8- La lettre volée et l'inversion

Christopher Palmer342 souligne le rôle de l'inversion dans l'opéra de Britten.

La quatrième scène de l'acte II marque une tentative de la Gouvernante pour assurer son pouvoir sur Miles. Elle le questionne, dans sa chambre, à la lumière d'une bougie. Miles chante sa musique, Malo , introduite par le cor anglais. Pour Christopher Palmer, le sombre, mélancolique cor anglais est le dernier instrument qu'on voudrait "normalement" associer à la luminosité de l'enfance. Mais c'est la couleur centrale de la résonance émotionnelle de Malo . Son impact est d'autant plus grand que l'instrument n'a pas été entendu du tout avant que Miles ne chante sa chanson. La berceuse de Flora sur le bord du lac n'est pas moins oppressive; lestant d'un poids avec les cordes de la harpe, à la fin de la berceuse, les tons se font de plus en plus graves, comme si on s'enfonçait dans les profondeurs d'un lac, et la fin du chant ainsi "lesté"( à la façon dont on charge de pierres un corps qu'on souhaite immerger) coïncide avec la matérialisation de l'apparition de Miss Jessel. "Son" gong semble sortir naturellement des basses fréquences de la harpe dans la mesure précédente. C'est de cette façon, dit Palmer, que Britten noie la cérémonie d'innocence. ( ‘It is in ways like this that Britten drowns the ceremony of innocence ’.). Le sombre canon entendu dans la variation XI, sous sa forme originale ou inversée, sur le thème de l'Ecrou accompagne les questions de la jeune femme.

‘I don't know, Miles, for you've never told me, you've told me nothing of what happened before I came. (...) Miles - dear little Miles, is there nothing you want to tell me ?’ 343 Miles parle d'un ton moqueur, et les accords de la harpe constituent une sorte d'ombre inquiétante à la ligne vocale des paroles du garçon. Les éléments d'une inquiétante étrangeté , pour reprendre les termes de Freud, à partir de la Variation XI, avec le canon de la clarinette basse et de la flûte alto, développent des arabesques séduisantes et faussement charmantes, préparant l'entrée de Quint. Palmer utilise la métaphore du ronronnement du chat pour rendre cet aspect lisse et inquiétant de la musique. Fantôme invisible, ombre chinoise, avant d'être une voix qui chuchote et pousse Miles à prendre la lettre, Quint est une présence associée au Glockenspiel, prenant le masque et le faux semblant du celesta pentatonique. Christopher Palmer voit, à partir de cette scène de la Chambre, le développement de la corruption, et pose la question : "Mais qui est le corrupteur et qui est le corrompu?". C'est Miles qui éteint la bougie et établit ainsi la nuit, quand il reconnaît l'appel de Quint. Le rythme régulier et mélodieux de la musique est lui-même, comme la douceur des instruments, l'absence d'aspérité, engagé dans le processus de séduction. La reprise de Malo la mélodie de Miles, par un rapide pizzicato des cordes est une invention qui place la musique au centre de la scène où Quint persuade Miles de voler la lettre que la Gouvernante a écrite au Tuteur. Quint est toujours invisible, et la scène peut apparaître comme une scène de possession. Britten réserve l'arco au moment d'extrême tension, le point culminant de la scène où Miles saisit la lettre et l'emporte dans sa chambre.

La séquence de la lettre, déterminante au regard de la narrativité et de l'accélération des événements, s'accompagne d'une mutation des acteurs - la Gouvernante, Quint et Miles révèlent leur être profond, et d'une mutation de la structure musicale : ce qui était chanté est confié aux instruments, la variation XII fait intervenir la voix de Quint, tandis que, nous l'avons vu, la mélodie de Miles gagne les instruments. Jusque là, les Variations ont été uniquement instrumentales. A ce point de l'oeuvre, il semble que surgit de l'intérieur, chez la Gouvernante, chez Miles, et bientôt chez Flora, une pulsion qui retourne toutes les catégories et contribue à la transgression de toutes les limites, limites de soi, et limites imposées par la société. ‘Ce qui arrive ’ ‘, écrit Didier Anzieu’ ‘, n'est pas tellement événement réel, qu'accomplissement imaginaire d'un désir’ . 344 A travers la lettre, la Gouvernante et Miles figurent leur passion et son image renversée et niée (le vol). Nous savons ce que contient la lettre, mais nous ne saurons pas ce qui s'est passé avant l'arrivée de la Gouvernante à Bly.

Notes
342.

Christopher Palmer, Texte de présentation de The turn of the screw , Decca, Recorded 1954, An inversion of the natural order

343.

"Je ne sais rien, Miles, vous ne m'avez jamais raconté, vous ne m'avez jamais rien dit, rien de ce qui s'est passé avant que je n'arrive. (...) Miles, mon cher petit Miles, n'y a-t-il rien que vous vouliez me dire?"

344.

Didier Anzieu, Le corps de l'oeuvre , p. 277