2 - L'espace de l'écran et l'espace narratif

Nous avons vu dans les études antérieures que le rapport du double avec la narrativité ne se jouait pas de la même façon selon les supports. La distance prise avec la narrativité est évidente en musique, voulue et esquivée dans la peinture de Francis Bacon, presque nécessairement inscrite dans les histoires de doubles.

Comment, dans le cinéma naissant, la narrativité se pose-t-elle et s'impose t-elle, comment varie-t-elle, détruite et reconstruite, alors que je ne sais pas toujours qui raconte l'histoire, ni quel rôle je suis appelé à jouer. L'absence de paroles justement oblige, engage les images filmiques, par essence, dans des voies différentes et nouvelles, des voies textuelles, même si, à un moment donné, il est possible, pour celui qui regarde, de transformer ce qu'il perçoit en signes susceptibles d'éclairer son parcours.

Raymond Bellour a mis en évidence que le narratif consiste dans la connexion et le mouvement entre l'organisation du référentiel, l'extratextuel et l'organisation de la signification filmique comme l'articulation de l'espace qui devient l'espace narratif.

Nous devons donc entreprendre une étude de la narrativité de façon circulaire, partant d'une certaine forme de la narrativité la plus directement accessible au langage, pour ensuite analyser des formes spécifiques de l'espace, de l'énonciation, qui se dérobe toujours, avant de pouvoir interroger un code proprement filmique.

Il faut donc construire un parcours de lecture avec des moyens spécifiques qui rompent avec des habitudes et un mode d'approche impliqué au premier abord par la vision d'un film. D'où la nécessité d'arrêter les images sans doute, de découper des plans ou des segments, pour pouvoir analyser, mais en gardant une saisie en mouvement des agencements, du "zigzag" parfois désordonné qui guette l'étudiant de Prague, poursuivant poursuivi par son Ombre et son Double, et les ombres menaçantes des maisons. Le mouvement de l'oeil du spectateur doit suivre, anticiper le mouvement de l'image en mouvement.

L'ouverture du film est particulièrement marquée par ce qu'on a pu appeler un caractère primitif du cinéma muet, qui accuse l'origine "littéraire" et le caractère littéraire de la mise en scène. Les vers de Musset sont inscrits sur le parchemin avec la première lettre enluminée. Mais c'est le théâtre surtout qui prête son cadre, le rideau écarté pour la présentation de chaque personnage, avec indication du nom de l'acteur, Paul Wegener als Balduin, le sabre à la main, Grete Berger... nous prépare à une sorte d'opéra visuel, drame romantique du Docteur Hans Heinz Ewers en six actes. La couleur de l'époque est donnée par les costumes, le sofa Récamier sur lequel est allongée Grete Berger, un livre à la main, se retrouve dans le film. Scapinelli avec un lorgnon et une badine à la main, est l'étrange Monsieur Loyal de la comédie qui va se jouer, ainsi mise en place. Si le lorgnon fait de Scapinelli un voyeur, la badine signale qu'il est aussi le maître du jeu.

Le nom italien de Scapinelli avec quelque chose de Scapin, rappelle les mages et autres charlatans des contes d'Hoffmann. Il sort des Aventures de la nuit de la Saint Sylvestre , en tout point semblable à l'affreux Dapertutto.

Les personnages sont introduits sur l'écran de façon très peu cinématographique, avec un absent, "le second Moi" de Balduin, nommé au générique. Les acteurs personnages s'effacent et laissent place à un espace vide de leur présence, l'auberge, avec des tables et des chaises, et cet espace, lui, prend le pas sur les acteurs. L'espace social défini en ouverture montre par le mouvement de la caméra l'articulation entre l'espace social et l'espace individuel : Ich est le premier mot apparu écrit sur l'écran et sert d'embrayeur à la narration, il initie un des codes du film reposant sur la division qui se fait sur l'écran entre un espace proche et un espace éloigné.

Le plan est structuré par un retour circulaire à son état initial, au travers d'entrées et de sorties d'étudiants reconnaissables à leur casquette, si bien que la caméra revient balayer une chaise vide devant une table placée au premier plan. Alors que les autres étudiants entrent par la gauche, Balduin entre par la droite et se détourne de la joyeuse compagnie à la quelle il n'appartient pas. Il enlève sa casquette. La casquette est appelée à devenir un objet que quitte l'étudiant pour parvenir, tandis que son autre moi, son double ne cessera jamais de la porter, signe qui devient signe de reconnaissance.

Quand le segment s'ouvre et quand il se referme, il commence et il finit avec une table et deux chaises vides à droite au premier plan. Le mouvement de droite à gauche est aussi l'annonce du code de division de l'écran que nous verrons plus loin. Au début la table et les chaises vides sont à droite de l'écran, jusqu'à ce que Balduin vienne occuper une chaise, moment où un léger mouvement de la caméra vient placer Balduin au centre de l'image.

Quand Scapinelli et Balduin partent à la fin du plan, il y a un léger mouvement de caméra sur la droite, si bien que la table aussi complète un mouvement de droite à gauche de l'écran, comme si elle était propulsée par les entrées et les sorties des figures du premier plan.

Au début du plan, une mise en scène avec une vision frontale définit d'entrée deux dimensions de profondeur, et deux zones dramatiques, délimitant ce qu'on peut appeler un espace diégétique (voir le schéma donné par Helmut H. Diederichs365), avec un écran qui n'est pas centré. Les étudiants sont à l'arrière-plan, mais le regard du spectateur est ainsi directement tourné vers la table vide et les chaises, au premier plan à droite, inscrivant l'empreinte, parce que placées au premier plan de l'absence (voir plus loin ce que nous dirons du hors champ et de son importance dans l'expression du Double).

Nous nous proposons d'étudier les moyens utilisés et la mise en place d'un code appelé à fonctionner dans tout le reste du film. La caméra se déplace sur la droite, à l'entrée de Balduin, et la table est centrée de deux façons, d'abord par le mouvement de la caméra, ensuite par le regard de Balduin qui marque deux espaces, à la fois pour lui-même et pour le spectateur. Deux choix, en regardant d'abord les étudiants, de qui il va s'isoler socialement et spatialement (le premier emploi de près / loin) et son regard vers la table qu'il occupe désignant par là cet espace comme destiné à devenir l'espace de la narration.

En conclusion sur ce point, l'organisation de l'espace filmique ( voir Annexes, tome 2 p. XLI, planche 1) engage la place dévolue à Balduin, manifestant le début de sa trajectoire en tant que héros, et ensuite la place de Lyduschka, la bohémienne rejetée, dont on verra qu'elle peut être un double de la femme aimée366 et même de Balduin. Si on excepte sa présentation dans la première séquence du film, la tzigane est toujours en position de voyeur, épiant sans être vue l'étudiant.

Son apparition à l'arrière-plan dans l'encadrement d'une porte, exploite l'opposition loin / près, pour en faire constamment à la fois un spectateur et un objet ( voir / être vu ). Le spectateur la voit la première fois exposée ( elle danse sur la table ), provoquant le regard, au milieu des étudiants à l'arrière- plan. A la fois, elle regarde Balduin, et est observée par le spectateur, mais c'est le regard de Balduin qui fait la force du regard du spectateur, dans la mesure où il se détourne de Lyduschka. Les regards de Balduin et de Lyduschka se rencontrent rapidement quand Balduin se retourne, mais quand il fait face, refusant sa participation, Lyduschka reste l'objet du regard du spectateur, et spectateur elle-même, qui ne réussit pas à attirer le regard de Balduin.

Balduin, à son tour, deviendra plus loin l'objet du regard privilégié de la Comtesse, de son père et du Baron, dans le segment de présentation au château, avec un semblable jeu de regards et d'échange de regards. 367

L'entrée de Scapinelli dans la première scène fait office d'un exemple particulièrement frappant de ponctuation d'un sous-segment, fermant le sous-segment mettant en évidence l'isolement de Balduin et l'opposition près / loin. Scapinelli s'introduit lui-même dans la narrativité par la première d'une série d'entrées dans la solitude de Balduin. Le plus significatif néanmoins, c'est la forme de son entrée : son équipage arrive du côté gauche de l'écran jusqu'au centre; non seulement il consolide l'isolement de Balduin par rapport à ses pairs, mais en fait, il les raye de l'écran. Les étudiants ont alors disparu de l'arrière-plan. Lyduschka réapparaît, au fond, dans la profondeur du champ. Un triangle de regard est mis en place, triangle qui n'est pas représenté sous la forme du traditionnel point de vue. Au lieu de cela, les trois regards sont tournés vers la caméra avec Lyduschka à nouveau à la fois spectateur et objet, placée à l'arrière de l'écran.

Dans un plan qui est frontal, avec une caméra fixe, sans usage de découpage, l'espace est de cette façon divisé entre près et loin, être vu/ voir, pendant que le mouvement, dans les limites de la composition, souligne la division entre la gauche et la droite de l'écran, la chaise vide et la direction des regards.

Notes
365.

Helmut H. Diederichs présente ainsi l'espace de la mise en scène:

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Balduin entre dans l'espace II de l'image et prend place dans l'espace II. Les étudiants qui veulent le pousser à être avec eux, viennent de III, traversent II et finissent par quitter I sans résultat. Scapinelli entre en voiture en II et rejoint aussitôt Balduin en I, pendant que disparaissent tous les autres acteurs, à l'exception de Lyduschka, en sortant de III. Scapinelli et Balduin quittent plus tard la scène en II, Lyduschka entre en II et regarde derrière elle. (Helmut H. Diederichs, Der Student von Prag , Einführung und Protokoll , Stuttgart: Verlagsgemeinschaft, Focus Film-Texte, 1985)

366.

Cela a été noté par Mary Ann Doane, qui associe Lyduschka au Double, dans la narration et sur l'écran, comme une menace de castration. En certaines occasions, Lyduschka est placée dans la même position que le Double, se cachant dans les embrasures de porte, apparaissant sans être vue sur les murs de la terrasse. Lyduschka aussi bien que le Double représente quelque chose dont Baldwin détourne les yeux, parce que c'est pour lui une menace de son être. ( The Student of Prague , unpublished paper, University of Iowa, 1978 )

367.

Quand Balduin approche de la Comtesse (voir Annexes, tome 2, planche 2, p. XLII), les regards des trois personnes sur l'écran se tournent vers lui. Mais elle demeure le pôle privilégié de l'écran. Quand Balduin s'en va, les regards sont les suivants: Baron: Balduin, hostile (le Baron tend sa badine comme une épée); Comtesse: Balduin : tendre, mais avec un certain amusement; le Père: Balduin et la Comtesse : un regard changeant. La scène, venant quand Balduin se rapproche (occupe une position "près"), le marque comme un objet de jalousie / mépris, division des classes et condescendance, en codifiant, au travers du regard du père, la possibilité d'un couple diégétique et d'un changement de position.