3 - La brisure

Ce qu'a cherché à figurer le peintre échappe au commun et à la ressemblance. La douleur et l'effroi d'Elinor, qu'on peut lire dans les yeux qu'elle fixe sur Walter "ouvrent la signification" en vue de quelque chose "qui toujours, s'éloigne ou se rapproche, jamais ne se substantifie", selon ce que dit de la figure Didi-Huberman. 413 Annonce, trace de ce qui n'est pas encore, la peinture prophétique des deux premiers tableaux se donne comme une virtualité doublant la visualité .

Hawthorne fait ici de l'oeuvre d'art un avertissement, qui prévient de ce qui doit se passer‘. He had caught from the duskiness of the future - at least, so he fancied - a fearful secret, and had obscurely revealed it on the portr’ aits . ( "Il avait arraché aux ténèbres de l'avenir, à ce qu'il croyait du moins, un terrible secret, et l'avait obscurément révélé dans les portraits."). Les deux panneaux représentent un moment de la création du peintre dans un parcours qui l'a conduit de l'Europe aux Etats Unis, dans les forêts du Nouveau Monde. Isolé du reste de l'humanité, il a toujours été accompagné par deux fantômes (‘two phantoms, the companions of his way’ ). Le parcours s'achève par la rencontre du peintre et de ses modèles s'identifiant enfin à leurs images figurées, et achevant ainsi le Tableau définitif. Les déplacements s'abolissent dans un mouvement inversé - le Peintre pénètre dans la maison des jeunes gens (scène en miroir de celle où Walter et Elinor sont venus dans l'Atelier du Peintre contempler leurs images) -, il s'arrête sur le seuil, et, quand il avancera, c'est pour immobiliser, ainsi qu'un peintre peut le faire sur la toile, le mouvement fou de Walter dirigeant la pointe de son poignard sur Elinor.

‘As the first apartment was empty, he passed to the entrance of the second, within which his eyes were greeted by those living personages, as well as their pictured representatives, who had long been the object of so singular an interest. He involuntarily paused on the threshold.
They had not perceived his approach. Walter and Elinor were standing before the portraits, whence the former had just flung back the rich and voluminous folds of the silken curtain, holding its golden tassel with one hand, while the other grasped that of his bride.(...) The painter seemed to hear the step of Destiny approaching behind him, on its progress towards its victims. A strange thought darted into his mind. Was not his own the form in which that Destiny had embodied itself, and he a chief agent of the coming evil which he had foreshadowed?
Still, Walter remained silent before the picture, communing with it, as with his own heart, and abandoning himself to the spell of evil influence, that the painter had cast upon the features. Gradually his eyes kindled; while as Elinor watched the increasing wildness of his face, her own assumed a look of terror; and when at last he turned upon her, the ressemblance of both to their portraits was complete.
"Our fate is upon us!" howled Walter. "Die!"
Drawing a knife, he sustained her, as she was sinking to the ground, and aimed it at her bosom. In the action and in the look and attitude of each, the painter beheld the figures of his sketch. The picture, with all its tremendous coloring, was finished.
"Hold, madman!" cried he, sternly.
He had advanced from the door, and interposed himself between the wretched beings, with the same power to regulate their destiny, as to alter a scene upon the canvas. He stood like a magician, controlling the phantoms which he had evoked. (p. 49-50)414

La nouvelle que nous venons d'étudier finit avec l'achèvement du Tableau, faisant du peintre une sorte de magicien qui transcrit avec des figures quelque chose de l'énigme des êtres et de leurs actes, ce quelque chose qui a à voir avec la mort.

Comment un tableau peut-il signifier la mort, sans représenter un cadavre? A la Mémoire de George Dyer , le Triptyque consacré en 1971 par Francis Bacon à George Dyer, mort en 1971, ouvre et referme, avec trois tableaux, un espace pictural qui enclôt au moyen de George Dyer trois fois dédoublé, la représentation mentale de sa mort. La question va se poser pour celui qui écrit sur la peinture, comment, avec des mots, poser la question du double dans un tableau.

Notes
413.

Didi-Huberman, Fra Angelico Dissemblance et figuration , Champs Flammarion, 1995, p.133

414.

"Comme il n'y avait personne dans le salon, il s'avança jusqu'à la baie et aperçut dans l'autre pièce les deux personnages en même temps que leurs images figurées, qui étaient depuis si longtemps l'objet de son très vif intérêt. Il s'arrêta involontairement sur le seuil. Les deux personnages n'avaient pas remarqué sa présence. Walter et Elinor étaient debout devant les portraits, dont le mari venait de tirer le voile aux plis lourds et somptueux, tenant d'une main le gland d'or et de l'autre la main de sa jeune femme. (...) Le peintre sembla entendre derrière lui les pas du Destin s'avançant vers ses victimes. Une pensée étrange lui traversa l'esprit. La forme que le Destin avait prise n'était-elle pas son oeuvre, et lui n'était-il pas l'agent principal du malheur qu'il avait préfiguré? Cependant, Walter restait silencieux devant son portrait, laissant son être s'identifier à lui, s'abandonnant au charme dangereux de l'influence funeste que le peintre avait répandue sur ses traits. Peu à peu ses yeux s'allumèrent; Elinor, voyant le visage de son mari devenir de plus en plus farouche, manifesta des signes de terreur. Quand enfin il se tourna brusquement vers elle, la ressemblance de l'un et l'autre avec leurs portraits était devenue complète. "L'heure du Destin a sonné!" hurla Walter. "Meurs!" Tirant un poignard, il la saisit, au moment où elle s'affaissait, et en dirigea la pointe vers son sein. Dans le regard, l'attitude et l'action de l'un et l'autre, le peintre reconnut les personnages et le mouvement de son esquisse. Le tableau, dans toute sa splendeur terrifiante, était achevé. "Arrête, insensé!" s'écria-t-il d'une voix impérieuse. Il s'était avancé et s'interposait entre les deux malheureux, avec le même pouvoir de décider de leur destinée que de modifier une scène sur la toile. Il était là, comme un magicien, dominant les fantômes qu'il avait évoqués."