10 - Démons

Mrs Grose accablée,-- en fa dièse et avec le motif qui marquait son inquiétude (Acte I, scène 5 )--, part avec Flora pour Londres. La Gouvernante reste donc seule avec Miles. Elle a appris que sa lettre n'est jamais partie, mais son projet n'est pas modifié, et elle l'exprime dans un face à face avec Miles, dont Henry James a donné le ton :

"Well - so we're alone!"
Chap XXIII

"Oh, more or less." I fancy my smile was pale. "Not absolutely. We shouldn't like that!" I went on.
"No - I suppose we shouldn't. Of course we have the others"
"We have the others - we have indeed the others," I concurred.
"Yet even though we have them," he returned, still with his hands in his pockets and planted there in front of me, "they don't much count, do they?" (fin du chapitre XXII et début du chapitre XXIII, K p. 191) 352

Qui parle? Chacun, dans Henry James, fait écho à l'autre. D'où vient la voix, la Gouvernante se glisse dans la voix de Miles, et Miles dans la voix de la Gouvernante. On peut bien sûr aussi penser que c'est la Gouvernante hystérique qui se parle à elle-même. Soliloque masculin / féminin. Enfant / adulte. Innocence / expérience / corruption. Qu'y a-t-il derrière les autres ? La Gouvernante ne dévie pas de la voie qu'elle s'est tracée : ‘O Miles... I cannot bear to lose you. You shall be mine, and I shall save you’ . Le motif de la corruption à la voix (avec la notation de Britten passionately ) est doublé de l'accompagnement aux timbales, à la contrebasse, -pizzicati-, et à la harpe.

Une passacaille répète un segment du thème principal, métaphore de l'obstination de la Gouvernante qui s'engage dans un ultime combat. L'appel de Quint, invisible, du haut de la Tour, place Miles entre deux forces qui le traquent. La gouvernante cherche à arracher un aveu, une reconnaissance de culpabilité à l'enfant, tandis que Quint lui impose de garder le secret. Le musicien exploite les possibilités de conflit musical, en créant une rivalité entre le la bémol majeur, le la majeur, et le la mineur , chacune des parties en présence essayant de faire prévaloir sa tonalité.

Lorsque Quint fait entendre son appel, on retrouve le mi bémol, et le retour de notes bémolisées au célesta, cependant que persistent des dièses (et sol) à la contrebasse et au violoncelle. La pression de Quint se fait plus forte, reprenant la mélodie des fantômes :

On the paths, in the woods,
Remember Quint!
At the window, on the tower,
When the candle is out,
Remember Quint!
He leads, he watches, he waits! 353

Le texte d'Henry James, à l'approche du dénouement place les trois personnages en situation d'exclusion. L'ouvrage auquel la Gouvernante occupe hypocritement ses mains est un dérivatif familier à son exclusion du monde fantastique suggéré par les jeux enfantins. Mais Miles lui-même, en cette scène ultime où il entend Quint, sans pouvoir le voir, donne à la Gouvernante le sentiment que c'est positivement lui qui est exclu.

‘But an extraordinary impression dropped on me as I extracted a meaning from the boy's embarrassed back - none other than the impression that I was not barred now. This inference grew in a few minutes to sharp intensity and seemed bound up with the direct perception that it was positively he who was. The frames and squares of the great window were a kind of image, for him, of a kind of failure. I felt that I saw him, at any rate, shut in or shut out. (...) Wasn't he looking, through the haunted pane, for something he couldn't see? - and wasn't it the first time in the whole business that he had known such a lapse? (Chap. XXIII, K p. 191) 354

Le douloureux appel de Quint n'est plus le sortilège promettant l'ouverture d'un monde magique, dans les sentiers et dans les bois, mais l'appel désespéré d'une bête aux abois. Là encore, c'est le texte d'Henry James qui fixe les postures et donne le ton:

‘The appearance was full upon us that I had already had to deal with here : Peter Quint had come into view like a sentinel before a prison. The next thing I saw was that, from outside, he had reached the window, and then I knew that, close to the glass and glaring in through it, he offered once more to the room his white face of damnation. (...) I kept my eyes on the thing at the window and saw it move and shift its posture. I have likened it to a sentinel, but its slow wheel, for a moment, was rather the prowl of a baffled beast. ( Chap. XXIV, K p. 195 ) 355

Dans l'opéra comme dans la nouvelle, Quint est cette bête bernée, sentinelle devant la prison, damné et démon. C'est bien un combat que se livrent la Gouvernante et Quint, un combat dont l'enjeu est ce qui est caché et leur échappe à tous deux dans l'enfant. La musique, avec l'enfermement obligé de la passacaille, les arabesques des instruments enserrent le trio dans un espace où se laisse entrevoir la mise à mort. Alors que la Gouvernante continue à harceler Miles, qu'elle tient serré contre elle, pour qu'il n'aperçoive pas Quint, ‘Miles, dear little Miles, who is it you see? Who do you wait for, watch for ?’ , (avec la pression indiquée par Britten, et la répétition du la majeur ), Quint, descendu de la Tour, supplie, en mi bémol, Miles dont la voix rejoint la sienne, de garder leurs secrets : ‘Do not betray our secrets ! Beware ! Beware of her !’ Bémols contre dièses, Miles unit sa voix à celle de Quint, comme il l'a fait dans l'Acte I. Quint et la Gouvernante revendiquent avec les mêmes mots - ‘You shall be mine / Miles, you are mine’ - la possession de Miles, mais Quint utilise toujours le mi bémol. La répétition (huit fois) de he waits , alternant avec waits fait vaciller la présence corporelle du fantôme. Miles prononce enfin dans une sorte d'explosion, en réponse au ‘say the name (dis le nom), Peter Quint, you devil ! (Peter Quint, démon que vous êtes!)’ . La joie victorieuse de la Gouvernante, et l'aveu de la défaite de Quint se coulent alors à l'unisson, duo infernal en quartes ascendantes, puis descendantes en la bémol, il n'y a aucune dissonance dans la musique, mais le fantôme qui chante l'échec et ses adieux, se sépare de la Gouvernante qui passe de l'exaltation possessive, ‘- Together we have destroy'd him (Ensemble, nous l'avons détruit )’. Double sens tragique. La Gouvernante s'associe à Miles, et désigne Quint comme l'horreur immonde. Etranges pronoms, qui révèlent une autre association possible, celle de Quint et de la Gouvernante. Autre manifestation du double sens. Le dernier cri de Miles you devil ! semble toujours être entendu comme accusant Quint d'être un démon, mais il pourrait aussi, en miroir du rejet de Flora, exprimer la haine de Miles pour la Gouvernante.

La disparition de Quint, après une gamme qui ramène la tonalité en la majeur, coïncide avec la révélation pour la Gouvernante que Miles est mort. Son "non" à la mort est aussitôt suivie du mi bémol, alors que le thème de Miles envahit l'orchestre à partir du cor anglais.

La défaite de Quint devient la défaite de la Gouvernante, mais est-ce une défaite, puisque musicalement la tonalité maléfique en bémol semble triompher et "contaminer" le monde réel. La fin de l'Opéra s'inscrit dans une torsion, - le tour d'écrou final -, qui transforme la scène de Bly en un effrayant palindrome. En voulant sauver l'innocence, la Gouvernante la renverse en son contraire, et c'est la Bête qui triomphe. Au fond de la joie, et de l'exultation du "Salut", la douleur de l'irréparable "Perte". Renversement des valeurs, et arrêt sur la Gouvernante qui berce l'enfant mort en chantant Malo comme une berceuse.

La mélodie inventée par l'enfant devient une sorte de requiem. Chaque réitération de Malo intervient à distance de triton de la précédente. J.F.Boukobza commente ainsi le retour du la bémol : "Un virage en sol dièse (La bémol) majeur vient en outre ajouter une ambiguïté nouvelle. Alors que la Gouvernante désirait conquérir l'enfant, n'est-ce pas ce dernier qui, aidé de Quint, l'aurait possédée?"

La figure du tour d'écrou, vis sans fin, spirale mortelle, figure mise en place par Henry James, est représentée par Myfanwy Piper et Britten au travers d'une autre figure utilisée par le poète irlandais Yeats dans The second coming ( 1919 ). La citation détachée d'un vers unique tout à fait mystérieux que chantent les fantômes dans le colloque du début de l'Acte II s'éclaire en lisant le poème du Retour et les commentaires de René Frechet356, qui, dans The second coming,, appelé d'abord the second Birth (la seconde Naissance ) voit le Guernica du poète, "annonçant la fin dans la violence de la civilisation chrétienne". Yeats dit la disparition d'une innocence marquée par la régularité d'une civilisation de l'ordre - la cérémonie -, tandis que se déchaîne une autre innocence, l'innocence meurtrière d'une Bête monstrueuse, comme la Bête de l'Apocalypse. La succession des cycles est suggérée par des mouvements giratoires, et des spirales qui s'élargissent ou se rétrécissent:

Turning and turning in the widening gyre
Turning and turning in the widening gyre
The falcon cannot hear the falconer
Things fall apart; the centre cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world,
The blood-dimmed tide is loosed, and everywhere
The ceremony of innocence is drowned
The best lack all conviction, while the worst
Are full of passionate intensity
Tournant, tournant, toujours en cercles élargis
Le faucon n'entend plus l'appel du fauconnier;
Tout va se disloquer; le centre ne tient plus;
Le monde est envahi par la simple anarchie,
Le flux sombre de sang qui déferle partout
Noie la cérémonie où naissait l'innocence
Les meilleurs manquent de foi tandis que les pires
Sont animés d'une passion intense
Surely some revelation is at hand.
The Second Coming is at hand
The Second Coming! Hardly are those words out!
When a vast image out of Spiritus Mundi
Troubles my sight; somewhere in sands of the desert
Sûrement quelque révélation se prépare
Sûrement le Retour est proche.
Retour! A peine prononcé ce mot
Une image surgit de l'Anima Mundi
Trouble ma vue au coeur des sables du désert.
A shape with lion body and the head of a man
A gaze blank and pitylessas the sun,
Is moving its slow thighs, while all about it
Reel shadows of the indignant desert birds.
The darkness drops again; but now I know
The twenty centuries of stony sleep
Were vexed to nightmare by a rocking cradle,
And what rough beast, its hour come round at last,
Slouches towards Bethlehem to be born.

Une forme de lion dont la tête est humaine
Au regard de soleil, impitoyable et vide
Pousse ses muscles lents tandis que l'environnent
Les ombres des oiseaux indignés du désert.
A nouveau, c'est la nuit, mais je sais maintenant
Que le bruit d'un berceau troubla d'un cauchemar
Vingt siècles d'un sommeil écrasant comme pierre;
Quelle bête brutale à l'heure où le destin l'appelle
Avance lourdement pour naître à Bethléem.
Notes
352.

"Eh bien! nous voilà donc seuls!

"Oh! plus ou moins!"

J'imagine que mon sourire devait être plutôt pâle.

"Pas absolument. Nous n'aimerions pas cela, continuai-je.

-- Non, je ne le pense pas. Bien entendu, les autres sont là.

-- Les autres sont là -- oui, les autres sont là, répondis-je, suivant sa pensée.

-- Mais bien qu'ils soient là, reprit-il, toujours les mains dans les poches et planté devant moi, ils ne comptent pas beaucoup, n'est-ce pas? " (chap. XXIII, S p. 175 )

353.

"Dans les sentiers, dans les bois / Souvenez-vous de Quint. / A la fenêtre, sur la tour, / Quand la chandelle s'éteint, / souvenez-vous de Quint! / Il mène le jeu, il guette, il attend."

354.

"Mais comme mes regards s'attachaient sur le petit garçon, obstinément appuyé à la vitre, une impression extraordinaire se dégagea de ce dos tourné : et ce n'était rien moins que l'impression d'avoir cessé d'être exclue - en quelques minutes elle crut jusqu'à une intensité aigüe- et qui semblait doublée en quelque sorte, de la perception que c'était positivement lui qui l'était. L'encadrement, les carreaux de la grande fenêtre lui étaient une espèce d'image d'une espèce d'échec. En tout cas, je le sentais arrêté devant une porte verrouillée - porte d'entrée, ou porte de sortie? (...)Ne cherchait-il pas , à travers la vitre hantée, quelque chose qu'il ne réussissait pas à voir? et n'était-ce pas, en toute cette affaire, la première fois que cette vision lui manquait? " (Chap. XXIII, S p. 175, p. 176 )

355.

"Inéluctable, l'apparition à laquelle j'avais déjà eu affaire se manifestait. Peter Quint était là, comme une sentinelle à la porte d'une prison. La seconde chose que je vis, c'est qu'il avait atteint la fenêtre du dehors, et puis ce fut sa face pâle de damné qui s'offrit à ma vue, collée à la vitre, et dardant sur l'intérieur ses prunelles hagardes.(...) mes yeux ne quittaient pas cette chose à la fenêtre, et la virent se mouvoir et changer de posture. Je l'ai comparée à une sentinelle, mais son lent va-et-vient rappela plutôt, pendant un instant, l'allure de la bête frustrée." (Chap. XXIV, S p. 181, 182 )

356.

Yeats choix de poèmes, Introduction, choix, commentaires et traduction par René Fréchet, Aubier- Montaigne, 1975