5 - L'appel et la voix des fantômes

Britten a attendu la fin du premier acte pour faire entendre la voix des fantômes. Scène nocturne dans le jardin, où les enfants rejoignent Quint et Miss Jessel, et mêlent leurs voix aux leurs, presque détachés de leur corps. La tonalité de la scène 8 s'enchaîne à la variation précédente qui a redonné le thème de l'écrou, avec la figure de Quint introduite par le célesta. C'est à partir de cette figure que Quint, du haut de la Tour, invisible, appelle le nom de Miles. Arabesques descendantes, et ascendantes, mélismes de la voix, reprise par le célesta de la note laissée par la voix. La réponse de Miles, comme l'appel, est chantée en mi bémol majeur. Les voix se trouvent et s'articulent , l'une à l'autre, jusqu'à se fondre.. ‘I'm here... O I'm here!...’L'irruption de la voix de Quint dans la nuit est d'abord invocation du nom de Miles, voix qui vient de la tour, sans qu'on puisse l'attacher à un corps visible. Ce que va chanter la voix, après la réponse de Miles, à partir du mi bémol, c'est la voix secrète que l'enfant peut entendre en lui :

I'm all things strange and bold,
The riderless horse,
Snorting, stamping on the hard sea sand,
The hero-highwayman plundering the land.
I am King Midas with Gold in his Hand.

- Gold, O yes, gold!

- I am the smooth world's double face, Mercury's heels
Je suis tout ce qui est étrange et téméraire
Le cheval indompté
Bronchant et frappant le sol de la plage.
Le héros de grand chemin pillant la contrée.
Je suis le roi Midas de l'or plein les mains.

- De l'or, oh oui! de l'or!

- Je suis le double visage du vaste monde. Les talons de Mercure
Feathered with mischief and a God's deceit.
The brittle blandishment of counterfeit.
In me secrets, half formed desires meet.


- Secrets, O secrets!

-I am the hidden life that stirs
When the candel is out
Upstairs and down, the footsteps barely heard
The unknown gesture, the soft persistent word,
The long sighing flight of the night-winged bird.
Empennés de traîtrise et de mensonge divins
La subtile caresse de l'imposture.
En moi trouvent accueil les secrets et les désirs à demi formés

- Les secrets, oh! les secrets!

-Je suis la vie cachée qui brille
Quand la chandelle est éteinte.
Les pas à peine entendus qui montent et descendent
Le geste inconnu, le doux mot qui obsède,
Le long vol soupirant de l'oiseau de nuit.

‘"Le renouvellement constant de la texture, l'orchestration multicolore ( un instrument chasse l'autre), (... ), le rythme de la harpe et du Wood-block (’ ‘riderless horse’ ‘ ) , éclat des vents sur ’ ‘gold ’ ‘, élargissement des intervalles vocaux à chaque répétition de plundering , glissando de harpe ( ’ ‘smooth world’ ‘ ) retour à l'archet, nuance piano , suppression des vents"’, c'est une entreprise de séduction par la voix, voix que l'autre doit reconnaître comme sienne. Ce que Quint ouvre à Miles par la magie du chant, c'est ce que l'enfant refoule au fond de lui-même, ce qui lui interdit l'accès au pays des merveilles. Il est difficile de parler de la voix de Quint sans rappeler que le rôle a été écrit pour l'interprète favori de Britten, Peter Pears, ténor qui chanta le rôle pendant plus de vingt ans 325.Le rôle de Miles est écrit pour une voix de treble, voix de jeune garçon soprano. L'alternance des deux voix a pour l'auditeur lui-même quelque chose de troublant. Miles soupire autant qu'il chante, de façon presque ineffable des fragments de ce que vient de chanter Quint, il reprend ainsi Gold, O yes, gold! ( en mi bémol )- Secrets, o secrets! -Bird - . Pour finir, on retrouve en miroir sur les mêmes notes, I'm listening. I'm here .

La voix des fantômes semble être la voix qui résonne chez les enfants, qui résonnera ensuite dans la gouvernante. Quand pour la première fois on entend Quint, c'est un appel, la répétition incantatoire du prénom Miles modulé comme en rêve, comme une voix subjective. Miles entend la voix masculine, Flora, la voix féminine. La Gouvernante entend les deux voix.

La voix relaie le Double, constitue elle-même le double. La voix humaine, pour Michel Chion326 est doute, leurre, possession, avec cette parole qui peut voltiger d'un être à l'autre, voix, âme, ombre, double. Au cinéma, avec l'avènement de la parole, la voix supplante la surimpression du film muet. Ce que quelqu'un entend dans sa tête, le cinéma parlant le fait entendre, marquant ainsi le pouvoir d'un être sur un autre; comme le cinéma, la musique fait flotter la Voix. Et c'est ainsi que l'appel modulé et traînant de la voix masculine, de l'autre côté du lac, dans l'ombre, la voix de l'ombre se perd dans une autre voix qui lui fait écho et lui renvoie des éclats de sa propre voix.

L'apport de Denis Vasse327 peut nous aider à penser la voix comme objet. Il établit un rapport entre l'ombilic et la voix qui relaye le rôle de l'ombilic dans une fonction de lien nourrisseur et ne laisse alors aucune chance d'autonomie au sujet piégé dans sa toile ombilicale. Dans cette perspective, les enfants de James se nourrissent de la voix des morts qui crée elle-même son propre espace. ‘"La voix se présente comme l'énigme de la réalité humaine. Enigme puisqu'elle ne peut être pensée ni comme le lieu de la présence, ni comme le savoir de la représentation. Elle est le rapport incessant des deux, irréductible à aucun des deux ordres qu'elle articule et ’ ‘parce que’ ‘ justement, elle les articule. Absente de la représentation, elle est cependant ’ ‘dans le manque où elle s'inscrit’ ‘ , ce qui organise le savoir. Absente du lieu, elle est cependant, dans la mort où elle s'écoute, ce qui organise la vie. Elle est, dans le savoir, la subversion du lieu, et dans le lieu, la subversion du savoir : elle est le passage de l'un à l'autre, la traversée elle-même . S'il en est ainsi, la voix en son énigmatique ’ ‘traversée’ ‘ fonde du même coup, le ’ ‘sujet’ ‘ et l'’ ‘Autre’ ‘ , sans qu'elle appartienne jamais ni au ’ ‘sujet’ ‘ , ni à l'’ ‘Autre’ ‘ . Elle n'est situable que dans la traversée de la limite qui les sépare. En traversant cette limite, la voix la crée, créant du même coup, la coupure radicale où le sujet et l'Autre viennent s'articuler dans leur absolue hétérogénéité."’ Ainsi le choix qu'a fait Britten de donner une voix aux fantômes permet un déchiffrement du texte de James.

La seconde partie de la scène fait intervenir, de façon symétrique en miroir, Miss Jessel et Flora : l'appel est identique avec reprise des mêmes notes, des mêmes paroles, I'm here, O I'm here , la musique réunit les enfants et les fantômes, chacun semblant ne se manifester, dans la nuit, que pour doubler et faire écho à l'autre, cet autre dont le désir surgit en lui. L'écriture musicale, utilisation du mode octatonique faisant alterner tons et demi-tons, les sauts de septième et doublure de quarte ‘( I shall be there! You must not fail!’ ), avec l'accompagnement des bois, porte l'émotion d'une rencontre unique qui permet une sorte de communion où chaque membre du quatuor fait entendre sa partie. Miss Jessel chante, passionately , sur un air confondu avec son propre motif, mais soutenu cette fois par les cordes, un appel qui invite Flora à franchir tout ce qui les sépare, Flora est à la fenêtre, et Miss Jessel de l'autre côté du lac. Come! Come! (Viens! Viens! ) en utilisant le mi bémol. Les questions de Quint à Miles n'ont pas d'autre réponse que le Oh! (mi bémol), soupiré par Miles, pressé par les Ask! Ask! Ask! ( Demande! Demande! Demande!). Flora, elle, questionne, avec la curiosité de Pandore ou de Psyché, déjà femme. Quint n'a pas besoin d'entendre la réponse, il sait, comme un autre lui-même, les questions et les interrogations de Miles, il sait ce qui hante ses rêves, puisqu'il est ses rêves.

Miss Jessel
Their dreams and ours
Can never be one;
They will forsake us.
O come, come to me, come!

Quint (to Miles)
What goes on in your head, what questions?
Ask, for I answer all.

Flora
Tell me, what shall I see there?

Miles
Oh!

Miss Jessel
All those we have wept for together,
Beauty forsaken in the beast's demesne,
The little mermaid weeping on the sill,
Gerda and Psyche seeking their loves again,
Pandora, with her dreadful box, as well.

Quint
Ask! Ask! Ask!
What goes on in your dreams? Keep silent,
I know and answer that too!

Flora
Pandora with her box as well!

Miles
Oh!

Miss Jessel
Their knowledge and ours
Can never be one.
They will despise us.
O come, come to me, come!

Quint, Miss Jessel
On the paths, in the woods, on the banks, by the walls, in the long lush grass or the winter leaves, fallen leaves, I wait...
On the paths, in the woods, on the banks, by the walls, in the long lush grass or the winter leaves, I shall be there! You must not fail!
Miss Jessel
Leurs rêves et les nôtres
Ne peuvent se rejoindre.
Ils vont nous abandonner.
Oh! viens, viens à moi, viens!

Quint (à Miles)
Qu'est-ce qui hante ton esprit, quelles questions?

Flora
Dites-moi, que verrai-je là bas?

Miles
Oh!

Miss Jessel
Tous ceux que nous avons pleurés ensemble.
La beauté abandonnée à l'instinct bestial.
La petite sirène pleurant sur la grève,
Gerda et Psyché cherchant encore leurs amours,
Pandore aussi, avec sa terrible boîte.
Quint
Demande! Demande! Demande!
Qu'est-ce qui hante tes rêves? Ne dis rien!
Je le sais, et à cela aussi je répondrai.

Flora
Pandore aussi, avec sa boîte!

Miles
Oh!

Miss Jessel
Leur savoir et le nôtre
Ne peuvent se rejoindre.
Ils vont nous mépriser.
Oh! viens, viens à moi!

Quint, Miss Jessel
Dans les sentiers, dans les bois, sur les rives, le long des murs, dans l'herbe haute ou les feuilles d'hiver, les feuilles mortes, j'attends...
Dans les sentiers, dans les bois, sur les rives, le long des murs, dans l'herbe haute ou les feuilles d'hiver, je serai là. Tu ne dois pas faillir!

Le colloque des fantômes et des enfants est interrompu par l'intervention de la gouvernante et de Mrs Grose qui mêlent leurs appels et leur recherche au quatuor, formant ainsi un sextuor, où l'on distingue les voix à l'unisson des enfants, sur le mi bémol répété, la ligne descendante et heurtée de Miss Jessel, les sauts de quarte de la Gouvernante.

La scène 8 marque une rupture par rapport aux scènes précédentes, on entend pour la première fois, les fantômes invisibles dans la nuit; la rupture avec ce qui précède est marquée musicalement : les sept premières scènes et les six premières variations utilisaient uniquement les sept touches blanches de l'octave (sur un piano), ce qui correspond au monde réel. Avec les fantômes, apparaît la première touche noire, le monde des fantômes créé par des tonalités en bémol. L'accord en mi bémol majeur accompagne la première apparition muette de Quint dans la scène 4 avec le célesta, symbole du mal emprunté à la musique de Mahler; c'est encore avec le mi bémol majeur que Quint appelle Miles et avec le mi bémol majeur que Miles répond. L'utilisation des instruments de musique double le texte d'une autre dimension, l'étrangeté orientale du gamelan 328, dans le groupe des percussions, est bien faite pour séduire et envoûter Miles et l'auditeur, autant que les paroles d'or et les mélismes de Quint. L'apparition de la gouvernante et de Mrs Grose relègue dans l'ombre et le silence les fantômes et Flora; la musique de la Peur ( cordes, timbales et bois), avec le timbre qui se fait de plus en plus sombre, le rappel à la harpe de la berceuse de Flora, annoncent la perte de l'enfance et ce qui sera l'engloutissement de l'innocence. La voix de Miles, qui n'est plus le soupir de l'ineffable, fascinée par l'appel de Quint, traduit l'autre versant, celui que voit la gouvernante et l'institution qui l'a rejeté : ‘You see, I am bad, I am bad, aren't I?’ "Vous voyez, je suis mauvais, n'est-ce pas?"

Notes
325.

Peter Pears chantait également le Prologue, ce qui renforce l'ambiguïté du rôle.

326.

Michel Chion, La voix au cinéma , Editions de l'Etoile, 1982

327.

Denis Vasse, L'ombilic et la voix , Editions du Seuil, 1974, p. 215, 216

328.

Cet instrument de la musique balinaise qui apparaît dans la musique occidentale entre 1890 et 1900 (Debussy...), a d'abord été utilisé de façon exotique, avant d'être intériorisé. Britten a étudié la musique balinaise, lorsqu'il était aux Etats Unis.