2 - Le passif

Le panneau 2 est tout entier organisé verticalement : la verticalité du décor/espace se retrouve dans la verticalité de la Figure devenue ombre. L'espace est traité théâtralement, une sorte de rideau, avec la lumière. La toile est levée, et la Figure attend encore, dressée, avant de pouvoir franchir le seuil de la porte.

Ce qui survit du corps de la Figure passée tout entière du côté de l'ombre, c'est un bras et une main sur la sonnette de la porte.

Le Corps-ombre apparaît immense, habillé, un costume où disparaît toute caractéristique.

Bacon a dit lui-même que son oeuvre procédait par séries, séries que sont les triptyques, séries consacrées à la disparition de George Dyer, reprises de formes. Les séries développent des variations, plutôt qu'une succession à l'intérieur d'une série. Ce bras mort-vivant échappé de l'Ombre George Dyer, c'est le bras d'Isabel Rawsthorne fermant la porte à une visiteuse qui est son propre double ( Trois études d'Isabel Rawthorne , 1967).

A la lumière de ce qu'écrit Deleuze sur l'hystérie (chapitre 7 de Francis Bacon Logique de la sensation, p.37 ), nous pouvons nous interroger sur ce que la peinture dit spécialement sur le Double : ‘La peinture se propose directement de dégager les présences sous la représentation, par delà la représentation’ .

La peinture est hystérie, ou convertit l'hystérie, parce qu'elle donne à voir la présence directement: (...) L'oeil devient virtuellement l'organe indéterminé polyvalent qui voit le corps sans organes, c'est à dire la Figure, comme pure présence (...). Elle dresse devant nous la réalité d'un corps, lignes et couleurs libérées de la représentation organique. Et l'un se fait par l'autre : La pure présence sera visible, en même temps que l'oeil sera l'organe de cette présence.

Il semble que, dans l'histoire de la Peinture, les Figures de Bacon soient une des réponses les plus merveilleuses à la question : comment rendre visibles des forces invisibles? C'est même la fonction primordiale des Figures. Il peint "le corps visible" qui "affronte, tel un lutteur, les puissances de l'invisible". Le mouvement de la Figure sur le praticable inscrit la force mystérieuse triomphante, l'image virtuelle, pour utiliser un vocabulaire nouveau, peut être captée par le Triptyque et passe nécessairement par la Figure et son double, comme fixée dans son dos, et enveloppant déjà son corps.

La Figure, dans les panneaux 1 et 2, est accouplée de son ombre, dans un corps à corps dont elle se dégage dans le panneau 3. Ce corps à corps est défini par Deleuze non pas comme une lutte entre des ennemis, mais un accouplement, un corps à corps d'énergies.

L'acte pictural est ici un acte de mémoire, une évocation. La réunion des trois variantes de la Figure, on pourrait dire aussi de trois états, impose un itinéraire mental du peintre, un itinéraire mental du spectateur, en quête de l'itinéraire de George Dyer, le défunt.

La question est posée : comment le défunt peut-il être conservé? (et non pas comment est-il mort?) Qui peut-ouvrir cette porte de lumière à laquelle frappe vainement la Figure dévorée par l'Ombre, en attente devant un infranchissable obstacle?

La figure est ici comme une forme vide, un costume sur un corps absent. Du visage, on ne voit qu'un profil perdu, avalé par l'ombre.

Comment avancerait-il? Les pieds, comme c'est souvent le cas pour d'autres figures sont bloqués par d'énormes chaussures, - en fait, des morceaux de journaux froissés.431

Journaux/ chaussures, et le journal, sorte de trace, laissée comme une empreinte sur le sol/ fond de la toile. Les lettres inversées ne font pas sens.432 Pourtant on peut voir un signe, comme la palette du peintre du travail de la mémoire

De la Figure du panneau 1, que reste-t-il, en dehors de la prolifération de l'ombre? Le bras musculeux et lumineux est bien le bras de la figure du panneau 1, passé derrière l'épaule de l'homme d'ombre, avec un morceau du corps qu'il est difficile d'identifier (épaule, autre bras?). Il cherche à atteindre la sonnette. Il cherche à échapper, à tromper le corps de l'ombre. Morceau qui subsiste après la dissolution, et ne se résout pas à disparaître, ultime tentative pour agir.

Notes
431.

Les gros pieds des Figures - souvent, ne favorisent pas la marche: presque des pieds bots. (Gilles Deleuze, op. cit. p. 31)

432.

Michel Leiris souligne la différence de traitement entre ce qu'ont fait les cubistes et ce que fait Bacon de ces journaux au rebut : "Le journal est perçu, d'autant plus crûment que l'écran intellectuel d'aucune lecture ne s'interpose, dans sa nature industrielle"(op. cit. p. 40)