6 - Le tombeau de l'innocence

La variation 8 sur laquelle s'ouvre l'acte II, fait reprendre par les différents instruments de l'orchestre, les airs chantés par Quint et miss Jessel, airs/ appels, qui ont uni, dans la dernière scène de l'acte I, les enfants et les fantômes. La première scène de l'acte II, dans un lieu indéfini (nowhere ) sans les enfants, est placée presque symboliquement au centre de l'opéra, et elle met en évidence, de façon abstraite, l'enjeu de l'histoire, d'un côté, les fantômes, de l'autre, la Gouvernante qui se disputent les enfants, dans un désir commun de conquête.

Le titre donné à la scène, Colloque et soliloque , marque la scission entre les personnages, scission qu'on retrouve à l'intérieur de la scène : d'abord, le colloque des fantômes , ensuite, le soliloque de la gouvernante.

Nous retrouvons en duo le couple formé par Quint et Miss Jessel. Même structure que dans la scène précédente, mais alors que les appels de Miss Jessel correspondaient aux appels de Quint, en miroir, Miss Jessel occupe la place de la gouvernante, qu'elle a été de son vivant, et accuse Quint de l'avoir séduite, et ce qu'elle dit à Quint, la gouvernante pourrait le dire ‘: Why did you call me from my schoolroom dreams? ’ 329, ce qui annonce la scène 3, la rencontre dans la salle de classe de la Gouvernante et de Miss Jessel.

Miss Jessel, double de la Gouvernante, se présente comme la victime de Quint, mais Quint la renvoie à ses propres désirs, en reprenant pour les rejeter ses propres mots, avec la répétition de No, not I ,

Au ‘Cruel! Why did you beckon me to your side?’, répond ‘I beckon? No, not I! Your beating heart to your own passions lied.’ 330L'étendue de la voix de Miss Jessel qui couvre les extrêmes, et, partie des graves, monte vers l'aigu (Ah! suivi d'une intervention du gong, puis de la reprise descendante sur le nom de Quint ), manifeste son trouble et son égarement, avec la pression de l'orchestre, qui couvre les voix d'une façon angoissante. La quête de Quint, martelée de façon syllabique s'accroche au mi bémol , ses phrases partent de là, y reviennent, comme si là était le coeur de sa hantise et de son obsession‘. I seek a friend , /Obedient to follow where I lead ’ ( "Je cherche un ami /prêt à me suivre où je le conduirai.").

Le cor avec un rappel de la chanson de Miles -Malo - avoue ce qui n'est pas dit, comme un rappel de la berçeuse de Flora dessine les contours du désir de Miss Jessel. L'explosion de l'orchestre met en scène le vers de Yeats chanté d'abord par Quint, repris en écho, un ton plus haut par Miss Jessel, chanté enfin en duo par les deux fantômes :

The ceremony of innocence is drowned 331

La théâtralité des voix, la force des instruments, la répétition, les reprises par les deux voix font de ce passage un moment tout à fait particulier, d'une rare tension, un déchirement de l'innocence condamnée irrémédiablement à disparaître. L'opéra de Britten se manifeste comme le simulacre de cette noyade. Tout est accompli, sans retour possible, avec la dominante du la bémol majeur.

La Gouvernante seule en scène, après la disparition de Quint et Miss Jessel rendus à la nuit, exprime son désarroi, dans une aria qui traduit la mouvance d'un ton à l'autre , du triple piano au double forte. Oscillations de la pensée, oscillations de la voix, dislocation de la ligne mélodique : la voix est prise au labyrinthe de la musique. ‘Lost in my labyrinth I see no truth, only the foggy walls of evil press upon me. O Innocence, you have corrupted me, which way shall I turn? I know nothing of evil, yet I fear it, I feel it, worse, imagine it’ . 332

Notes
329.

"Pourquoi votre appel m'arrache-t-il à mes rêveries de salle d'études?"

330.

"Cruel! Pourquoi me réclamez-vous près de vous? - Vous ai-je réclamée? Non, non, pas moi! Votre coeur battant de vos propres passions vous ment."

331.

" La cérémonie de l'innocence est noyée"

332.

"Perdue dans mon labyrinthe, je ne vois plus la vérité, mais seulement les murs brumeux du mal qui se referment sur moi. Oh! Innocence, tu m'as corrompue, vers quoi me tournerai-je? J'ignore tout du mal et poutant je le crains, je le sens, pire, je l'imagine."