2 - La Figure et la traversée des miroirs. L'ombre. Simulacres et témoins

Choisir Francis Bacon comme exemple pour étudier la figure du double dans la peinture, place l'étude dans une perspective contemporaine, non historique, hors du champ exploré avec Hoffmann, et nous oblige à nous interroger sur la place privilégiée que tiennent les miroirs et les dispositifs qui doublent la représentation.

Ce peintre figuratif qui refuse l'illustration, situe ses personnages qu'il appelle Figures 417 dans un décor qui varie peu, multipliant escaliers, chambres, cabinets de toilettes, face à des glaces, où plus souvent la figure ne regarde pas son image, mais l'image lui tourne le dos, à moins que ce soit le contraire. Le terme de miroir traverse les titres donnés aux tableaux : Etude de nu avec figure dans un miroir , 1969, Portrait de George Dyer regardant fixement dans un miroir, 1967, Portrait de George Dyer dans un miroir , 1968, Figure couchée dans un miroir , 1971, Personnage écrivant reflété dans un miroir , 1976 . Personnage et son reflet, mais aussi reflet d'un personnage absent qui regarde la femme nue couchée. Didier Anzieu418 commente le rôle du miroir : ‘Les glaces même ne répondent plus - le pourraient-elles quand ce premier miroir qu'est le visage de la mère n'a pas fonctionné? Certains tableaux sont des autoportraits au miroir. L'individu n'y regarde pas son image spéculaire - comble du paradoxe pour un autoportrait. Tantôt cette image lui tourne le dos et il en est radicalement séparé. Tantôt, il y a, au contraire, continuité entre elle et lui: il se trouve réuni à son reflet à la manière de jumeaux siamois. L'indifférence de la mère a entraîné pour lui l'indifférenciation d'avec son double .’

L'ombre joue une place prépondérante dans la plupart des tableaux, ombre à la fois traditionnelle, attachée en peinture à la représentation de la figure, accouplée à l'homme, mais aussi, nous aurons à l'étudier, forme animale qui semble s'échapper du corps (panneau central du Triptyque de mai-juin 1973). D'un élément pictural qui relève d'un stéréotype de la représentation (L'invention du corps commence par celle de l'ombre), Francis Bacon fait un matériau échappé et constitutif de la Figure, l'âme au corps, dans un effort de torsion qui fait surgir sur la toile l'animal de l'homme, aigle, buffle, porc, et l'homme de l'animal, ou encore cherche à réparer la fuite d'un corps qui s'échappe de toutes parts, en l'enveloppant dans son ombre ( Triptyque de 1971).

L'ombre, dans le récit qu'on peut considérer comme fondateur des histoires de Double, le récit de Chamisso, vers 1813, apparaît depuis longtemps dans la peinture, mais c'est à une explication physique que se réfère Chamisso pour définir scientifiquement son objet :

‘Un corps ne peut jamais être éclairé qu'en partie par un corps lumineux, et l'espace privé de lumière qui est situé du côté de la partie non éclairée, est ce qu'on appelle ombre . Ainsi l'ombre proprement dite représente un solide dont la forme dépend à la fois de celle du corps lumineux, de celle du corps opaque, et de la position de celui-ci par rapport au corps lumineux (Hauy, Traité élémentaire de Physique ).’

Le travail du peintre hérite donc à la fois d'une longue tradition picturale, d'un système de représentation plastique, et d'un contenu de traditions archaïques, de récits fantastiques. L'alternance du clair et de l'obscur fait mieux voir la figure, et surgir le grand combat avec l'Autre (l'aigle qui domine le Triptyque de 1976 ). Que représente l'ombre dans les tableaux de Bacon, et quel lien a-t-elle avec la Figure? Est-elle elle-même une Figure?

Louis Marin développe la nécessité d'un dispositif représentatif "réflexif-reflétant", que l'on peut effacer, dénier, - l'origine manquante des choses peintes - ou que l'on cherche au contraire à mettre en scène : le tableau représente l'opération qui le constitue. Bacon multiplie dans l'espace presque vide qui a l'abstraction de l'espace intérieur, les accrochages de tableaux, renvoyant à la Figure son image peinte, au corps ce qui l'attend, la mise en tableau, et au Spectateur, le travail de peindre. Lieux de constitution, migration, et de transformation de la Figure.

Le panneau de droite419 du Triptyque de 1973, en mémoire de George Dyer, dresse, à la verticale, une toile peinte non encadrée, avec un portrait en buste de George Dyer. La toile avec son effigie se reflète, en miroir inversé, dans une seconde toile identique à la première, placée à l'horizontale. Il y a continuité entre les deux images, la figure de l'une coulant et s'échappant dans l'autre. Le buste-effigie semble aspiré par la toile-miroir, avec une double inversion (de gauche à droite, et de haut en bas).

Gilles Deleuze 420 décrit ainsi les "attendants" de Bacon: ‘On dira que dans beaucoup de cas, subsiste une sorte de spectateur, un voyeur, un photographe, un passant, un "attendant", distinct de la Figure : notamment dans les triptyques, d'une fonction de témoin, qui fait partie de la Figure et n'a rien à voir avec un spectateur. De même des simulacres de photos, accrochés au mur ou sur rail peuvent jouer ce rôle de témoin. Ce sont des témoins, non pas au sens de spectateurs, mais d'élément-repère ou de constante par rapport à quoi s'estime une variation. En vérité, le seul spectacle est celui de l'attente et de l'effort, mais ceux-ci ne se produisent que quand il n'y a plus de spectateurs. C'est la ressemblance de Bacon avec Kafka. ’ 421

Notes
417.

Didier Anzieu commente ainsi l'utilisation que font, en miroir, Francis Bacon et Deleuze du terme figure : Deleuze a sans doute repris de l'anglais le terme de "figure", qui désigne dans cette langue, en peinture, le corps humain et, plus spécifiquement, le nu. Bacon lui-même a souligné, dans une interview diffusée à la télévision sur la Sept en 1991, son intérêt pour the figure. Ce mot avait probablement pour lui une signification plus personnelle que "le nu" par lequel le sous-titre de l'émission avait traduit ce terme. La majuscule dont se sert Deleuze, la Figure , est peut-être le moyen de désigner cet intérêt spécifiquement baconien pour le nu tourmenté et de préférence masculin. Pour clore provisoirement ce débat sémantique, j'aimerais citer Auerbach ( Figura , Belin, 1993, p. 67 ) : "(...) les figures ne sont pas seulement provisoires : elles sont aussi la forme provisoire de quelque chose d'éternel et d'intemporel. Elles présagent non seulement un avenir objectif, mais elles sont aussi bien le signe de ce qui a toujours été et qui sera toujours." Francis Bacon ou le portrait de l'homme désespécé , p. 28

418.

Didier Anzieu, Le corps de l'oeuvre , chapitre V, La peau, la mère et le miroir dans les tableaux de Francis Bacon , p. 334

419.

On peut admettre que la lecture du triptyque, comme la lecture d'un tableau se fait de gauche à droite, et que c'est sur le côté droit que s'énonce en quelque sorte le dernier mot. (voir Heinrich Wölfflin, Réflexions sur l'histoire de l'art , Klincksieck, 1982 )

420.

Gilles Deleuze, Francis Bacon Logique de la sensation , Editions de la différence, 1981

421.

Avec Félix Guattari, Gilles Deleuze voit dans les textes de Kafka une présence constante des portraits ou des photos. Le portrait-photo a une fonction castratrice, il bloque le désir. C'est "une impasse", un blocage fonctionnel, une neutralisation de désir expérimentale: la photo intouchable, imbaisable, interdite, encadrée, qui ne peut plus jouir que de sa propre soumission. Et aussi le désir qui impose la soumission, la propage, le désir qui juge et qui condamne . ( Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka, Pour une littérature mineure , Les Editions de minuit, 1975, p. 8 et 9)