I - Les peintures prophétiques

Le conte The Prophetic Pictures a été publié en 1837, dans les Twice Told Tales . Les Contes deux fois contés engagent la littérature américaine dans la voie du fantastique, où le Double joue un rôle privilégié. Ce qui a été appelé avec mépris, allégories par son contemporain Edgar Allan Poe ( et rival, cf. William Wilson ), s'expliquerait mieux comme des figures, ou des représentations qui sollicitent la curiosité et la créativité du lecteur. Pas plus qu'Henry James ne fournit de réponse à ceux qui lisent Le tour d'Ecrou , Nathaniel Hawthorne ne découvre ce que cache le voile noir du Pasteur.

Deux fiancés, Walter Ludlow et Elinor se font faire leur portrait par un peintre célèbre. Le tableau préfigure le devenir criminel de Walter qui, des années plus tard, menace sa femme. Le peintre admiré par Walter est donné comme un Européen de haute culture, qui connaît l'hébreu, donne des leçons d'anatomie, mais surtout comme un peintre étonnant, qui sait se faire le miroir des hommes et des femmes. L'image peinte, dans la mesure où elle fixe le "moi", a un caractère magique : elle révèle ce qui est en nous, et que nous refusons, fait éclater une présence grimaçante, et l'observateur qui se regarde peut découvrir une figure rajeunie, embellie, enlaidie, mais aussi ce qu'il n'est pas encore.

La littérature, dans Le Portrait de Dorian Gray , met en scène le rapport narcissique et destructeur qui unit Dorian Gray à son image; Dorian Gray conserve une jeunesse éternelle, tandis que c'est son double peint qui se dégrade, ravagé par la déchéance du jeune homme.

Hawthorne oppose le raffinement de la culture du peintre, qui a fait son apprentissage en Europe, en étudiant les chefs d'oeuvre de tous les peintres les plus fameux, dans les collections, et l'école des peintres "indianistes"empruntant leurs couleurs aux Indiens et leurs sujets aux moeurs sauvages. Ce que cherche le peintre, lassé de l'Europe, c'est la possibilité de trouver en Amérique ‘"des images concrètes, nobles et pittoresques qui n'avaient pas encore été transportées sur la toile"’.399( ‘to feat his eyes on visible images, that were noble and picturesque, yet had never transferred to canvas’ ). S'il se fait le miroir de ceux dont il fait le portrait, il perçoit l'être profond à l'intérieur d'eux-mêmes. ‘Whenever such proposals were made, he fixed his piercing eyes on the applicant, and seemed to look him through and through ’ 400

Le regard semble la clé du fonctionnement du texte, regard qui transperce du peintre, regard des personnages peints, regard sur les personnages peints. Regard et apparence.

‘ "For heavens's sake, dearest Elinor, do not let him paint the look which you now wear," said her lover, smiling, though rather perplexed. "There : it is passing away now, but when you spoke, you seemed frightened to death, and very sad besides. What were you thinking of?"(...)
But when the young man had departed, it cannot be denied that a remarkable expression was again visible on the fair and youthful face of his mistress. It was a sad and anxious look, little in accordance with what should have been the feelings of a maiden on the eve of wedlock. (...)"A look!" said Elinor to herself. "No wonder that it startled him, if it expressed what I sometimes feel. I know, by my own experience, how frightful a look may be. But it was all fancy. I thought nothing of it at the time, - I have seen nothing of it since, - I did but dream it."401

Imagination, rêve, inquiétude, c'est la broderie qui ouvre une porte de sortie à Elinor, mais c'est une ruche qu'elle veut porter pour se faire faire son portrait. Avant même d'être devenus objets de peinture, les fiancés se sont vus autrement, avec le regard du peintre.

Notes
399.

Traduction de Charles Cestre. Hawthorne, Contes , Editions Aubier Montaigne. Les références de pages sont les mêmes pour le texte et la traduction.

400.

"Lorsque pareille proposition lui était faite, il fixait ses yeux perçants sur la personne et semblait la transpercer de part en part." (p. 37 )

401.

"Au nom du ciel, très chère, ne le laissez pas peindre l'expression que vous avez en ce moment!" dit le jeune homme , en souriant, quoique troublé au fond. "Allons! voilà que cela se dissipe; mais quand vous parliez, vous sembliez sous l'empire d'une épouvante mortelle, et, de plus, très triste. Quelles étaient vos pensées?" (...)Mais, lorsque le jeune homme fut parti, on ne peut nier que la même expression étrange se manifesta de nouveau sur le jeune et beau visage de sa fiancée. C'était un air de tristesse et d'anxiété, bien peu d'accord avec ce qu'auraient dû être les sentiments d'une jeune fille la veille de son mariage.(...) "L'expression de mon visage!" pensa Elinor. "Je ne m'étonne pas qu'il ait fait tressaillir Walter, s'il correspondait à ce que j'éprouve parfois. Je sais par expérience quelle terrible expression peut prendre un visage... Mais ce n'était qu'une imagination. Ce que j'ai cru surprendre une fois sur le visage de Walter, je n'y ai pas attaché d'importance... Je ne l'ai jamais revu... Ce n'était qu'un rêve." (p. 36 )