3 - Le fantôme : la zone d'hésitation et d'incertitude des limites entre les choses et nous. Un doute de réalité

Tout va se jouer pour l'Etudiant dans sa chambre que nous avons déjà vue dans une séquence antérieure, avant la première rencontre de Balduin avec la Comtesse. L'étudiant a joué contre lui-même, contre son reflet dans le miroir (Spiegelbild . Voir Annexes, tome 2, planche 2, p. XLII). Ce jeu rappelle la phrase de Wegener sur les possibilités du cinéma.

La quatrième séquence introduit le miroir dans la diégèse. La grande glace, haute comme un homme, cadrée en biais occupe une partie de l'écran à droite, - on ne voit que trois côtés -, la chambre de Balduin est filmée de biais, c'est la première rupture dans un intérieur avec la frontalité. Balduin occupe la partie gauche de l'écran, en pied, de dos, avec un profil perdu, largement dans l'ombre, le miroir à droite, avec le reflet de Balduin face à nous dans le miroir.

Balduin fait face à son reflet pour la première fois, dans un simulacre de duel. Les deux figures, pour la première fois, sont placées dans leur moitié respective de l'écran, commandée par l'emplacement du miroir.

Les scènes ultérieures qui se joueront dans la chambre (le pacte avec Scapinelli, les joueurs, la scène finale), ne prennent tout leurs sens que par rapport à la scène primitive, et au dispositif présent ou absent du miroir. La première épreuve nous a montré Wegener devant le miroir jouant avec son sabre contre lui-même. Le miroir reflète face à nous l'étudiant, puis son dos. Jouant son rôle de miroir, il reflète une partie de l'espace. Il peut aussi être vide. Béance noire. C'est une sorte d'appel.

Jean Louis Schefer s'interroge sur la présence obsédante des fantômes et des vampires à la naissance du cinéma. Se retrouvent en effet, en littérature et au cinéma naissant, des hypothèses sur les rêves, et la pratique de l'hypnose médicale. Il voit dans le fantôme ou le revenant le résultat de l'introduction du temps dans les images, ce qui fait "cette espèce d'essence évanouissante"368.

La chambre dépouillée de Balduin, dont nous ne voyons qu'une partie, opposée aux riches appartements du Comte (surcharge, fleurs, décoration), multiplie les cadres et les passages, encadrement avec une voûte de la porte, encadrement avec une voûte encore et un appel de lumière de la fenêtre, et pour refermer l'écran, ce cadre dont on ne voit que trois côtés avec le trou noir du miroir. Dans la scène précédente installant le décor, Balduin avait la maîtrise du miroir, maîtrise aussi de son adversaire, le seul à sa taille.

La scène avec Scapinelli ( voir Annexes, tome 2, p. XLIII et XLI, planches 3 et 4) ne prend tout son sens que par ce qui a précédé. L'entrée en scène de Scapinelli par la porte se fait sous les yeux du spectateur, à l'insu de Balduin. Face à face, l'étudiant et son reflet montrés par Scapinelli d'un geste ample avec sa badine sont sous le regard d'un spectateur virtuel hors jeu.

L'image du miroir avance lentement et sort du miroir.

‘Scapinelli fährt mit dem rechten Arm über den ganzen Spiegel (s. Foto 17), geht wieder zurück.
(Stoptrick bei EB 81 - ab hier Doppelgängeraufnahme - Kameraeinstellung leicht verändert).
Balduin lässt seine Hände, in denen er den Vertrag hält, langsam sinken - desgleichen sein Spiegelbild (d. h. sein Doppelgänger hinter dem Spiegelrahmen).

"W-a-a-s nehmt Ihr?
... mein Ebenbild--?"

(Fortsetzung der Doppelgängeraufnahme).
Balduin und sein Spiegelbild lassen den Vertrag fallen. Das Spiegelbild tritt aus dem Spiegel heraus, bleibt kurz stehen und schaut den zurückweichenden Balduin an. Scapinelli grüsst das Spiegelbild - den "Anderen" - indem er seinen Hut lüftet (s.Foto 18). Der "Andere" schaut Balduin weiterhin unverwandt an, während er mit Scapinelli durch die geschlossene Tür davongeht, Balduin schaut verblüfft hinterher. Stoptrick - Ende der Doppelgängeraufnahme bei EB 690, also nach 43 Sekunden )369.

Le Double, on le voit dans le texte du Protokoll allemand est appelé tour à tour das Ebenbild , das Spiegelbild , der Doppelgänger , der Andere . Les déplacements du Double révèlent sa double nature, il est d'abord une réplique de Balduin, un simple reflet, mais après la traversée du miroir, mû par une autre force, il apparaît, non pas comme ayant une existence réelle et palpable, mais participant à un univers fantasmatique, occulte, nécessairement inquiétant, qui se découvre soudainement à notre surprise et à celle de Balduin. De l'être virtuel, il peut avoir la transparence, et c'est ainsi qu'il traverse la porte avec Scapinelli, sans l'ouvrir.

Il faut maintenant aborder deux points importants :

  1. la division de l'écran et la distinction entre premier plan et arrière-plan d'une image composée en profondeur

  2. la notion de spectateur et de point de vue

Notes
368.

"Cette animation du monde par des fantômes de choses qui voyagent sur le fil des rayons visuels a fait un peu plus qu'une amorce de physiologie de la vision, une habitude de la fiction, sa demeure dans le monde humain; surface, émanation, idées et sensations nous précédant dans les corps sensibles, devançant notre main, peignant sur le monde que nous avons pourtant construit un tableau un peu moins humain, un peu moins réel, qui ne fait pas notre emprise sur les choses : cette peinture est la zone d'hésitation ou d'incertitude de limite entre les choses et nous". Jean Louis Schefer, Du monde et du mouvement des images , Collection Essais, Cahiers du cinéma, 1997, p.17, 18

369.

Scapinelli déplace son bras droit sur tout le miroir (photo 17), recule. (Raccord sur l'image 81 - à partir d'ici, apparition du Double - La caméra se déplace légèrement ) Balduin laisse retomber lentement ses mains, dans lesquelles il tenait le pacte - son reflet en fait autant ( c'est à dire son Double derrière le cadre du miroir). "Que prenez-vous, mon image?" (Suite de l'apparition du Double ). Balduin et son reflet laissent tomber le pacte. Le Reflet sort du miroir, reste un peu immobile, et regarde Balduin en train de reculer. Scapinelli salue l'image du miroir - l'Autre - en soulevant son chapeau ( Photo 18 ). L'Autre continue à regarder Balduin, fixement, pendant qu'il sort avec Scapinelli en traversant la porte fermée. Balduin regarde depuis l'arrière, interloqué. Raccord - Fin de l'apparition du Double avec l'image 690, donc après 43 secondes. ( H. H. Diederichs, p. 56 )