3 Celui qui regarde : le dédoublement du sujet

Nous avons vu que la Figure était toujours en représentation, résultant d'un agencement voulu par le peintre qui pouvait lui-même s'introduire, faute de mieux dans son dispositif. Nous avons voulu distinguer pour la peinture comme en linguistique, trois pôles : nous nous heurtons à une difficulté, dans une peinture non narrative, pour étudier ce qui serait une énonciation du sujet. Alors que le cinéma dispose d'une succession d'images, pour jouer avec l'énonciation451, et peut, à l'intérieur d'un film, comme dans Citizen Kane , nouer des relations différentes avec des évocations du passé de Kane par ceux qui l'ont connu, la peinture impose et stabilise, commande même un rapport de regards obligatoire, regard du sujet tourné vers le spectateur que nous sommes, placés en avant du tableau. Le peintre, celui qui fait voir, ou qui cache, celui qui représente et se représente, qu'il se cache ou se montre avec ostentation, expulse hors de la toile ( Bacon travaille sur des figures qui se sont formées irrationnellement ), la Figure piégée, capturée, s'il est besoin, au moyen de miroirs, cadres, pour l'encadrer et la redoubler, la multiplier.

Ce qui frappe, dans le rapport de la Figure au miroir, c'est, d'une part que la Figure tourne souvent le dos au miroir, d'autre part, la Figure du miroir ( cf. plus haut ) est agressivement différente de l'"original", ce qui fait dire à Didier Anzieu que ‘Les glaces même ne répondent plus - le pourraient-elles quand ce premier miroir qu'est le visage de la mère n'a pas fonctionné? Certains tableaux sont des autoportraits au miroir. L'individu n'y regarde pas son image spéculaire - comble du paradoxe pour un autoportrait. Tantôt cette image lui tourne le dos et il en est radicalement séparé. Tantôt, il y a au contraire, continuité entre elle et lui : il se trouve réuni à son reflet à la manière de jumeaux siamois. L'indifférence de la mère a entraîné pour lui l'indifférenciation d'avec son double.’ 452

Le rapport tout à fait particulier de la Figure de Francis Bacon avec son double reçoit avec Anzieu une explication psychanalytique, qui nous entraîne en fait, vers le troisième pôle, et nous fait passer du côté du spectateur. Ce qui pouvait, dans la littérature narrative, être dialogue de l'homme avec "son" double, le dialogue impossible s'inscrivant encore dans le discours, sert en peinture à rendre immédiatement sensible le déplacement du sujet d'une Figure à l'autre, son Autre. Ce qui est refusé dans la littérature narrative, le double sens, constitue le fonctionnement propre de la peinture. La confusion, dans le discours, est accidentelle, évitée, provocatrice. 453

La libre circulation du Sujet, le passage d'un cadre à l'autre marque un glissement perpétuel affronté à une impossible mise en cage. On a beau clouer les représentations, construire des socles, édifier, dans l'espace vide, un parallélépipède. Il y a à la fois, fuite, évanescence, brouillage, et impossible arrêt.

Deleuze étend la fonction de miroir à la structure tout entière. Devient miroir, ou joue le rôle de miroir tout ce par quoi la Figure peut s'échapper, tout ce qui peut lui ouvrir, selon la formule courante une porte de sortie. Le mouvement essentiel de la Figure consiste pour le corps à s'échapper par un de ses organes ( le cri, le vomissement, l'excrément ). Tout lui est bon, du miroir au trou de vidange du lavabo, ou des WC.454

Prenons Triptych , May, June 1973 (Annexes, Figure 3, p. LII)

Saisi dans une fuite de l'être, dans les panneaux latéraux, le Sujet se vide dans le lavabo, la cuvette des WC, échappe à l'organisme et à la vie. Se détachant sur le fond d'un panneau noir, les flèches blanches marquent la trace du peintre, témoin de ce que nul n'a vu, la mort de George Dyer. L'Ombre noire, animale, ailée, dans le panneau central, s'échappe du corps dans une formidable poussée et sort du cadre. Scène hystérique pour Deleuze. ‘Toute la série des spasmes chez Bacon est de ce type, amour, vomissement, excrément, toujours le corps qui tente de s'échapper par un de ses organes, pour rejoindre l'aplat, la structure matérielle. Bacon a souvent dit que, dans le domaine des Figures, l'ombre avait autant de présence que le corps; mais l'ombre n'acquiert cette présence que parce qu'elle s'échappe du corps, elle est le corps qui s'est échappé par tel ou tel point localisé dans le contour.’ 455

Comment traduire en phrases une image avec sa double existence, dans l'oeil de celui qui regarde, - le peintre, le spectateur regardant -, et dans l'oeil regardé, le sujet? Image perception et perception de perception. Contempler l'objet, la chose jusqu'à disparaître en lui. L'annulation du logos. Voir comment Bacon représente la mort de George Dyer, non pas comme un témoin, mais telle que peut se la représenter George Dyer, passé de l'autre côté du discours et de la représentation. Le Triptyque de mai, juin 1973 figure ( c'est à dire met en figure ) la mort. C'est bien le monde du Sujet peint et sa représentation, monde refermé sur lui-même et dont le peintre a écarté les panneaux. 456

Ainsi, nous pouvons maintenant faire apparaître d'autres procédés par lesquels le peintre inscrit au contraire dans la toile la perception, ou le regard d'un observateur / témoin/ acteur.

Regardons l'étrange promenade à bicyclette de George Dyer.

La restitution du mouvement dans une figure peinte condamnée à l'immobilité se fait par la superposition dans une image d'un halo d'images semblables, en léger décalage. Ce que fait Muybridge, à titre expérimental, dans ses photos séquentielles ( sequential photographs ) quand avec différents appareils il enregistre à de réguliers et courts intervalles un corps en mouvement, Francis Bacon l'utilise pour saisir et représenter, à l'intérieur d'une Figure, les variations successives du mouvement. Ainsi peut-il faire craquer l'unité de la pose et rendre évident le surgissement du mouvement. Ce qui est cherché alors, c'est l'intensité de l'effort, le déséquilibre voulu qui met en péril le Sujet, mais aussi le constitue. Le Portrait de George Dyer à bicyclette de 1966 dédouble la bicyclette poussée en avant du tableau, et nous impose le corps au travail, en faisant cooexister plusieurs états à un dixième de seconde près. Il rend visible la force qui traverse le corps athlétique. Pourtant curieusement Deleuze, s'interrogeant sur le statut du mouvement chez Francis Bacon, remarque le caractère résolument immobile, au delà du mouvement, du cycliste qui n'avance pas, enfermé dans l'ellipse colorée d'une spirale dessinée au sol. Le mouvement consiste moins en un déplacement qu'en un petit tour, en rond, sur place. Le tableau paraît répondre à la question : Comment George Dyer qui n'avance pas, perçoit-il en lui les variations du mouvement, aux différents niveaux de son corps? Comme la tête pouvait se faire appareil photo, le corps se fait vélo et se confond avec les roues de la machine.

Notes
451.

A partir des réflexions de Pasolini, Deleuze souligne la différenciation de sujets d'énonciation qui peut exister au cinéma comme dans la littérature. (Gilles Deleuze, L'image-Mouvement , Les Editions de Minuit, 1983). Nous avons un très bel exemple de passage d'un sujet à l'autre dans Vampyr de Dreyer : On nous montre alternativement David regardant son double allongé dans le cercueil (image "objective"), ce que voit David (image "subjective", avec David comme pôle énonciatif), et ce que voit le double de David, à travers la vitre du cercueil. On aperçoit ainsi au passage sur le plafond qui défile - travelling qui correspond au déplacement horizontal de la bière selon un arc de cercle - le reflet d'une fenêtre.

452.

Didier Anzieu, Le corps de l'oeuvre , p. 334

453.

Le miroir brisé sur lequel s'achève William Wilson est un exemple du lien du personnage avec son double. Lewis Carroll, dans un jeu subversif, essaie de nous faire entendre le double sens de la langue et, par le non-sens rétablit le sens véritable. (cf. Sylvie et Bruno, Lecture au travers du miroir. Le non-écrit , Mémoire de DEA )

454.

"Ce qui fait de la déformation un destin, c'est que le corps a un rapport nécessaire avec la structure matérielle : non seulement celle-ci s'enroule autour de lui, mais il doit la rejoindre et s'y dissiper et pour cela passer par ou dans ces instruments-prothèses, qui constituent des passages et des états réels, physiques, effectifs, des sensations et pas du tout des imaginations. Si bien que le miroir ou le lavabo peuvent être localisés dans beaucoup de cas; mais même alors ce qui se passe dans le miroir, ce qui va se passer dans le lavabo ou sous le parapluie, est immédiatement rapportable à la Figure elle-même." (Gilles Deleuze, La logique de la Sensation, p. 18 )

455.

Francis Bacon Logique de la sensation , p. 17

456.

Cette présence effective de la mort, telle qu'elle est perçue par le mort, est rendue de façon saisissante dans le récit d'Ambrose Bierce, La rivière du Hibou , où Peyton Farquhar vit sa propre mort, pendu sous les poutres du pont d'Owl Creek, ce que le texte nous apprend dans un communiqué impersonnel, post mortem, dans les deux dernières lignes du récit. ( Ambrose Bierce, La rivière du hibou et autres contes , Les Humanoïdes Associés, 1977). Un procédé du même type est utilisé par Hanns Heinz Ewers dans L'Araignée , mais la perception de sa propre mort est présentée au travers d'un journal intime, le journal à la première personne de l'étudiant en médecine Richard Bracquemont; le constat final de la mort de l'étudiant est fait par le commissaire de police. ( Hanns Einz Ewers, L'araignée , Marabout, 1980 )