2 - La notion de spectateur et de point de vue

Le duel sert à montrer les jeux du double.

Balduin rencontre dans la forêt son Double dans une scène qui rompt avec tous les mouvements de caméra utilisés jusque là. Leon Hunt, dans l'article déjà cité y voit un exemple de non-théâtralité (la vision frontale est, en effet, un reste de l'espace théâtral ) et de non-primitivisme.

Le primitivisme condamne le spectateur à rester face à un décor immobile. Dans le segment que nous allons étudier (voir Annexes, tome 2 p. XLV, planche 5), la caméra suit les jeux-poursuites de Balduin et de son Double, dans un inquiétant cache-cache derrière les arbres de la forêt. On peut parler d'émergence du syntagme alterné373, et d'une solution au problème voir / être vu, solution alternative au champ / contre champ (voir l'article de Raymond Bellour).

Quand Balduin se rend au duel avec son rival, le fiancé de la Comtesse qu'il n'a pas l'intention de combattre, il rencontre son Double dans la forêt. Face à face de chaque côté d'un arbre, Balduin sur la partie gauche de l'écran, son Double sur la partie droite de l'écran, essuyant son épée de façon sinistre. Le double quitte le côté droit, et Balduin se déplace vers l'arrière-plan dans la partie droite. Le plan suivant, Balduin est recadré au centre dans un plan éloigné, mais à droite, quand il revient à l'arbre.

‘50. WALD. In der Bildmitte ein dicker Baumstamm. (Doppelgängeraufnahme).
Balduin kommt links mit flottem Schritt (auf die Kamera zu ). Da tritt von rechts der "Andere" ins Bild, mit einem Säbel in der Hand. Balduin, auf der Höhe des Baumstammes angelangt, sieht ihn.

"Wo gehst Du hin?"

Jetzt erst sieht Balduin, dass der Säbel des "Anderen" blutverschmiert ist. Jener wischt den Säbel mit angeekeltem Gesichtausdruck an seinem Mantel ab (s. Foto 35 ) und geht davon (wieder nach rechts ). Balduin wankt erschüttert hinter den dicken Baum. (Stoptrick bei EB 330. Ende der Doppelgängeraufnahme). Balduin tritt auf der andere Seite wieder hinter dem Baum hervor. Mit panischem Entsetzen, völlig fassungslos, torkelt er rückwärts in die Richtung, aus der "Andere" kam. ( Die Kamera schwenkt mit).374

La mobilité de la caméra suit les déplacements de Balduin et du Double, libérant définitivement le double de sa fonction de reflet ( voir plus loin les différentes fonctions du double dans le film ), dans un renversement des rôles et des places actantielles. La caméra bouge légèrement à droite et donne à voir Balduin sur la gauche, en ouvrant un espace à l'arrière-plan, où nous pouvons voir le corps du Baron, assisté par les témoins. Hunt souligne que, comme dans les premiers films muets, la caméra se manifeste pour suivre le regard de Balduin. Il regarde / nous voyons ce qu'il regarde ( comme dans un montage classique de point de vue). Mais en fait ici, nous voyons la scène avant Balduin. ‘"L'oeil s'enfonce dans la profondeur imaginaire, vers la scène du fond. Le spectateur est capturé par le fond où se joue la scène essentielle."’ 375

Le film privilégie rarement le regard des personnages. Quand ils regardent eux-mêmes, ils sont constamment aussi l'objet du regard du spectateur. Le regard de Balduin est de cette manière anticipé par la caméra, plutôt qu'il ne cause son mouvement. Ce mouvement de la caméra motivé par la narration, parce qu'il confirme les soupçons du personnage et du spectateur concernant les actions du Double, néanmoins privilégie le regard du spectateur, en l'identifiant avec la caméra.

L'analyse de cette scène d'un double "duel"- duel de Balduin et de son Double montré, et duel où le Baron a été tué non montré - est révélatrice aussi des méthodes utilisées pour amener le hors-champ à la lumière de l'écran. Porteur du corps de Balduin et de ses anciens vêtements, sans voix, - c'est Balduin qui pose les questions à l'Autre qui reste muet-, le Double semblait ne pas avoir d'existence une fois sorti de l'écran toujours partagé avec Balduin. Ce qui les différencie se situe moins sur l'écran que dans le hors-champ. Nous ne voyons pas les "temps creux" et les "espaces amorphes", selon l'expression rohmérienne, de la vie de Balduin. On pouvait croire que la créature du miroir n'avait plus maintenant d'autre lieu que l'écran, sous le regard de Balduin. Mais la scène donnée à voir dans le champ, à l'arrière-plan et d'où le Double est absent, porte la trace de ce qu'a fait le Double hors champ, dans le corps de Balduin et c'est ce que, sous nos yeux, Balduin reconnaît avec horreur.

Il peut être intéressant de dénombrer et de classer, de façon spécifique, les différentes apparitions du double :

Le film contient dans son ensemble onze apparitions du Double qui manifestent toutes de sa mainmise sur l'espace de Balduin. H. H. Diederichs les classe en cinq types, par ordre croissant de difficulté de prise de vue :

  1. Le double comme représentation indépendante, entièrement autonome (Galerie de la terrasse, voiture )

  2. Le double comme représentation indépendante avec fondu enchaîné d'un seul côté (Colonnade, dans la rue )

  3. Le double vu d'un seul côté, découpé (cimetière, forêt, jeu de cartes, salon de la Comtesse, entrée de la maison de Balduin)

  4. Le double qui se découpe des deux côtés (première apparition)

  5. Le double qui se découpe des deux côtés avec fondu enchaîné d'un côté (tombe de Balduin)

Le fondu enchaîné est un trucage qui permet au Double d'apparaître et de disparaître en s'effaçant progressivement. Se pose pour le cameraman (Guido Seeber) le problème des raccords, et pour assurer plus simplement la continuité, il fait disparaître les acteurs avant la fin du plan, derrière une tombe, une colonne ou un arbre.

La première apparition du double - dans la chambre de Balduin en présence de Scapinelli - est techniquement la plus compliquée de tout le film, avec sans doute un faux raccord 376, au moment où Scapinelli fait sortir le Double du cadre, dû à un changement de position de la caméra. Mais la question du raccord se pose-t-elle pour le spectateur d'aujourd'hui qui regarde L'Etudiant de Prague , à la recherche d'une étrangeté fondamentale? L'emploi des moyens techniques, fondu enchaîné, surimpression, faux raccord, fait éprouver le suspense de l'apparition et de la disparition.

Le Double n'a pour le spectateur d'existence qu'intermittente : brusquement devant nous, encadré, sorti du miroir, au bord de l'évanouissement, il retourne tout aussi brusquement hors champ, pour réapparaître où nous ne l'attendons pas, nous transformant en guetteurs de son effacement. ‘Les corps’ ‘ , écrit Jean Louis Schefer 377, ’ ‘apparaissent dans leur durée matérielle, dans leur effort d'activité, poreux à un au-delà de la figure, des gestes, des espaces, laissant passer une énigmatique altérité de temps, soupçonner qu'ils sont tout juste le point de contact d'une courbure d'espace étranger’ ‘.’

Notes
373.

Dans le syntagme alterné, on peut déduire du rapport de succession de deux tableaux dans le temps du film leur simultanéité diégétique.

La séquence, encore appelée segment , est un segment filmique circonscrit par des critères d'unité de la représentation et du traitement du signifiant cinématographique.

Christian Metz utilise également la notion de scène, "un segment autonome défini par la coïncidence entre la consécution unique des signifiants (déroulement sur l'écran ) et la consécution unique du signifié (temporalité de la fiction ).

Le plan est l'unité de base qui traduit l'unité de la prise de vue dans la distance entre la caméra et son objet. Le plan divise l'espace selon la loi de succession qui pose le changement de plan comme condition du discours cinématographique. (d'après Raymond Bellour)

374.

H. H. Diederichs. Protokoll, p. 74

Dans la forêt. Au milieu de l'image, un énorme tronc d'arbre. (Apparition du Double ). Entrée dans l'image par la droite de "l'Autre", un sabre à la main. Balduin, appuyé au haut du tronc le regarde. "Où vas-tu?" Alors, pour la première fois, Balduin voit que le sabre de "l'Autre" est couvert de sang. Celui-ci essuie son sabre à son manteau, avec une expression de dégoût ( photo 35), et s'éloigne ( à nouveau vers la droite ). Balduin effrayé s'avance en chancelant derrière le gros arbre. ( Raccord sur EB 330 . Fin de l'apparition du Double. Balduin avance de l'autre côté, à nouveau derrière l'arbre. Avec épouvante, dans le trouble le plus total, il se retourne en arrière, là d'où est venu "l'Autre". ( La caméra tourne en même temps )

375.

Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma, Décadrages , Cahiers du Cinéma, 1985

376.

Dans le Protokoll du film, H.H. Diederichs désigne les raccords des apparitions sous le terme de Stoptrick (=truc), parce qu'ils sont fondés sur l'illusion d'une continuité sans faille.

377.

Jean Louis Schefer , Du monde et du mouvement des images , Collection Essais, Cahiers du Cinéma, 1997, p. 75