Chapitre 5
Le simulacre. Le Double et le "dispositif" cinématographique
L'étudiant de Prague

Quelquefois, comme vous passez rapidement dans un hall d'hôtel, un double ou triple jeu de miroirs vous procure une étrange et inopinée rencontre avec vous-même. D'abord vous ne vous reconnaissez pas. De même la reproduction cinématographique surprend une étonnante géométrie descriptive des gestes. Ceux-ci, happés sous tous les angles, projetés sur n'importe lequel des plans de l'espace ou sur plusieurs d'entre eux, cotés par rapport à des axes continuellement variables et inhabituels, apparaissent à volonté grandis ou diminués, multipliés ou divisés, déformés, expressifs.

Jean Epstein’ ‘ Il faut se libérer du théâtre ou du roman et créer avec les moyens du cinéma, par l'image seule. Le vrai poète du film doit être la caméra. Les possibilités pour le spectateur de changer continuellement de points de vue, les nombreux trucages qui doublent l'acteur sur l'écran divisé en deux parties, les surimpressions, en un mot la technique, la forme donnent au contenu sa véritable signification.

Paul Wegener, 1916’ ‘ On lui a découpé dans le derrière de la tête un morceau de crâne affectant la forme d'un segment. Avec le soleil, le monde entier regarde à l'intérieur. Cela le rend nerveux, le distrait de son travail et il se fâche de devoir, lui précisément, être exclu de ce spectacle.

Franz Kafka, 9 janvier 1920’ ‘ C'est mon Ombre qui m'appelle? Qu'importe mon Ombre? Qu'elle me coure après, moi je la fuis.
Ainsi parlait Zarathoustra en son coeur tout en courant. (...) Il s'arrêta et fit vivement demi-tour et faillit renverser son Ombre et son Double, tant elle le serrait de près et tant elle était débile. En effet, quand il la toisa, il eut peur comme à l'apparition soudaine d'un fantôme, tant elle paraissait mince, noirâtre, creuse et exténuée.


Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra , 1885’

‘"Quelque part, dans un monde plus clair, doit exister cette lanterne magique sur les plaques de laquelle sont peints des terres, des printemps, des groupes humains"’, dit Jean-Paul cité par Lotte H. Eisner dans L'Ecran Démoniaque . Ce monde-miroir avec ses doubles et ses fantômes, né avec le romantisme allemand trouve tout naturellement sa place privilégiée dans le cinéma naissant. Les ombres et le jeu des miroirs sont filmés par les expressionnistes qui, d'un film à l'autre, font courir l'homme-miroir, pour échapper au monde-miroir.

Les nouvelles techniques relaient les fantasmagories de la lanterne magique, du kaléidoscope et croisent les chemins de la psychanalyse. Otto Rank, dès 1914357, ouvre son étude sur Le double ( Der Doppelgänger ) par une analyse du film L'étudiant de Prague , qui lui a donné l'idée de son travail. Il nous a paru intéressant à notre tour358 d'étudier comment le cinéma, au moyen d'images muettes, avait exprimé et appréhendé le double.

Notes
357.

Otto Rank, Der Doppelgänger , in Imago (Wien), 1914

358.

L'étude de Rank est un résumé détaillé, assez exact, qui prouve que Rank avait regardé le film avec la plus grande attention.