2 Le sujet : représentation et perspective

Qu'est-ce que le point de vue du peintre non pas dans des écrits ou des entretiens, mais à l'intérieur même d'un tableau? L'appareil formel mis en place dans le tableau assigne une place au sujet et ouvre des possibilités au "regardant". Vision frontale, vision latérale, de profil, mais aussi vision de dos, éclairage, les mouvements de caméra nous ont habitués, au cinéma, à sortir des catégories linguistiques et des marqueurs traditionnels de l'énonciation, pour percevoir d'autres dispositifs, équivalents de l'énonciation.

Les accessoires, miroir, porte, toile peinte, ampoule électrique, liés à la fois à l'héritage pictural et à l'univers fictionnel des histoires de doubles permettent à la Figure, tout anonyme et si peu identifiable qu'elle soit, dans un lieu neutre, d'être acteur dans la scène que le peintre déploie devant elle. Le peintre s'élide ( et invite le spectateur à le faire ), et en même temps en prenant soin de guider le regard vers un miroir, une toile fixée au mur, de le faire papilloter avec des tableaux ou des figures inversées met en place un circuit qu'on a appelé spéculaire.

Ainsi Bacon trace-t-il sur plusieurs tableaux un parcours où il peint de lui-même439 ( comme on dit que l'écrivain parle de lui- même ), et se réfléchit dans son opération. On en a un exemple avec le Triptyque Tree portraits , 1973 (Annexes, tome 2, Figure 8, p. LVII)

Trois portraits de composition identique, l'auto-portrait de Francis Bacon occupant la place centrale, entouré, à gauche pour le spectateur, par un portrait posthume de George Dyer ( mort en 1971 ), et à droite par un portrait de Lucian Freud, chaque panneau : 198 x 147,5 cm.

Une architecture sévère, une position qu'on peut voir identique, et pourtant l'auto-portrait, par sa position centrale attire le regard. Il est au centre, comme Bacon peut l'être dans son oeuvre. La latéralisation fait voir le lien qui peut exister entre les trois figures, faisant de George Dyer et de Lucian Freud, les deux témoins, figures tutélaires, le mort et le vivant, de l'oeuvre peint. Ce qui est peint dans le triptyque, c'est le "fait commun", pour reprendre l'expression de Deleuze, des trois figures, isolées chacune dans leur panneau, au travers desquelles, à des niveaux différents , "on" peut construire, sur ces grandes toiles blanches non peintes, dressées derrière les portraits. Epinglées, clouées au mur, à côté des toiles, comme des épreuves photographiques, les têtes de Francis Bacon et de George Dyer, portent témoignage du mode de travail de Bacon qui faisait photographier ses modèles par John Deakin. L'intimité des échanges est traduite par le mélange que fait Bacon qui place sa propre photo derrière George Dyer et celle de George Dyer derrière Lucian Freud. Rien ne distrait le regard du portrait de Bacon, comme si lui n'avait pas besoin d'une photographie. Les regards des photographies ( "image-affection", gros plan de visages de même taille que ceux des figures ) et des portraits convergent pour se fixer sur un point de l'espace, en avant du triptyque, qui peut être occupé par le peintre au travail ou par le spectateur regardant.

Les trois portraits sont des variations sur des portraits antérieurs, comme si le sujet du triptyque n'était pas les portraits, mais la mise en évidence d'une relation, peinture sur de la peinture, et interrogation sur le mystère d'un rapport très particulier, de modèle à peintre, de peintre à peintre, traversé par la mort, proposé à la représentation.

Le portrait de George Dyer est une reprise / citation / duplication du panneau de gauche du Triptyque d'août 1972440consacré à la mort de George Dyer. Ce qui était ouverture béante et noire - encadrement de porte? -, sur laquelle se détachait comme sur une toile le corps gainé de noir de George Dyer ( corps masculin ou corps féminin, dans un sexe indifférencié ) et semblait l'aspirer, est devenu dans le panneau de 1973 la toile blanche du peintre, signe prometteur de création et d'une trace possible. Les couleurs ont changé, ce n'est plus la lie du sang. L'ombre rose aux couleurs de la chair est une ombre noire. Du passage par la mort, il reste un corps rongé, amputé, une jambe manque au corps redevenu athlétique.

Didier Anzieu traduit en mots, dans un "commentaire psychanalytique", l'expérience cruelle qui lui semble être celle du moi de Francis Bacon. Il reprend la notion ébauchée par Freud d'enveloppe psychique, et c'est à travers elle qu'il exprime l'innommable représenté par Bacon :

‘Une première atteinte frappe le personnage central (...) quand il conserve ses vêtements. Il est doté d'un contenant qui le protège des agressions internes ou externes. Mais il n'est pas d'aplomb. Il penche, il boîte, il trébuche; sa tête, ses membres sont tordus par rapport au tronc. L'appui des jambes fait défaut, le corps entre en déliquescence, perd son arrimage à cet axe qui assure à l'être humain un maintien vertical et fait de lui un animal capable de pensées. Trouble de la maintenance, du support, de ce à quoi la chair et l'esprit peuvent s'adosser pour se dresser.
Dans un deuxième cas, l'homme est dénudé (...). La verticalité est maintenue, mais par l'artifice d'un dos de siège (...). La contenance (je veux dire la faculté de contenir) par contre disparaît. Le personnage est, pire que de tout vêtement, dépouillé d'une grande partie de sa peau. Amas de chairs à vif et informes. Aucune barrière ne fait écran à la souffrance: ni peau physique, ni peau psychique. Le spectateur se sent traversé directement par la souffrance de cette absence, énorme, insoutenable.441

Le portrait de Lucian Freud rigoureusement symétrique du portrait de George Dyer, - architecture, disposition de la toile / écran dressée à l'arrière plan, ampoule nue au bout d'un cordon -, le place pourtant dans une posture plus proche de celle de Francis Bacon : orientation du visage, personnage habillé, variation sur d'autres portraits, présentant des traces de sa double fonction (modèle et peintre ).

On trouve beaucoup d'autoportraits dans l'oeuvre peint de Francis Bacon. L'ouvrage consacré à Bacon par Leiris442 en propose 20 entre 1969 et 1982, autoportraits et études pour autoportraits, se déployant parfois en petits diptyques ou triptyques, chaque panneau faisant 37,5 x 31,8 cm, ou 35,5 x 30,5. Interrogé par Michel Archimbaud443 sur le fait qu'il a réalisé beaucoup d'autoportraits à une époque ( qu'on peut situer entre 1971 et 1973 ), Bacon dit seulement que c'est faute de mieux, lorsqu'il ne pouvait trouver d'autres modèles, mais il se peint, dit-il, comme un autre. L'important, c'est toujours de parvenir à saisir ce qui ne cesse de se transformer, et le problème est le même, que ce soit pour un autoportrait ou le portrait de quelqu'un d'autre." (p. 119 )

A l'intérieur de l'autoportrait, Bacon nous achemine à une réalité impossible à saisir par l'oeil. La toile blanche qui fait fond aux trois portraits et occupe la moitié de l'espace, évoque en miroir la représentation, en attente d'être peinte. Ce que réalise le triptyque. Entre le vide de la toile, et les trois figures en représentation, Bacon a mis en place une transformation, et l'autoportrait, au centre, rend manifestes les signes de cette transformation.

On reconnaît bien sûr les traits de Francis Bacon ( fonction référentielle de tout portrait ). Mais une partie du visage est avalée, absorbée par un élément qui suggère la vision au moyen d'un appareil, jumelles, appareil photographique, avec un regard frontal, sans qu'on puisse distinguer ce qui appartient au yeux et ce qui vient les compléter. Il y a là quelque chose d'indiscernable dans un accouplement du vivant, de l'humain et d'une force qu'il laisse échapper. Cette force s'instrumentalise, à moins que l'instrument ne se dissipe dans la tête.

On peut voir Bacon jouer avec un appareil (curieuse boîte destinée à photographier et à servir de jumelles avec une double lunette ) dans le Triptyque de mars 1974 ( panneau de droite444 ). Si le parapluie noir du photographe semble surtout tenir le rôle d'un accessoire figuratif (Painting 1946 ), l'appareil photographique sur pied, plus grand que la Figure qui le manipule, est lui-même une Figure dans le Triptyque Studies from the Human Body , 1970.445 L'auto-portrait du Triptyque Tree portraits de 1973 met en connexion de façon très étroite la tête et l'appareil, en faisant aussi de l'oeil-appareil et du bras une seule forme. C'est de cet homme-machine que peut sortir l'objet peint.

Deleuze analyse le projet que poursuit Bacon en tant que portraitiste : ‘défaire le visage, retrouver ou faire surgir la tête sous le visage ’, en étudiant la représentation qu'il donne de sa propre tête : ‘La tête personnelle de Bacon est une chair hantée par un très beau regard sans orbite ’ .

La surface blanche de la toile n'est peut-être dans son encadrement rigoureux qu'un écran, un miroir qui se détache sur le fond jaune du mur, avec des irisations et des reflets que diffuse la lumière des ampoules. Limitée par un cadre sur trois côtés seulement, elle suggère une ouverture, un espace de l'ailleurs, en lutte avec l'étendue au premier plan d'un sol marbré de couleurs vives qui soulignent les formes menaçantes des ombres. Le bas du corps de Francis Bacon, comme celui de Lucian Freud, disparaît dans une flaque noire, avec laquelle il fusionne. Curieusement l'ombre se fait décorative autour de George Dyer diminué, mutilé, qui échappe à son engloutissement et, lui, semble monter hors de l'ombre. Bacon reprend à son compte l'ombre picturale, en lui donnant une fonction inquiétante :

Les ombres sont quelque chose de très formel. Elles sont noires, et pourtant je voulais les rendre inséparables du corps, pour qu'elles tombent comme étant de la chair. Les ombres comme chair. Dans mes rêveries je voyais des masses de chair desquelles émergeaient des images... 446

Qu'est-ce qui se manifeste au travers du portrait de Francis Bacon?

Comme pour le portrait de Lucian Freud447 et de George Dyer, il y a utilisation de représentations antérieures et de données préfiguratives - les photos par exemple prises par Francis Bacon dans une cabine automatique -. Le double peint surgit, la montre au bras, mais toujours le visage, l'oeil surtout, est repris, travaillé, comme si Bacon regardait dans sa tête quand il peint. Il faudrait idéalement, ainsi que le fait Louis Marin pour les auto-portraits de Poussin, placer côte à côte les auto-portraits de Bacon, ‘pour faire naître, de leur entre-deux, la figure virtuelle qui s'y recèle en latence et en puissance, la force de figure, le travail de figurabilité par définition irreprésentable’ .448

Ce qui est en question, c'est le peintre Bacon, et la recherche autour de l'oeil montre le rapport de Bacon par rapport à la peinture, cet oeil qui peut n'être plus qu'une orbite vide449 , cet oeil au milieu du miroir qui se fixe en toute indépendance sur le spectateur, alors que Bacon s'appuie lourdement sur le lavabo450.

Notes
439.

Aragon ouvre, dans l'Après-Dire de La Mise à mort , la question de l'auto-portrait chez les peintres. Le "jeu de l'auto-portrait" apparaît au milieu des miroirs, avec toutes ses variations et ses étranges correspondances. ( La mise à mort , p.520 et seq. )

440.

Hugh Davies a réuni tous ces triptyques consacrés à la mort de George Dyer sous le titre commun de black triptychs . Voir Annexes, Figures 2 et 3, p. LI et LII et pour le panneau de gauche, Figure 4, p. LVI

441.

Didier Anzieu, Francis Bacon ou le portrait de l'homme désespécé , L'Aire / Archimbaud, 1993. Didier Anzieu reprend dans cet opuscule des pages écrites dans Le corps de l'oeuvre , Gallimard, 1981

442.

Michel Leiris, Francis Bacon , Albin Michel, 1983

443.

Francis Bacon, Entretiens avec Michel Archimbaud , Folio essais, Gallimard, 1996

444.

Voir Annexes, tome 2, Figure 9, p. LVIII

445.

John Russell voit dans le geste de Bacon plaçant dans un tableau un appareil photo aussi vivant que les co-participants humains, l'accomplissement d'une ambition ancienne. The camera in question was prehistoric in design : a matter of splay-footed tripod, massive goggled- like lenses, antlered external levers. It stood for the primeval curiosity, the hunger for fact truly and wholly observed, which photography was invented to assuage. Looking at this particular camera and at its operator, we could imagine to ourselves a relationship in which the camera is the dominant partner and the man a mere quavering accomplice : or, equally, one in which the camera was an extension and magnification of certain traits in its owner. (John Russell, Francis Bacon , p. 65, 66 )

"L'appareil dont il s'agissait était de conception préhistorique : il avait un trépied , le bout des pieds tournés vers l'extérieur, des lentilles énormes qui ressemblaient à des lunettes de moto et des leviers externes en forme de bois de cerfs. Il représentait une curiosité primitive; ce désir d'observer les faits entièrement et véridiquement, pour lequel la photographie a été inventée. Lorsqu'on regarde cet appareil particulier et son opérateur, on peut imaginer une relation dans laquelle l'appareil est le partenaire dominant, et l'homme rien de plus qu'un partenaire tremblant, ou bien une relation dans laquelle l'appareil représente une extension et un agrandissement de certains traits de son propriétaire." ( traduction J. S. Price )

446.

Interview de Francis Bacon, filmée par Richard Franus, mai 1985

447.

Voir si proches dans la représentation de Lucian Freud les Triptyques, Three studies for portrait of Lucian Freud, 1966, Three studies for portrait of Lucian Freud , 1969

448.

Louis Marin, Philippe de Champaigne ou La présence cachée , Hazan, 1995, p. 25

449.

Self-portrait with Injured Eye 1972

450.

Self-portrait , 1973