1 - Les traces d'un film

La version originale de L'Etudiant de Prague a été faite pour Deutsche Bioscop, à Berlin en 1913, sur un scénario de Hanns Heinz Ewers, sous la direction de Stellan Rye, avec Paul Wegener dans le double rôle de Balduin, l'étudiant, et de Balduin, l'Autre. Le film est réalisé avant le film Le Cabinet du Dr Caligari (1919 ) de Robert Wiene. que les historiens du cinéma ont pris l'habitude de considérer comme la première tentative de porter à l'écran les recherches plastiques issues du Pont ( Die Brücke ) et du Cavalier Bleu ( Der blaue Reiter ), connues au cinéma après coup sous le nom d'expressionnisme.

Paul Wegener a été acteur chez Max Reinhardt, mais quand il prend la parole en 1916 pour exposer "les possibilités artistiques du cinéma, il se réfère à L'étudiant de Prague : "L'étudiant de Prague qui mêlait étrangement le naturel et l'artifice, la réalité et le décor m'intéressait énormément." Il raconte comment en 1913 des photos comiques, où un homme joue aux cartes avec lui-même, et où un étudiant croise le fer en se prenant comme adversaire à l'escrime lui avaient montré la possibilité de partager le champ visuel. Ce qui pouvait être fait aussi dans un film, permettrait au cinéma, de montrer réellement les rêveries du Double ou du Reflet dans le miroir de E.T.A.Hoffmann, (Phantasien des Doppelgängers oder Spiegelbildes ) et de produire ainsi des effets qui ne seraient atteints dans aucun autre art.

Wegener, dans sa conférence de 1916 fait état du partage de l'écran, certaines scènes étant, par moitié, éclairées une partie après l'autre. La technique utilisée par Guido Seeber, le chef opérateur, pour filmer le Double vu de dos, les trucages qui doublent l'acteur donnent au spectateur, par l'image seule, des espaces nouveaux à découvrir, ou s'il les connaissait déjà par d'autres arts, - Hoffmann ou Gaspar David Friedrich en peinture -, les lui fait rejoindre par d'autres issues.

La multiplication des points de vue pris en compte par la caméra, ce qui donne au spectateur la possibilité de changer continuellement de points de vue, nous oblige à nous interroger sur l'interaction entre la matérialité du film et sa signification.

On reconnaît dans Ewers les emprunts multiples à Hoffmann, Edgar Allan Poe, Oscar Wilde et Chamisso. La présentation d'Otto Rank souligne, d'un point de vue historique, les apports du cinéma et le rôle attendu dans le développement des découvertes de l'esprit. ‘On pourrait s'étonner que le cinéma ose représenter des sujets qui appartiennent au domaine de la vie intérieure, exclusivement, mais le cinéma ressemble sous beaucoup de rapports au rêve dans lequel certains faits, au lieu de rester dans l'abstrait, prennent des formes familières à nos sens. (...) Mais essayons d'abord de fixer les scènes du film de Hans Heinz Ewers, fugitives comme des ombres mais très impressionnantes’.359

Balduin, un étudiant de Prague qui a perdu sa fortune, est abordé par un vieillard mystérieux, Scapinelli. Témoin d'un accident de chasse, il fait ainsi la connaissance de la jeune et belle comtesse Schwarzenberg. Il s'essaie à des passes d'escrime avec lui-même devant le miroir de sa chambre, et il réfléchit sur sa triste situation d'étudiant pauvre. Scapinelli apparaît, et lui offre la richesse ( 100000 Goldgulden ), en échange de son reflet dans le miroir. Un contrat est signé. Le Double se détache de la glace et sort avec Scapinelli.

Devenu riche, Balduin pénètre dans le monde qui jusque là lui avait été refusé. Pendant un bal, il déclare son amour à la Comtesse. Le double lui apparaît sur la terrasse et semble le narguer. Balduin a donné rendez-vous à la Comtesse, la nuit suivante; dans le cimetière juif désert, le couple d'amoureux est arraché à ses tendres embrassements par l'intervention inattendue de l'Autre.

Lyduschka révèle au fiancé de la Comtesse l'existence de son rival. Le Baron provoque Balduin en duel. Le Comte Schwarzenberg, père de la Comtesse, fait promettre à Balduin, dont il connaît la réputation à l'épée, de ne pas tuer son adversaire. Mais Balduin, se rendant au duel, rencontre son Double dans la forêt, il essuie son épée ensanglantée.

Balduin se voit refuser l'entrée du château Schwarzenberg. Il essaie d'oublier son amour en dansant et en jouant aux cartes. Mais c'est contre son Double qu'il joue. Quand il parvient à revoir la Comtesse dans son salon, et croit pouvoir se disculper, la jeune femme découvre avec horreur qu'il n'a pas de reflet dans le miroir. Balduin s'enfuit, épouvanté, dans les rues de Prague, mais se heurte toujours à la figure moqueuse de son Double. L'Autre, en fait, semble le précéder, dans sa fuite éperdue. Balduin pénètre enfin dans sa chambre, pour y retrouver bientôt le Double. Il sort son pistolet, et tire sur l'Autre. Sauvé. Il ose enfin découvrir le miroir voilé et se regarder : sa chemise est pleine de sang. Il s'écroule. Scapinelli déchire le contrat et manifeste sa joie.

Une dernière scène montre le tombeau de Balduin, surplombé d'un énorme saule pleureur. Sur la tombe est assis le Double, avec à ses côtés, deux corbeaux noirs.360

Avant d'étudier les images, il nous a paru nécessaire de chercher les traces sonores et ce qui pouvait être laissé à la voix dans un film muet de 1913. Comme tous les films muets, L'Etudiant de Prague était accompagné d' une partition musicale du Professeur Josef Weiss jouée par un orchestre dans la salle. Des intertitres complètent l'image en la commentant, donnant aussi des indications de temps, et surtout mettent en place un dialogue. Ainsi trouve-t-on ‘Die eifersüchtige Lyduschka kennt die geheimnisvollen Kräfte des Alten und fürchtet um ihren Balduin’ 361, à côté de Am nächsten Tag 362. Le film ne contient pas moins de 90 intertitres, ce que n'avait pas voulu Ewers, pensant que le film devait se donner à comprendre uniquement par les images. Il y a également en inserts le pacte, une lettre de rendez-vous adressée à la Comtesse , et les vers de Musset, qu'on peut lire à quatre endroits du film, deux strophes de La Nuit de Décembre :

Partout où j'ai voulu dormir
Partout où j'ai voulu mourir,
Partout où j'ai touché la terre,
Sur ma route est venu s'asseoir
Un malheureux vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Je ne suis ni dieu, ni démon,
Et tu m'as nommé par mon nom
Quand tu m'as appelé ton frère;
Où tu vas, j'y serai toujours,
Jusques au dernier de tes jours,
Où j'irai m'asseoir sur ta pierre.

L'image finale est l'illustration du "J'irai m'asseoir sur ta pierre". Le film muet suggère toutefois que si tous les personnages parlent, si Balduin crie, bouche ouverte, sa terreur, le Double, toujours muet, ne parle qu'au travers des vers de Musset.

Notre analyse portera uniquement sur les images et ne prendra pas en compte la rhétorique des sous-titres.

Le travail sur le film est un travail tout à fait particulier, et il nous paraît important, en introduction, de souligner le caractère spécifique de la situation où nous nous sommes trouvés, à la recherche d'un film cité comme une référence, à la fois héritier d'une tradition écrite et aussi initiateur, fondateur d'images. Le hasard a mis en lumière le caractère fuyant de l'objet film : L'Etudiant de Prague de 1913 est donné comme perdu par Siegfried Kracauer dans son histoire psychologique du cinéma, de Caligari à Hitler 363 ‘Ce film fait partie des nombreux qui se sont perdus. On peut en regretter certains, comme celui-ci, mais sa signification se trouve sans doute beaucoup moins dans le travail de la caméra que dans l'histoire elle-même, qui en dépit de toutes ses affinités anglo-américaines, attirait les Allemands aussi irrésistiblement que si elle avait été tirée de sources exclusivement nationales.’ (p. 31 )

Même pessimisme chez Claude Beylie déclarant en 1996 que la version de Stellan Rye "est, sauf erreur, perdue". En fait, il existe différentes copies du film de Rye, déposées dans les archives du Film, à Wiesbaden, Berlin, La Havane, Belgrade, et même en France à la Cinémathèque française, où il est possible de consulter les trois versions de L'Etudiant de Prague , Rye 1913, Galeen 1926 et Robison 1936.

Ce fait, lié au caractère éminemment fragile, toujours menacé de destruction du support, se double du caractère essentiellement fuyant des images. Images mouvantes qui ne devraient avoir d'existence que dans le mouvement, mais que l'analyse arrête et dont elle sépare l'enchaînement, en utilisant dans sa lecture des moyens réducteurs : table de montage, arrêt sur l'image, reconstruction du film par l'écriture. Il y a bien là une contradiction sur laquelle vient buter l'analyste, floué dans son plaisir impénitent de spectateur. ‘Sur la table de montage on peut interrompre le déplacement, suspendre la continuité, fragmenter le sens. L'arrêt sur l'image et le photogramme qui le reproduit sont des simulacres. L'analyse du film ne cesse de remplir un film qui ne cesse de fuir : elle est par excellence le tonneau des Danaïdes ’.364

L'utilisation par Raymond Bellour du terme de simulacres pour désigner ce qu'on peut essayer de fixer dans l'image, nous renvoie au trompe l'oeil des images peintes, mais surtout souligne le rôle privilégié que peut jouer le film.

En dehors même de tout scénario, le film est porteur de doubles et de fantômes aux lisières de deux mondes.

Notes
359.

Otto Rank, Don Juan et Le Double , Petite Bibliothèque Payot, p.10

360.

Le scénario de Hanns Heinz Ewers a encore donné lieu à deux films, en 1926 sous la direction de Henrik Galeen, avec Conrad Veidt dans le rôle principal, et en 1935 sous la direction de Arthur Robison avec Adolf Wohlbrück dans le rôle de l'étudiant.

361.

La jalouse Lyduschka connaît la puissance secrète du vieux (Scapinelli) et craint pour son cher Balduin .

362.

Le jour suivant

363.

De Caligari à Hitler , L'âge d'Homme, 1971, Traduit pour la première fois de l'anglais par Claude B. Levenson From Caligari to Hitler est paru en 1947, aux USA

364.

Raymond Bellour, L'analyse du film , Calmann-Levy, 1995, p. 41