5 - Ombres et l'ombre. L'expressionnisme

Deleuze dans L'image-mouvement analyse la rencontre de l'expressionnisme et du mouvement dans l'espace de l'image. La lumière expressionniste, dans son opposition aux ténèbres pour se manifester fait apparaître une "opposition infinie".

‘"Ce n'est donc pas un dualisme, et ce n'est pas non plus une dialectique, parce que nous sommes en dehors de toute unité ou totalité organiques. (...) La lumière ne serait rien, du moins rien de manifeste, sans l'opaque auquel elle s'oppose et qui la rend visible. L'image visuelle se divise donc en deux suivant une diagonale ou une ligne dentelée, telle que rendre la lumière, comme dit Valéry, "suppose d'ombre une morne moitié". Non seulement c'est une division de l'image ou du plan, (...). Mais c'est aussi une matrice de montage, dans La nuit de la Saint-Sylvestre , de Pick (...) En second lieu, l'affrontement des deux forces infinies détermine un point zéro par rapport auquel toute lumière est un degré fini. En effet, ce qui appartient à la lumière, c'est d'envelopper un rapport avec le noir comme négation = 0, en fonction duquel elle se définit comme intensité, quantité intensive. (...) C'est pourquoi le mouvement intensif est inséparable d'une chute même virtuelle, qui exprime seulement cette distance à zéro du degré de lumière. Seule l'idée de la chute mesure le degré où monte la quantité intensive, et, même dans sa plus grande gloire, la lumière de la Nature tombe et ne cesse de tomber. Il faut donc aussi que l'idée de chute passe à l'acte, et devienne une chute réelle ou matérielle dans les êtres particuliers. La lumière n'a qu'une chute idéale, mais le jour, lui, a une chute réelle : telle est l'aventure de l'âme individuelle, happée par un trou noir (...).
Voilà que la lumière comme degré (le blanc) et le zéro (le noir) entrent dans des rapports concrets de contraste ou de mélange. ’

L'expressionnisme invoque également le principe d'une vie non organique des choses, une obscure vie marécageuse où plongent toutes choses, soit déchiquetées par les ombres, soit enfouies dans les brumes. Comment extraire un espace quelconque d'un état de choses donné, d'un espace déterminé? Deleuze, en posant cette question, voit comme premier moyen utilisé par le cinéma, la réponse de l'ombre, les ombres, un esprit d'ombres. Le cinéma expressionniste fait donc surgir un ‘"monde gothique, qui noie ou brise les contours, qui dote les choses d'une vie non organique où elles perdent leur individualité, et qui potentialise l'espace, en en faisant quelque chose d'illimité. La profondeur est le lieu de la lutte qui tantôt attire l'espace, dans le sans-fond d'un trou noir, et tantôt le tire vers la lumière. Et bien sûr, il arrive au contraire que le personnage devienne étrangement et terriblement plat, sur fond d'un cercle lumineux, ou bien que son ombre perde toute épaisseur, par contre-jour et sur fond blanc. "’ 390

Le cinéma met en évidence le rôle de l'ombre dans l'impression de réel. La figure sur l'écran ne fonctionne qu'au moyen de l'ombre et l'apparition lumineuse d'un paysage ou d'un personnage sur l'écran ne prend sa valeur que par le jeu de la lumière et de l'ombre. A sa naissance, le cinéma a donc été appelé naturellement à jouer avec l'ombre et le trompe-l'oeil, le mouvement donnant à l'ombre le caractère de "réel". Mitry cite en exemple dans La Sémiologie en question un essai très simple qui peut être fait et dont l'origine remonte à d'anciens travaux de Van Recklinghausen datant de 1859:

‘Le mouvement de rotation donné à un objet dont on projette sur un écran l'ombre d'un solide, d'un parallépipède ou d'un cube, par exemple construit en fils métalliques. Observée à petite distance cette ombre donne une impression analogue à celle d'un simple dessin perspectif tracé sur l'écran; mais il suffit d'imprimer un mouvement de rotation à l'objet pour que celui-ci devienne "réel" au point qu'il soit impossible, dans certaines conditions d'observation de différencier l'ombre mouvante de l'objet métallique lui-même."391

Pour extraire en extérieur ou construire en studio un espace quelconque d'un état de choses donné, d'un espace déterminé, le premier moyen qu'utilise le cinéma, souligne Deleuze, nous l'avons vu, c'est donc l'ombre, les ombres, un esprit d'ombres. Cet espace rempli d'ombres ou couvert d'ombres se confond avec le cinéma.

Aragon, dans La Mise à mort , s'interroge sur le miroir qui est à la fois dans le roman, un révélateur et un écran, c'est à dire que ‘"ce que cet écran révèle peut être à la fois reflet transparence ou masque"’, ‘"le miroir pouvant aussi bien être obscur que lumineux, servant aussi bien à montrer, qu'à déformer, à cacher..."’. Et, dans une annotation, il nous interroge sur la valeur à donner à l'écran au cinéma : ‘A-t-on réfléchi que l'écran, jusque là qui cachait le feu, depuis l'invention du cinéma est au contraire devenu le porteur de l'image, le médium de la vue? Non point l'obstacle aux étincelles, mais l'incendiaire qui met le feu dans la tête? ’ 392

L'expressionnisme a opéré une jonction entre l'ombre et la lumière et sur le fond noir de l'écran, il détache ou efface les figures, en se faisant montreur d'ombres. Deleuze dans L'Image-Mouvement , distingue les différentes façons d'utiliser l'ombre, souvent anticipatrice, avec un affect de menace, ou encore à la place de, dans une ambiguité qui manifeste, pour Lotte Eisner une inspiration freudienne. L'ombre peut remplacer ce que nous ne verrons pas, ce qui se dérobe, elle en accomplit la virtualité, elle prolonge à l'infini. Au spectateur de développer la variation mise en place par l'ombre.

En fait le premier Etudiant de Prague que nous analysons, utilise peu l'ombre dans sa fonction "décorative". On peut remarquer l'ombre démesurée de Scapinelli, incarnation du diable sur la haute paroi de la terrasse, quand Balduin et Margit se réunissent et s'embrassent sur les remparts, ou encore l'ombre de Lyduschka, presque confondue avec la végétation, qui accompagne et épie les amants. L'ombre prolonge à l'infini. L'Etudiant de Prague réalisé par Heinrik Galeen en 1926 fait apparaître sur l'écran l'ombre de Scapinelli, devant un arbre tordu, des nuages, avec un parapluie qui lui sert d'épée, et l'Ombre provoque, de sa main tendue, l'accident de chasse à l'origine de la rencontre des deux jeunes gens, ce qui nous est montré en montage alterné. L'Ombre exclut toute possibilité de choix pour Balduin et l'enferme dans sa volonté. C'est la main de Scapinelli, sous forme d'ombre, qui s'empare de la lettre du rendez-vous et la fait tomber.

Le Reflet du miroir, le Spiegelbild ne saurait se confondre avec ces ombres furtives, décoratives, destinées surtout au spectateur. L'image du miroir est d'abord destinée à Balduin et n'apparaît jamais sur l'écran, quand il n'y est pas. Une seule exception, à la fin du film. L'image du miroir semble la seule véritable, la seule qui puisse survivre à la fin du film.

Notes
390.

Deleuze, L'image-mouvement, p.157, 158. Voir dans L'Ecran Démoniaque le chapitre consacré par Lotte H. Eisner au Montreur d'Ombres . p. 93 à 101. Bouvier et Leutrat présentent ainsi Nosferatu , Cahiers du Cinéma-Gallimard, p. 135-136: "Des spots qui dessinent un cercle blanc derrière les personnages, de telle sorte que les formes semblent moins se déterminer par leur mouvement propre qu'elles ne paraissent exclues, chassées d'un sans-fond ou d'un fond plus originaire que celui de leur arrière-plan ainsi partiellement noyé de clarté (...) Par cette rupture, ce qui s'actualise devant cette tache de lumière et fait irruption, fantôme coupé du fond, n'est pas ce qui demeure habituellement caché dans cette évanescence profonde que suggère le clair-obscur par exemple. De là ce caractère fréquemment plat des figures ainsi éclairées, et le sentiment qu'elles tiennent , par leur nature-même, de l'ombre sans qu'elles s'alimentent romantiquement en elle (...) Cet effet n'est pas réductible à celui produit par un contre-jour"

391.

Jean Mitry, La sémiologie en question , Les Editions du Cerf, 1987, p.60

392.

Aragon, La mise à mort , 1965, Folio Gallimard, 1973, p. 506