flora à la présence d'un tiers qu'on voudrait exclure : ‘There was an alien object in view - a figure whose right of presence I instantly, passionately questioned’ .314

Quand la gouvernante se confie ensuite à Mrs Grose, sa confession focalisée sur les enfants, est d'abord incohérente, décousue, multipliant les pronoms :

--they , "ils"-, - him , "lui" -, - her , "elle"-, effaçant l'objet du verbe:

‘"They know -- it's too monstrous : they know, they know!" "And what on earth --?" I felt her incredulity as she held me. ’ ‘"Why, all that we know - and heaven knows what else besides!" Then, as she released me, I made it out to her, made it out perhaps only now with full coherency even to myself. "Two hours ago, in the garden"-- I could scarce articulate -- "Flora saw !"315 L'énigme du "it" répété cache ce qui ne peut être dit. "She has told you?" she panted. "Not a word -- that's the horror. She kept it to herself! The child of eight, that child! Unutterable still, for me, was the stupefaction of it"316 ( K, p. 124)’

C'est seulement après ce long préambule, que la personne devient une figure, puis une femme; la gouvernante et Mrs Grose redoutant de prononcer le nom que toutes deux connaissent : Miss Jessel. La gouvernante, dans " a figure of quite as unmistakable horror and evil : a woman in black, pale and dreadful-- with such an air also, and such a face!"317, a reconnu, sans l'avoir jamais vue, son prédécesseur, celle qui est morte. Le chapitre VII "révèle", au sens photographique du terme, le fantôme en utilisant le regard que porte la gouvernante sur le jeu de Flora, dont elle déchiffre la signification. Dans l'entretien qui suit avec Mrs Grose, c'est encore un jeu de reflet qui permet de découvrir l'image latente. ‘I was conscious as I spoke that I looked prodigious things, for I got the slow reflection of them in my companion's face’ . ( VII, K p. 124 ). "Je savais bien que mon expression, en parlant, révélait de prodigieux sous-entendus, car je les voyais se réfléchir lentement sur le visage de ma compagne."( VIII, S, p. 71 )

La question que nous sommes conduits à nous poser, c'est comment Britten installe et figure dans l'opéra ce qui, de par sa nature même, dans James est lié au secret, au refus de la parole, ce que tous savent, sans vouloir le dire. Avant de faire intervenir les deux spectres dans un duo de séduction, ce qui donnera à Quint et à Miss Jessel une représentation vocale autant qu'une représentation corporelle, Britten fait de la mélodie enfantine que chante Flora une manifestation insidieuse de la présence, chez l'enfant de l'Autre.

C'est par la parodie que Britten, lui, détruit, de l'intérieur, le modèle victorien imposé à l'enfant. Ce qui est bonne éducation devient, transformé par Flora d'une manière parodique, insidieusement détourné, transgression et condamnation de la contrainte. Commencée sous le signe de l'innocence de l'enfance, -- la petite fille qui joue avec sa poupée au bord d'un lac, un beau matin d'été --, la scène s'achève avec l'apparition de Miss Jessel et l'invasion de la peur qui gagne tout l'orchestre, tandis que la gouvernante chante son désarroi, devant le sentiment d'une perte irrémédiable. La forteresse s'écroule: ‘It is far worse than I dreamed. They are lost! -- lost!’ -- ("C'est bien pire encore que ce que j'imaginai. Ils sont perdus!...perdus!...")

La leçon de géographie évoquée par Henry James transformait le lac en mer d'Azov. Dans l'opéra, la mer d'Azov se déploie en une énumération mécanique des mers, Baltique, Caspienne..., ritournelle sur une note unique, jusqu'à la rupture d'un saut d'octave, - à l'aide de deux Mi bémol -, qui introduit la Mer morte. Surprise, étonnement de la gouvernante‘, "les silences gangrènent le tissu orchestral à la seule mention du mot"mort"..."’ 318 Miles, dans la scène précédente enfermait sa révolte dans une chanson différente, Malo , qui étonnait la gouvernante, et laissait entendre son étrangeté. Au ‘Why, Miles, what a funny song! Did I teach you that?’ , il répondait: ‘No! I found it. I like it. Do you? ’ ("Non, je l'ai inventée. Elle me plaît. Et à vous?"). La scène en miroir entre Flora et la Gouvernante du détournement d'une berçeuse par Flora inscrit la révolte/ évasion de Flora dans le cadre rigoureux prescrit par l'éducatrice. C'est la gouvernante qui est à l'initiative de la berçeuse‘. Sing to her, dear, Dolly must sleep wherever you choose ’, repris dans les mêmes termes, sur les mêmes notes par l'enfant : ‘Dolly must sleep wherever I choose’ . 319 La reprise du thème de Malo , -le thème de Miles-, au hautbois, en ut mineur, avec des accords à la harpe et aux cordes en harmoniques, similaires à ceux qui caractérisent Quint, accompagne les préparatifs de Flora qui commence à bercer sa poupée étendue sur le sol. Une berceuse sur ordre. Sing to her, dear... , qui intime l'ordre de dormir. Etrange séance où le Go to sleep revient en refrain. La ligne naïve de la berceuse ne se développe pas régulièrement dans les trois couplets, séparés par des interventions du hautbois et du basson. Les couplets grandissent, 10 mesures, 11 mesures, 13 mesures, tandis que la mélodie, comme affolée, se déplace par rapport à la barre de mesure, et que les interventions de l'accompagnement se font plus insistantes (éléments de gamme par tons ).

Les paroles mêmes de la berceuse se font l'écho de ce que l'enfant a entendu dans la mer Morte, et l'image de la mort, présente pour elle avec l'eau morte du lac, mais qu'elle rejette pour Miles et pour elle ( I wouldn't go in it, and neither would Miles 320), se fixe sur la poupée, condamnée à un sommeil mortel, à moins que la mer ne se change à nouveau en palais.

Today by the dead salt sea,
Tomorrow her waxen lids may close
On the plains of Moscovy

L'apparition de Miss Jessel comble le vide laissé par la berçeuse de Flora‘, "elle est soulignée par un motif qui caractérisera désormais le spectre : une intervention de gong, puis un étagement de quartes qui se déploient au piano, au violoncelle, au basson et à la clarinette en si bémol à partir d'un fa dièse grave du cor. Motif sombre, qui génère une harmonie dissonante, mêlant tritons (do / fa dièse; sol dièse /ré ) et éléments de gamme par tons."’ 321 La gouvernante traduit son agitation par un chant troué par les interventions de l'orchestre, les pauses, une voix qui répète ‘and said nothing, said nothing!’ 322 et garde, comme en mémoire, des fragments de la berceuse de Flora. Musique sous le signe de la perte ‘- They are lost, lost, lost!’ 323- . Cette perte chantée sur les trois notes du thème de Quint, - bémol- mi bémol - si bémol -, est ressentie comme une défaite, et le signe d'une déroute marquée par une lutte entre le sol et le la bémol majeur: ‘I neither save nor shield them, I keep nothing from them ’ 324. Le doute énoncé en bémol, lors de la première apparition de Quint sur la tour ( Acte I, scène 4 ), est repris en dièse. Les lumières s'éteignent, avec un lost répété sept fois, accompagné par la harpe et le célesta, ( le mi bémol final fait écho au mi bémol des mots Dead Sea prononcés par Flora ), et en clôture, le gong qui est la marque de Miss Jessel.

Notes
312.

"Je transférai mon regard sur la petite Flora, qui, à ce moment, jouait à dix mètres de moi. Un instant, mon coeur cessa de battre, de terreur et d'anxiété, tandis que je me demandais si elle aussi voyait quelque chose; et je retenais mon souffle, attendant ce qu'un cri, ce qu'un signe naïf et subit, soit de surprise, soit d'alarme, allait me révéler. J'attendis : mais rien ne vint; puis - et il y a là, je le sens, quelque chose de plus sinistre que dans tout le reste - je fus envahie tout d'abord par le sentiment que, depuis une minute, elle était tombée dans un silence absolu; j'observai ensuite que, depuis une minute également, elle avait, dans son jeu, tourné le dos à l'étang. Quand je me décidai enfin à lever les yeux sur elle, avec la conviction assurée que nous étions toujours, toutes deux, soumises à une observation directe et personnelle, voici quelle était exactement sa posture : elle avait ramassé un petit bout de bois plat, percé d'un petit trou, qui lui avait évidemment suggéré l'idée d'y enfoncer un autre fragment simulant un mât, et pouvant ainsi lui servir de bateau. Ce second morceau, tandis que je l'observais, elle essayait, avec un soin et une attention incroyables, de les faire tenir en place. Quand j'eus vraiment compris ce qu'elle faisait, je me sentis soulevée au point que, quelques secondes plus tard, je savais que je pouvais, maintenant, aller plus avant. Alors, une fois de plus, mes yeux changèrent de direction: j'affrontai ce qu'il me fallait affronter."(S, p. 69)

313.

Jean Perrot, Henry James Une écriture énigmatique , Aubier-Montaigne, 1982, p.240

314.

"Il y avait là un objet étranger, une figure dont je contestai le droit à être là, immédiatement et passionnément."(S, p. 68)

315.

"Ils savent! c'est monstrueux! ils savent! ils savent!- Et que savent-ils, pour l'amour de Dieu...? Tandis qu'elle m'étreignait, je la sentais incrédule. - Mais tout ce que nous savons et Dieu sait quoi de plus. - Puis son étreinte se relâcha, et je commençai mon explication : peut-être seulement alors m'expliquai-je les chosesà moi-même avec une complète cohérence. - Il y a deux heures, au jardin, - à peine pouvais-je articuler, - Flora a vu!"(op. cit. p. 70)

316.

"Elle vous l'a dit? murmura-t-elle suffoquée. - Pas un mot. C'est cela qui en fait l'horreur. Elle a gardé cela pour elle. Une enfant de huit ans, cette enfant!" Ma stupeur ne pouvait s'exprimer.(S, p. 70)

317.

"une figure aussi immanquablement vouée au mal et à l'horreur... une femme en noir, pâle et

effrayante, et avec une telle expression, un tel visage... "(S, p.71)

318.

Commentaire musical de Jean-François Boukobza, Avant-Scène Opéra 1996

319.

"La gouvernante. Chantez-lui une berçeuse, ma chérie, la poupée doit dormir où vous le voulez.Flora. La poupée doit dormir où je le veux.(Elle berce sa poupée.) Aujourd'hui, près de la mer morte salée./ Demain ses paupières de cire pourraient se fermer / Dans les plaines de Moscovie. "

320.

"Alors je ne voudrais pas aller dedans, et Miles non plus"

321.

Commentaire musical de J. F. Boukobza (L'Avant-Scène Opéra )

322.

"(...)et elle n'a rien dit"

323.

"Ils sont perdus, perdus, perdus!"

324.

"Je ne les ai ni sauvés ni protégés! Je n'ai rien tenu à l'écart d'eux."