9 - L'aveuglement.

Pour la deuxième fois, nous entendons le piano seul : Miles interprète des variations brillantes, exercices de style, où Britten pastiche Weber et Mendelsohn, Debussy, tournoiement d'images musicales bien faites pour étourdir et séduire la Gouvernante et Mrs Grose, dans la salle d'études, le domaine des enfants. Flora joue au berceau du chat, et il règne une fausse atmosphère de calme et de bonheur. Flora, en fait, reprend la berçeuse de la poupée, mais c'est pour endormir Mrs Grose : Go to sleep ! , commande-t-elle soudain, sur les notes maléfiques ( mi bémol, si bémol, bémol ), répétées trois fois. Au piano, Miles imite, en la bémol majeur, le chant d'appel de Quint. La musique a joué le rôle des fenêtres, ou des miroirs, et permis aux enfants d'échapper aux deux femmes. Le gong retentit, les contrebasses installent une pédale de fa dièse : Flora s'enfuit.

Miles au piano joue une sorte de concerto triomphant, et on reconnaît l'air du duo des fantômes, On the paths . L'orchestre serre un tour de plus de l'Ecrou. Britten indique que Miles continue à jouer de façon triomphante. L'apparition de Miss Jessel obéit au même rituel que précédemment : La gouvernante se trouve plongée dans une sorte d'hypnose, ici, c'est la musique qui joue le rôle de passeur, et construit l'espace de l'Ailleurs. Britten n'a fait que transcrire ce qu'écrivait Henri James :

‘He sat down at the old piano and played as he never played; and if there are those who think he had better have been kicking a football I can only say that I wholy agree with them. For at the end of a time that under his influence I had quite ceased to mesure, I started up with a strange sense of having literally slept at my post. It was after luncheon, and by the schoolroom fire, and yet I hadn't really, in the least, slept: I had only done something much worse - I had forgotten. Where, all this time, was Flora? ( chap. XVIII, K p. 374 ) 345

Le paysage joue un rôle primordial dans l'apparition des fantômes. Britten a gardé les lieux et le parcours circulaire, à l'intérieur de la propriété de Bly, la vieille tour où Quint apparaît (et sa verticalité ), le lac et ses eaux mortes (horizontalité ), refuge de Flora et lieu d'élection de Miss Jessel, chassée de la salle d'études. Miss Jessel, comme dans la scène 7 de l'Acte I, apparaît de l'autre côté du Lac. Britten accentue l'effet de miroir en reprenant musicalement le duo de la flûte et de la clarinette entendus dans la scène précédente, et le motif de Miss Jessel retentit dans toute la scène. La construction, un quatuor ( Miss Jessel, Flora, Mrs Grose, la Gouvernante ) qui occupe l'essentiel de la scène, suivi d'un monologue de la Gouvernante, met en évidence à la fois l'isolement de la Gouvernante, abandonnée par Mrs Grose et haïe par Flora, et rappelle qu'elle est le regard et l'écran, celle par qui tout passe et peut être existe, le regard et la Voix qui transmet. et qui cache.

La Gouvernante et Mrs Grose apparemment conduisent la même recherche, avec des répliques symétriques, mais rapidement, au mouvement enveloppant de Mrs Grose se répandant en un torrent de questions - ‘Fancy running off like that , and such a long way , too, without your hat and coat. You are a naughty girl !’ 346- s'oppose, isolée, avec l'accompagnement de la flûte et de la clarinette en quintes, l'unique phrase, sur une gamme descendante, de la Gouvernante ‘: And where, my pet, is Miss Jessel ?’ 347Henry James, a fait de cette scène avec Flora, la révélation pour la Gouvernante d'une autre Flora qui lui échappe totalement. Curieusement l'apparition de Miss Jessel est niée par Mrs Grose, niée par Flora, et alors que la Gouvernante, dans une sorte de jubilation, pensait y voir la preuve et le témoignage de l'horreur enfin reconnue à visage découvert, le romancier s'attarde sur l'écroulement, la défaite, la ruine de la jeune femme, face à ce qui l'entoure. Séparée de Mrs Grose, séparée de Flora, elle n'a, en face d'elle, qu'une scandaleuse opposition. On peut donc se demander comment Britten, dans l'Opéra a donné musicalement ce tour d'écrou supplémentaire.

Dans le quatuor, on entend en permanence le motif de Miss Jessel traité en ostinato . 348 La Gouvernante, sur un ton saccadé, répète sur les mêmes notes son invitation à regarder ‘Look... She is there!’ Avec la réitération de violents sauts de voix, des répétitions obsessionnelles de la Gouvernante et de Miss Jessel qui reprend des fragments de "l'air des fantômes", - We know all things - et des extraits de son lamento de la salle d'études, - So I shall be waiting - il y a superposition, contrastes, que seule la Musique peut traduire dans la simultanéité. La Gouvernante, avec l'obstination de Look, look et la violence exercée sur Mrs Grose et Flora, ne parvient pas à couvrir la continuité du gémissement de Miss Jessel, mais provoque un étonnant duo : En même temps que Miss Jessel affirme avec une lenteur solennelle qu'Ils n'y connaissent rien ( They know nothing ), Flora, sur les mêmes notes, mais avec un rythme plus rapide, haché, comme glissée à l'intérieur du lamento de Miss Jessel, avec une cruauté presque féroce, crie sa haine à la Gouvernante, et c'est sa voix qui domine, doublée par la flûte piccolo, dans la reprise du quatuor.

I can't see anybody, can't see anything, nobody, nothing. I don't know what she means. Cruel, horrible, hateful, nasty. We don't want you! Take me away! Take me away from her! Hateful, cruel, nasty, horrible... 349

Flora est passée de la deuxième personne - ‘I don't know what you mean’ -, à la troisième personne, pour désigner la Gouvernante, en la pointant du doigt: ‘I don't like her ! I hate her!’ 350

Flora et Mrs Grose sortent, en même temps que Miss Jessel disparaît. La Gouvernante reste seule en scène. Le motif de Miss Jessel, sous sa forme originale ( contre-basse, basson), ou inversée (cor anglais, violoncelle), contamine toutes les couches de l'orchestre, avant d'être éliminé par les pizzicati des cordes et les notes isolées des instruments à vent. D'un ton animé, elle dit en la majeur, ses interrogations sur ce que vient de lui crier à la face Flora. Mise en accusation par la petite fille, elle reprend à la fois, les paroles de Flora ‘- Am I horrible ? / And now she hates... me ! / And now she hates... me! / Hates... me ! / Hates ... me!’ Egarée par son chagrin, elle prend la mesure de son échec, en utilisant, pour les nier, les mots de Miss Jessel : La prière, leit-motiv du fantôme ‘à Flora - Flora ! Flora, ne me trahis pas ! (Flora ! Flora , do not fail me ! )’ devient, inversée par la Gouvernante :

I have failed, most miserably failed, and there is no more innocence in me 351

Les cordes, en descendant vers le grave, jusqu'au fa dièse, en pédale syncopée aux contrebasses, expriment l'effondrement de la Gouvernante trahie de toutes parts.

Notes
345.

"Il s'assit au vieux piano, et joua comme jamais il n'avait joué. Si quelques personnes pensent qu'il aurait mieux valu qu'il allât lancer de bons coups de pied au ballon de football, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je suis entièrement de leur avis. Car au bout d'un certain temps, dont je ne puis évaluer la durée, ayant sous sa subtile influence, perdu toute notion de mesure, je me secouai tout à coup avec l'étrange sensation de m'être, littéralement, endormie à mon poste, ceci se passait après le dîner de midi, auprès du feu de la salle d'études, et cependant je n'avais nullement dormi, au vrai sens du mot; j'avais seulement fait pire, je m'étais oubliée. Où était Flora pendant tout ce temps?" ( chap. XIX, S p. 144 )

346.

"En voilà une idée de partir en courant comme cela, et d'aller si loin, en plus sans votre manteau ni votre chapeau. Vous êtes une vilaine fille, qu'est-ce qui a bien pu vous faire nous quitter tous ainsi?"

347.

"Où, mon amour, est Miss Jessel?". La question de la Gouvernante clôt le chapitre XX . Le chapitre XXI commence ainsi : Just as in the churchyard with Miles, the whole thing was upon us. Much as I had made of the fact that this name had never once, between us, been sounded, the quick, smitten glare with which the child's face now received it fairly likened my breach of the silence to the smash of a pane of glass. It added to the interposing cry, as if to stay the blow , that Mrs Grose, at the same instant, uttered over my violence - the shriek of a creature scared, or rather wounded, which, in turn, within a few seconds, was completed by a gasp of my own. I seized my colleague's arm. "She's there, she's there!"

Tout à fait comme dans le cimetière avec Miles, nous nous trouvions maintenant au pied du mur. Bien que je m'attendisse à l'effet que ne pouvaient manquer de produire les syllabes de ce nom, qui n'avait jamais été prononcé entre nous, la subite expression de rage blessée que revêtit alors le visage de l'enfant fit, pour ainsi dire, ressembler ma brusque interruption du silence à un fracas de vitres brisées. Cela vint s'ajouter au cri que Mrs Grose, atterrée par ma violence, jeta comme pour s'interposer entre nous et atténuer le coup que je frappais. C'était celui d'une créature bouleversée, - blessée plutôt, - et quelques secondes plus tard, à mon tour, je faisais entendre un gémissement sourd. Je saisis ma collègue par le bras : "Elle est là, elle est là!"

348.

Selon la définition donnée par un Dictionnaire musical, une basse obstinée (ostinato ) est une basse qui se répète invariablement un grand nombre de fois et sur laquelle se déroulent des variations mélodiques.

349.

"Je ne vois personne, je ne vois rien, personne, rien. Je ne sais pas ce qu'elle veut dire. Cruelle, horrible, détestable, mauvaise. Nous ne voulons pas de vous! Emmenez-moi loin d'elle! Détestable, cruelle, mauvaise, horrible..."

350.

"Je ne sais pas ce que vous voulez dire. (...) Je ne l'aime pas! Je la déteste!"

351.

"J'ai failli , misérablement failli, et il n'y a plus désormais d'innocence en moi."