1 - Image, magie, possession, interdit

On pourrait considérer que la nouvelle de Hawthorne ( 8 pages dans l'édition The popular Tales , New York : Wood & Clare, édition sans mention de date ) est construite comme un parcours circulaire, qui transforme en objets de peinture un homme et une femme, puis de ces objets de peinture, fait surgir le Réel, sous un triple regard, le regard de soi, le regard du peintre, le regard de l'Autre. On comprend la fascination de Borges pour Hawthorne. ‘Il se révèle, à la fin, que le caractère rêvé est le caractère véritable. Les rêves avaient raison. (...) Ces contacts de l'imaginaire et du réel plaisaient à Hawthorne; ils sont des reflets et des duplications de l'art.’ 402

"Les rêves avaient raison" constituent une sorte de réponse au rêve d'Elinor. Le plan des rêves, le plan esthétique et le plan commun de la réalité finissent par se confondre et coïncider, avec un passage de l'un à l'autre. Le tableau préfigure le destin d'Elinor et de Walter. La visite de l'atelier du peintre place le jeune couple dans une série où la ressemblance efface la frontière entre les êtres et leur double peint. Les jeunes gens reconnaissent des personnages qu'ils croisent tous les jours, et s'associent à leur cortège. ‘They knew, indeed, that the whole assembly were but pictures, yet felt it impossible to separate the idea of life and intellect from such striking counterfeits.’ 403

Le peintre lui-même ressemble à un portrait. Cet effacement des limites met en place un monde qui pourrait bien avoir été rêvé.404

‘He was a middle- aged man, with a countenance well worthy of his own pencil. Indeed, by the picturesque, though careless arrangement of his rich dress, and perhaps, because his soul dwelt always among painted shapes, he looked somewhat like a portrait himself. His visitors were sensible of a kindred between the artist and his works, and felt as if one of the pictures had stept from the canvas to salute them.405

Sur la toile, un corps peint qui, de façon paradoxale, manifeste l'âme. Du corps, à l'âme. ( voir ce que dit Louis Marin du portrait ). ‘Their personal friends were recognized at a glance. In most of the pictures, the whole mind and character were brought out on the countenance, and concentrated into a simple look, so that, to speak paradoxically , the originals hardly resembled themselves so strikingly as the portraits did’ 406

Le paradoxe que souligne Hawthorne, c'est que le portrait reproduit ce qui ne saurait exister qu'une fois, et, en exposant un corps peint, participe de l'être. Le portrait est plus "original" que les originaux eux-mêmes.

Roland Barthes, dans La Chambre claire, cherche, quand il écrit sur la Photographie, à interroger la photographie en la séparant du portrait peint, et à savoir par quel trait essentiel, quel "génie propre", elle se distingue de la communauté des images. Bizarrement ce qu'il dit de la photographie pourrait s'appliquer au portrait peint, tel qu'Hawthorne le représente Il y a donc fabrication du portrait peint par l'écriture : ‘"Se voir soi-même (autrement que dans un miroir) (...). Il est curieux qu'on n'ait pas pensé au ’ ‘trouble’ ‘ (de civilisation) que cet acte nouveau apporte. Je voudrais une histoire des Regards. Car la Photographie, c'est l'avènement de moi-même comme autre : une dissociation retorse de la conscience d'identité. Encore plus curieux : c'est ’ ‘avant’ ‘ la Photographie, que les hommes ont le plus parlé de la vision du double. On rapproche l'héautoscopie d'une hallucinose; elle fut pendant des siècles un grand thème mythique. (...)La Photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s'y croisent, s'y affrontent, s'y déforment. Devant l'objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui que je voudrais qu'on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert pour exhiber son art. "’ 407

Ce que lit Barthes dans la Photographie, c'est la mort, sujet qui se sent devenir objet. Il devient vraiment spectre. C'est bien là l'expérience que Hawthorne fait vivre à ses personnages. Dépropriation, pour reprendre l'expression de Barthes, et possession.

Ce qui "sort" dans le tableau échappe à la fois au peintre et au sujet peint, il y a bien là révélation ( au sens chimique ) d'un sujet devenu objet, par la médiation d'un Opérateur, le photographe pour Barthes, le peintre, dans la nouvelle de Hawthorne. Ce que produit l'Opérateur, - il n'a pas d'autre désignation dans le texte que "the painter", ou "he", reprise presque anonyme qui le confond souvent avec Walter Ludlow -, c'est une sorte de "simulacre", un "eidôlon" émis par l'objet.

Qu'est-ce que celui qui regarde voit apparaître de lui-même dans le portrait qu'en fait le peintre? N'y a-t-il pas quelque part une perte de soi? La méfiance à l'égard de l'image est sans doute la traduction qui peut être religieuse de cette crainte.

Nous avons vu plus haut la crainte des miroirs avec le sens que lui donne Lacan dans la psychanalyse. James George Frazer, dans Tabou et les périls de l'âme , observe que la croyance qu'il ne faut pas se réfléchir dans le miroir ou dans toute autre surface brillante, -fenêtres, pendules...- est comparable à l'usage qu'a le sauvage de fuir les portraits ou la photographie.

‘Il en est pour les portraits comme pour les ombres et les réflexions; on croit souvent qu'ils contiennent l'âme de la personne représentée. Les gens qui ont cette croyance répugnent naturellement à ce qu'on fasse leur portrait en peinture; car si le portrait est l'âme représentée, quiconque possède le portrait pourra exercer sur l'original une influence fatale. Ainsi, les Esquimaux du détroit de Behring croient que les personnes qui s'occupent de sorcellerie ont le pouvoir de dérober l'inua ou ombre d'une personne, de sorte que, privée d'elle, cette personne languira et mourra.408

Michel Tournier qui a illustré la crainte de la photographie dans son roman La Goutte d'Or , distingue ce qui serait avec l'Occident chrétien, un culte de l'Image, d'une autre civilisation - celle de l'Ancien Testament et celle de l'Islam - , condamnant l'image, au profit du signe.

‘Il n'en reste pas moins que la civilisation occidentale trouve sa source dans les Evangiles, lesquels peuvent se définir par opposition à l'Ancien Testament comme l'acte de réhabilitation de l'image. Cette opposition est symbolisée par deux montagnes, le Mont Sinaï et le mont Tabor. Sur le Sinaï, Moïse est allé chercher les Tables de la Loi, c'est à dire des signes. Dieu s'est dérobé à sa vue dans une nuée. Yaweh dit en effet à Moïse: "Tu ne pourras voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. Voici une place près de moi. Tu te tiendras sur le rocher. Quand ma gloire passera, je te mettrai dans le creux du rocher et je te couvrirai de ma main, et tu me verras par - derrière, mais ma face ne saurait être vue." ( Exode XXII 21.) Mais quand Moïse redescend dans la vallée, il découvre qu'en son absence les Hébreux ont fabriqué un veau d'or et se prosternent devant cette idole. Alors il brise les Tables de la Loi, parce que le signe et l'image ne sont pas compatibles.
Tout inverse est la leçon du Mont Tabor. Jésus qui a vécu jusque-là caché sous une apparence humaine s'y dévoile dans sa splendeur divine aux yeux de Pierre, Jacques et Jean. "Son visage resplendissait comme le soleil", nous dit Matthieu. Et, comme pour mieux affirmer ce triomphe de l'image sur le signe, Jésus recommande à ses disciples de ne rien dire de ce qu'ils ont vu. 409

Hawthorne fait état de la résistance de certains (faut-il y voir le regard des Puritains qui refusent la représentation, ou une trace de la "pensée sauvage" citée par Frazer?), qui condamnent au nom de la Loi religieuse le portrait. ‘Some deemed it an offence against the Mosaïc law, and even a presumptuous mockery of the Creator, to bring into existence such lively images of his creatures. Others, frightened at the art which could raise phantoms at will, and keep the form of the dead among the living, were inclined to consider the painter as a magician, or perhaps the famous Black Man, of old witch- times, plotting mischief in a new guise. These foolish fancies were more than half believed among the mob. Even in superior circles, his character was invested with a vague awe, partly rising like smoke-wreaths from the popular superstitions, but chiefly caused by the varied knowledge and talents which he made subservient to his profession’ . (p. 38)410

Pour désigner les portraits, Hawthorne utilise ‘pictures , images , phantoms, portraits, counterfeits ’. Le tableau, au travers des termes utilisés, apparait donc à la fois comme représentation, mensonge, image de la mort.

Notes
402.

Borges, Oeuvres complètes , Pléiade, tome 1, Nathaniel Hawthorne, p. 714, 715 )

403.

"Ils savaient sans doute, que ce n'était qu'une réunion de portraits, mais ils ne pouvaient séparer l'idée de la vie et de l'intelligence d'images aussi frappantes." ( p. 38 )

404.

Que le monde soit le rêve de quelqu'un, qu'il existe quelqu'un qui nous rêve maintenant, et que l'univers soit une projection de notre âme, trouve un écho dans Lewis Carroll cité en exergue des Ruines circulaires de Borges.

405.

"C'était un homme d'âge moyen, avec une physionomie digne de son propre pinceau. A vrai dire, en raison de l'arrangement pittoresque, bien que négligé, de ses vêtements somptueux, et, peut-être, parce qu'il vivait sans cesse en pensée au milieu de formes peintes, il ressemblait quelque peu lui-même à un portrait. Les visiteurs eurent le sentiment d'une parenté entre l'artiste et son oeuvre, comme si l'un des personnages portraiturés était descendu de la toile pour les saluer." ( p. 40 )

406.

"Quant à leurs amis personnels, ils les reconnurent au premier coup d'oeil. Dans la plupart des portraits, l'âme et le caractère apparaissaient tout entiers sur la physionomie, concentrés en l'expression. On pourrait risquer le paradoxe que les portraits ressemblaient plus aux originaux que les originaux eux-mêmes." ( p. 39 )

407.

Roland Barthes, La Chambre claire , Cahiers du Cinéma, Gallimard, Le Seuil,1980, p. 28,29

408.

James George Frazer, Tabou et les périls de l'âme dans Le Rameau d'or , p. 539, 540

409.

Michel Tournier, Le Tabor et le Sinaï , Belfond, 1988. Folio 1994, p. 10 et 11

410.

"Certains pensaient que c'était une infraction à la loi de Moïse et même un péché d'orgueil et d'irrespect à l'égard du Créateur, que de produire des images aussi vivantes de ses créatures. D'autres, effrayés par cet art qui pouvait évoquer des fantômes et perpétuer la forme des morts parmi les vivants, inclinaient à considérer le peintre comme un magicien, ou peut-être comme le fameux Homme Noir du temps des sorciers et des sorcières, machinant le mal sous une nouvelle forme. Ces errements absurdes trouvaient créance plus qu'à demi auprès de la multitude. Aux yeux mêmes des classes supérieures, son caractère se revêtait d'une vague terreur, née en partie des fumées de la superstition populaire, mais causée surtout par les connaissances et les talents si extraordinaires dont le peintre enrichissait sa profession." p. 38