6 - La chambre de Balduin et la destruction d'un espace

La surimpression est sans doute cinématographiquement le moyen le plus couramment employé pour figurer les "fantômes. L'effet "fantômes", s'il est utilisé par Rye, n'est pas le seul choix fait pour figurer le Double et d'autre part, la surimpression permet de matérialiser les visions de caractère symbolique ou métaphorique. Son utilisation ici s'ajoute à d'autres procédés et comme le partage de l'écran en deux entraîne la transgression, le détournement, la surimpression est un supplément qui s'ajoute au Double, et oblige le spectateur à s'interroger sur l'expérience vécue sous ses yeux par Balduin. Que le Double pénètre en quelque sorte dans le mur, à l'intérieur de la porte, se colle, ou se détache, établit un rapport particulier avec le spectateur, et en fait l'apparence de la vie intérieure. Ce que le spectateur découvre alors, c'est sans doute la vie intérieure de Balduin, mais aussi sa propre vie intérieure.

Quelque chose dans le Double est toujours prêt à disparaître, à s'évanouir, à être avalé par le mur. La surimpression est le signe matériel de cette existence intermittente.

Im selben Moment löst sich der "Andere" in Luft auf (das heisst er wird sehr schnell weggeblendet ) 393

La séquence finale (voir Annexes, p. XLVII et XLVIII, planches 7 et 8) nous reconduit dans la chambre de Balduin. Balduin court depuis la gauche derrière la caméra jusqu'à la porte. C'est sur la droite que l'Autre arrive à la porte. Ce qui les place en situation inverse par rapport au schéma précédent, mais en même temps les replace momentanément dans la position initiale par rapport au miroir.

La chambre de Balduin, que nous voyons pour la première fois, est pourtant un lieu anaphorique qui renvoie à la chambre initiale de l'étudiant pauvre. Les modifications comme les répétitions permettent de suivre les modifications intérieures de Balduin appelé maintenant à se vider de sa substance.

Balduin est obligé de passer devant le Double, sorte de guetteur, immobile et moqueur, pour rentrer chez lui. Sa chambre, variation sur la chambre primitive, est découverte par fragments, à la lumière du candélabre de la table, enrichie de tentures, rideaux, meubles, qui rappellent le Salon de la Comtesse avec le candélabre sur la petite table (reprise de la chambre des segments 46 et 48). Quand Balduin entre dans la chambre sombre, il va jusqu'à la table et allume les bougies. La chambre, dernier refuge contre l'inquiétante étrangeté, surgit de la nuit, avec le fauteuil familier et la table éclairée. Le costume même de Balduin avec ses zones blanches, jabot blanc, culotte, lutte avec d'autres zones d'ombre qui laissent obscure une partie de la pièce, avec toujours un fragment d'espace condamné à notre regard, celui où se trouvait le miroir.

Alors que Balduin écrit, le Double apparaît à partir du coin gauche de la chambre. Balduin tire sur lui avec un pistolet. C'est dans un miroir de poche qu'il découvre sa poitine couverte de sang. 394

Il y a donc bien eu disparition du miroir initial. Le retour final de Balduin dans sa chambre, le lieu où pour la première fois son espace a été violé, marque un retour à la frontalité, pendant que le problème posé par le partage de l'espace est résolu par le fait que disparaissent l'homme et son image. Le coup de feu tiré sur l'écran gauche par Balduin est en effet un suicide, par opposition à ce qui serait une simple destruction de son"Autre". Balduin a littéralement détruit son propre espace sur l'écran, la lutte pour l'occupation de l'écran a constitué la trajectoire narrative du film.

Notes
393.

"Au même moment, l'"Autre" se dissout dans l'air (ce qui signifie qu'il disparaît très vite en s'évanouissant)." Helmut H. Diederichs, p. 86

394.

Dans une scène antérieure, Balduin devait sortir un miroir soigneusement emballé dans un coffret pour se regarder. Le miroir joue donc un rôle tout à fait particulier, c'est de lui qu'est sortie l'image du Double, ensuite il disparaît, comme s'il n'était là que pour disparaître et laisser la trace de son absence.

Ewers avait rédigé un exposé qui représente une variante du film : La dernière image voulait conduire Balduin dans sa chambre d'étudiant et le Double devant le Miroir, d'où il était sorti, et c'est là qu'il était atteint par Balduin, ce qu'Ewers pour finir, a rejeté pour des raisons dramatiques.

L'Etudiant de Prague de 1926 reprend cette idée : c'est un film de H.H. Ewers, mis en scène par Galeen, avec Conrad Veidt dans le rôle de Balduin. Menacé de toutes parts à l'extérieur, Balduin cherche refuge dans la chambre close. Mais la chambre initiale est à demi détruite, ouverte de toutes parts, à la limite de l'anéantissement. Balduin tire dans la glace. Il s'écroule, mais retrouve son reflet dans un morceau de miroir brisé en forme de triangle. Il s'agenouille et porte la main à sa poitrine. Ce que le spectateur voit reflété dans le morceau de miroir. ( Voir Annexes, p. 47, Planche 8)

Le miroir est bien dans le film de Galeen le piège à regards de toutes sortes, regard de Balduin, regard du spectateur.