7 - La parodie de la mort

De simulacre en simulacre, l'opéra de Britten, comme la nouvelle de James, conduit à une mort qui, nous le verrons, n'est peut-être encore qu'un dernier simulacre. Britten emprunte à James le décor du cimetière, passage obligé dans une histoire de fantômes, mais, ainsi que dans la scène du lac avec Flora, le lieu devient le théâtre d'un rituel avec lequel il entretient un lien privilégié, par la médiation de la voix. La scène du cimetière, dans la nouvelle de James, laisse la Gouvernante à la porte de l'église, incapable d'affronter avec les enfants les questions qui lui font peur, engluée dans les contradictions, et le parcours qu'elle fait, -- elle va jusqu'à l'église où elle ne pénètre pas, puis rentre à la maison, sans attendre Flora et Miles--, mime une impossible fuite, qui reconduit la Gouvernante dans la salle d'études où l'attend le fantôme de Miss Jessel, véritable parcours figuratif.

‘My fear was of having to deal with the intolerable question of the grounds of his dismissal from school, for that was really but the question of the horrors gathered behind. That his uncle should arrive to treat with me of these things was a solution that, strictly speaking, I ought now to have desired to bring on; but I could so little face the ugliness and the pain of it that I simply procrastinated and lived from hand to mouth. (chap. XV, K p. 159, 160)333

Britten déplace l'accent mis par le romancier sur la Gouvernante/ narratrice, pour lui faire entendre et nous faire entendre les chansons insidieusement parodiques et sacrilèges des enfants qui jouent auprès des tombes. Britten utilise le procédé que nous avons déjà vu avec les nursery rhymes ( reprise-citation de ‘Tom,Tom, The Piper's Son et de Lavender's Blue ’); c'est bien une chanson qui est psalmodiée, mais que les enfants ont fabriquée, sur la musique du Benedicite, en réutilisant, comme un patchwork des morceaux antérieurs; sous couleur de new song , on retrouve la leçon de latin, déjà parodiée, ‘O amnis, axis, caulis, collis, -/ - clunis, crinis, fascis, follis’ , et un rappel de la scène du lac, ‘O ye rivers and seas and lakes’ , et l'hymne des fantômes ‘O ye paths and woods, praise him’ . Les cloches de l'église - qui sont données comme titre de la scène - apportent une coloration inquiétante (avec le sol dièse mineur, en harmonie de la bémol). Sur fond du Benedicite chanté par Flora et Miles , la Gouvernante essaie d'engager un dialogue avec Mrs Grose, jusqu'au moment où elle prend conscience de ce que chantent les enfants: ‘Dear good Mrs Grose, they are not playing, they are talking horrors. ’ 334

Ce qu'entend la Gouvernante dans la bouche des enfants, c'est bien la voix des fantômes. La musique permet, aussi bien dans la partie instrumentale (reprise du thème de Malo inversé aux basses ), que dans la partie vocale, de faire émerger la part secrète et cachée des enfants, qui échappe à Mrs Grose. ‘Can you not feel them round about you? They are here, there, everywhere. And the children are with them, they are not with us. ’ 335

Présents sur scène, avec leurs voix, les fantômes peuvent l'être aussi dans la musique, et cette présence / absence oblige la Gouvernante à affronter ce qu'elle fuit, et à faire la lumière sur ce qu'elle veut tenir caché. La question de Miles ‘-- Then we can talk , and you can tell me when I'm going back to school--- ’ 336, exige une réponse, et fait surgir, en termes de droit et de revendication, la nécessité de savoir.

Henry James fait se jouer une scène semblable, un dimanche matin sur le chemin de l'église. La Gouvernante se voit avec celui qu'elle appelle le petit Miles comme une geolière, une sorte de lutte s'engage entre eux, lutte de pouvoir, de sexe, de classe sociale, où la gouvernante ne reconnaît plus, sous le regard de l'autre, son propre visage, terrible jeu où l'on risque de tout perdre : si chaque phrase de Miles appelle aussitôt un commentaire qui dénonce la duplicité, la cruauté cachée sous l'angélisme charmeur, chaque phrase de la Gouvernante est éclairée par une interprétation, une auto-analyse qui brouille plus qu'elle n'éclaire le sens de ses paroles. ‘But, oh, how, I felt that at present I must pick my own phrases remember that, to gain time, I tried to laugh, and I seemed to see in the beautiful face with which he watched me how ugly and queer I looked.’ (K p.156, chap. XIV)337

Otto Rank, dans son étude de Don Juan , cherche quelle est la part qui revient à la musique elle-même comme expression artistique dans l'oeuvre de Mozart. Il y voit la possibilité d'un double sens : ‘" Manquant en une certaine mesure de compréhension pour les moyens d'expression dont dispose la musique, nous ne pouvons formuler là-dessus que des suppositions. Il semble que la musique, grâce à sa faculté d'exprimer parallèlement différents mouvements affectifs, soit particulièrement capable de représenter et de déterminer les conflits ambivalents. Or, il existe dès le début, dans le fond même du caractère de Don Juan, une rupture entre cette sensualité sans frein qui le caractérise d'une part, et de l'autre, le sentiment de culpabilité et la crainte du châtiment. Cette dualité est au fond une lutte entre la joie de vivre et la crainte de la mort. Il n'y a que la musique qui, du fait de la souplesse de ses moyens d'expression, puisse traduire si parfaitement la simultanéité de ces deux sentiments contradictoires. Tandis que l'orchestre marque par les accords graves ( le chant du convive de pierre ) le pénible conflit qui pèse sur la conscience du héros, s'élève par- dessus cette voix dans des rythmes passionnés la nature indomptable et la joie voluptueuse du conquérant, avec une sensualité comme on la chercherait en vain dans toute la littérature si riche du ’ ‘Don Juan’ ‘ ."’ 338

La découverte de Miss Jessel, dans la salle d'études, installée à son propre bureau place la Gouvernante face à son double : le lieu, à lui seul, résume la fonction, et laisse supposer qu'un même sort attend la nouvelle Gouvernante. Chez Henry James, l'apparition fantomatique et muette, de James rappelle les lectures des romans gothiques terrifiants qu'a pu faire la jeune fille de pasteur; qu'elle occupe la position de la morte ou l'usurpe, rapproche la Gouvernante ( anonyme et définie toujours par une référence à sa fonction, elle était, dit Douglas le possesseur du manuscrit, l'institutrice de sa soeur ) de Miss Jessel, ombre funèbre et haïe : ne se disputent-elles pas les enfants?

‘She rose, not as if she had heard me, but with an indescribable grand melancholy of indifference and detachment, and, within a dozen feet of me, stood there as my vile predecessor. Dishonored and tragic, she was all before me; but even as I fixed and, for memory, secured it, the awful image passed away. Dark as midnight in her black dress, her haggard beauty and her unutterable woe, she had looked at me long enough to appear to say that her right to sit at my table was as good as mine to sit at hers. While these instants lasted, indeed, I had the extraordinary chill of feeling that it was I who was the intruder. It was as a wild protest against it that, actually addressing her - "You terrible, miserable woman!" - I heard myself break into a sound that, by the open door, rang through the long passage and the empty house. She looked at me as if she heard me, but I had recovered myself and cleared 339(K p. 161, 162)’

Le nom de Miss Jessel est significatif, elle est la face cachée de la Gouvernante, aussi possessive qu'elle, on peut entendre dans Jessel , l'anagramme de jealous , à moins encore d'y retrouver jess , le jet, le lien pour faucon, il fait penser aussi à l'arbre de Jessé, et à la généalogie du Christ. Miss Jessel, la Jalouse, évoque derrière celle qui éduque, l'image de la Mère, figure de substitution, avec Quint et l'oncle tuteur, des parents absents (Miss Jessel porte toujours, dans ses apparitions de spectre, les signes de la mort et du deuil ). 340 Le face à face musical de la Gouvernante et de sa devancière débute dans le silence de l'orchestre, un chuchotement dans le registre le plus grave de la voix, l'accent étant mis sur le here repris ensuite comme un pivot, au coeur du chant alterné. Chant alterné, sans qu'il y ait dialogue. Le lamento de Miss Jessel est accompagné par la harpe, et entrecoupé de fragments du récitatif de la Gouvernante. Le lamento de Miss Jessel exprime un conflit permanent entre le mineur et le majeur: Ah! here... I suffered, here (fa mineur ), I must find my peace ( fa majeur). Le basson accompagne de façon uniforme et monotone la douleur de Miss Jessel. Enclose dans sa peine. elle semble totalement fermée aux interpellations de la Gouvernante qui s'adresse à elle : le rythme s'accélère, les accords de l'orchestre se font discordants avec des sauts d'octave, la voix de la Gouvernante couvre la voix de Miss Jessel. En miroir, I ... can not rest ... de Miss Jessel , et I can't go, ... I can't , I can't ... de la Gouvernante. La voix possessive martèle frénétiquement ses attaques - Begone ! You horrible , terrible woman ! 341Miss Jessel se laisse dominer dans l'aigu, fatigue, effacement, disparition. Elle cède la place, et sa disparition est soulignée par un changement de tempo, le fa majeur retrouvé, une figure agitée jouée par la clarinette, le piano et les cordes, on peut supposer que c'est le reflet de l'agitation de la Gouvernante qui s'est décidée à écrire au Tuteur. Détente, ralentissement, --relaxing , quieter --, c'est avec une modulation douce que la Gouvernante lit, pour elle-même, la lettre qu'elle vient d'écrire, (et qui a d'abord été composée par l'orchestre), avec un accompagnement assourdi de harpe et des cordes. Elle se reconnaît incapable d'accomplir seule la mission qui lui a été confiée, la répétition du destinataire -Sir , dear Sir , - my dear Sir ,- croise l'Interdit lui aussi répété -of silence , of silence --, cherchant à couvrir l'inquiétude marquée par la tierce obsessionnelle, -- mi bémol, bémol, si bémol-- attestant la présence de l'étrange et des fantômes.

Notes
333.

"La peur que j'éprouvais, c'était d'avoir à traiter de la question intolérable de son renvoi de l'école, puisque cela n'était au fond, que la question des abominations qui s'y rattachaient. Que son oncle en arrivât à traiter de ces choses avec moi, c'était une solution qu'en elle-même j'eusse dû désirer maintenant. Mais il m'était tellement impossible d'en envisager la laideur et la peine, que je me bornais simplement à remettre ma décision à plus tard, et me contentai de vivre au jour le jour."( Chap. XVI, S p.125,126)

334.

"Chère et bonne Mrs Grose, ils ne sont pas en train de jouer, ils sont en train de dire des abominations."

335.

"Ne les sentez-vous pas rôdant autour de vous? Ils sont ici, là, partout. Et les enfants sont avec eux, ils ne sont pas avec nous."

336.

"Alors nous pouvons parler et vous pouvez me dire quand je vais retourner à l'école."

337.

"Mais, mon Dieu! comme je sentais qu'il me fallait maintenant peser mes paroles! Je me rappelle que, pour gagner du temps, je feignis de rire, - et je me vis, dans le beau visage qui m'observait , si vilaine et si bizarre!" (S p. 120, 121, chap.XV)

338.

Otto Rank, Don Juan et le double , Petite Bibliothèque Payot, p.123, 1973 ( reprise de Don Juan und Der Doppelgänger , paru aux éditions Denoël en 1932.

Ouvrage cité par Rank pour confirmer sa thèse : Siefried F. Nadel, Der duale Sinne der Musik , Regensburg, 1931

339.

"Elle se leva, non comme si elle m'eût entendue, mais avec une grande et indescriptible mélancolie, faite d'indifférence et de détachement, et à une douzaine de pas de moi, se tint là debout, toute droite, elle, la vile Miss Jessel. Tragique et déshonorée, elle était tout entière devant moi. Mais comme je la fixais et assurais son image dans ma mémoire, l'affreuse apparition passa, disparut. Sombre comme la nuit dans sa robe noire, sa beauté hagarde et sa douleur indicible, elle m'avait regardée assez longtemps pour sembler me dire que son droit de s'asseoir à ma table était aussi bon que le mien de m'asseoir à la sienne. Vraiment, je frémis d'horreur pendant ces instants, soudainement envahie par ce sentiment que l'intruse, c'était moi. Dans une protestation passionnée, je m'étais directement adressée à elle : "O terrible et misérable femme!" m'étais-je entendue crier, - et le son, par la porte ouverte, s'en était allé résonner le long du corridor et dans la maison vide. Elle me regarda, mais je m'étais reconquise, et l'atmosphère s'assainissait autour de moi." (S p. 128, 129)

340.

Jean Perrot souligne le goût d'Henry James pour les anagrammes considérés sous l'angle du jeu de mots dans sa relation avec l'inconscient. (op. cit.)

341.

"Je ne puis trouver le repos" - Je ne peux pas partir, je ne peux pas." "Arrière! Horrible et terrible femme que vous êtes!"