6 - Le Tiers ou la présence du spectateur

La présence du Tableau et de son Sujet, présence qui affirme à l'arrière-plan toujours la présence d'un metteur en scène, explicite - dans les autoportraits - ou implicite, s'adresse et interpelle le spectateur. Sans doute peut-on faire une réflexion semblable avec d'autres tableaux, mais ce qui est surprenant avec Francis Bacon, c'est que le destinataire de ces tableaux où le double et son appareil règnent en maître, établit lui aussi avec l'objet peint une relation duelle.

Pour étudier cette relation, nous prendrons essentiellement les tableaux déjà étudiés précédemment, en observant qu'elle pourrait être étendue à l'ensemble de l'oeuvre. Nous irons de la relation la plus extérieure à celle qui s'installe avec le Sujet lui-même.

Il faut revenir de l'autre côté du miroir (Through the looking - glass )

La présence voulue par le peintre sur tous les tableaux d'un verre place, au moyen des reflets, le spectateur dans le tableau, avec le mobilier et les tableaux du mur opposé! Bacon s'est expliqué longuement sur ce qu'il avait voulu faire, créer un effet de distance, écarter le spectateur ce qui n'a rien à voir avec cette présence virtuelle du spectateur dans le tableau. 457

Cette possibilité de passer de l'autre côté du miroir, qui se produit pour d'autres tableaux, prend avec ce qui est représenté sur la toile de Francis Bacon un sens tout à fait particulier. Et le vacillement de l'ombre / reflet du spectateur modifie son entrée dans le tableau.

Voulue ou non par le peintre, la présence du spectateur ne peut se dissocier des figures qui se détachent du fond dans la modulation de la couleur.

Il semble que la trajectoire du spectateur aille du refus à la captation.

Francis Bacon souligne sa volonté de refuser une connivence avec le spectateur, de garder la distance que crée le verre entre ce qui a été fait et celui qui regarde : ‘J'aime que l'objet soit pour ainsi dire mis aussi loin que possible.’

Didier Anzieu, tout en citant le refus de Bacon, maintient toutefois cette présence particulière du spectateur créée par la présence du verre458 : La structure de l'ardoise magique (inscription de signes suivie de leur effacement) chère à Freud est d'ailleurs spontanément reproduite par Bacon. Le peintre recommande de mettre ses tableaux sous verre. Il fournit la justification suivante, en rapport avec le mécanisme de défense contre la violence et la douleur par la distanciation : ‘" Le verre aide à l'unité du tableau. J'aime aussi la distance que le verre crée entre ce qui a été fait et le spectateur. J'aime que l'objet soit, pour ainsi dire, mis aussi loin que possible"’ (Entretiens avec David Sylvester, tome II, p. 173 ) Et de nier l'interprétation winnicotienne : ‘"Vouloir que le spectateur se reflète dans le verre d'une peinture sombre serait illogique et n'aurait pas de sens"’ (ibid. , p. 174 ). Winnicott459 , en effet, avait commenté cette particularité de l'encadrement en rappelant qu'avant d'accéder au stade du miroir et à la reconnaissance de son image spéculaire, le tout-petit déchiffre sur le visage de la mère non seulement ce qu'elle désire et pense de lui mais aussi ce qu'il ressent sans avoir su jusque-là qu'il le ressent. La mise sous verre du personnage peint que le visiteur vient regarder signifierait la rencontre avec le regard indifférent qu'une mère porte à son nourrisson et à ses cris de rage et de douleurs. En regardant ce personnage, le visiteur s'y regarde et reconnaît, superposés, l'image réelle de son propre visage réfléchi par le verre et le portrait, sur la toile, d'une souffrance intérieure liée au vide de la non-reconnaissance et à l'angoisse de l'effacement de soi. Ainsi, au moment où le visiteur s'apprête à interpréter le tableau qu'il contemple, c'est le tableau qui le soumet à l'interprétation. Bacon, interprète de notre douleur. En même temps, le sous-verre le dévoile : entre sa pensée et sa douleur, le peintre interpose la froideur protectrice d'une vitre, la chaleur excitante d'un verre d'alcool.

Sans doute peut-on rapprocher de ce refus, l'écart qu'installe Bacon entre certaines Figures et l'oeil qui les regarde : lignes figuratives brouillées, hachurées, distorsion des formes, zone d'indiscernabilité et d'indifférenciation entre deux formes, formes qui se défont et défont l'optique, agrégat au corps d'éléments étrangers à lui et d'instruments aussi inattendus qu'un parapluie ouvert.

Si les portraits de George Dyer, Lucien Freud et Francis Bacon se détachent frontalement et verticalement, opérant, pour reprendre les termes de Louis Marin460, dans la re-présentation même du "sujet", et dans sa forme temporelle la plus générale, une première, et sans doute fondamentale assimilation d'un double "maintenant", celui du regard du spectateur et celui des figures, d'autres tableaux au contraire semblent fermés sur eux-mêmes, manifestant une présence fantôme, imperméable au temps, bien que montrée avec des vêtements actuels. Le panneau central du premier triptyque réalisé après la mort de George Dyer montre la Figure flottant dans son costume, gravissant l'escalier, de dos; ce qui lui arrive, ce qu'elle voit, ce qu'elle perçoit, est passé de l'autre côté de la représentation. Ce que connaît la Figure d'unique, ce qui lui permet de se découvrir et de se constituer dans sa mort, est un passage d'où le spectateur, parce qu'il est spectateur est repoussé. Le corps absent n'est plus que la marque laissée dans le vêtement, et ce vêtement évoque une impossible présence, le vêtement fabrique le corps.

Michel Leiris s'interroge sur la présence, présence réelle des personnages de Bacon, et en cherche le sens. ‘C'est une présence qui me semble vivante, tout en se distinguant non seulement de celle des objets inanimés, mais de celle d'un être vivant auquel je ferais face. Présence de quelque chose que je sais tableau figurant quelque chose (...) et qui capte mon attention, ni comme oeuvre peinte simplement digne d'être admirée, ni parce que cette oeuvre me rend expressément présent ce qu'elle figure. ( ... ) La présence dont je parle est bien celle du tableau, qui en tant que tel m'accroche plus solidement que ne ferait une photographie, et elle est fictivement celle de la chose figurée. ( ..) Mais cette présence n'est pas seulement cela. Elle est à la fois présence globale du tableau, présence illusoire du figuré et présence manifeste, dans ce qui s'ouvre à ma vue, des traces d'un combat : celui que l'artiste a mené pour aboutir au tableau sur lequel l'élément de départ devait s'inscrire, ( ... ) de la façon la plus convaincante qui soit pour la sensibilité du spectateur. Présence, en somme, de l'oeuvre et de son sujet, mais aussi présence lancinante du meneur de jeu et, enrobant le tout dans ce qu'elle a d'absolument vivant et immédiat, ma propre présence comme spectateur, puisque je suis tiré de ma trop habituelle neutralité et amené à une conscience aiguë d'être là - rendu, en quelque sorte, présent à moi-même - par l'appât qui m'est tendu : cette représentation qu'un artiste me présente et qui, faite à sa mesure au lieu de m'être offerte comme du prêt à porter, m'attache en ce qu'elle a de singulier en même temps que de tout proche, puisqu'elle évoque - presque toujours en ce qu'il a de plus familier, nos semblables - le monde où nous vivons tous, simplement décalé par rapport à moi, ce qui m'en est proposé étant passé par le cerveau et la main d'un autre.’ 461

Il nous reste à voir de plus près ce miroir tendu par la toile, qu'il soit peint ou non, travesti ou non, qui nous donne à voir notre propre représentation.

Michel Leiris, dont on connaît les beaux portraits réalisés par Francis Bacon en 1976 ( Portrait of Michel Leiris ) et en 1978 (Study for Portrait ) pose le problème d'une présence du tableau qui est à la fois présence illusoire du figuré ( ce que nous avons appelé le pôle du Sujet), d'une présence du meneur de jeu ( le pôle de celui qui peint ), et enfin de sa propre présence comme spectateur ( le pôle de l'observateur ). Une mise en question de l'illusoire nous oblige à voir dans l'artifice - et cet artifice est signifié par les miroirs, les reflets et autres jeux du Double - une interrogation non plus du sujet et sur le sujet de la toile, mais une interrogation sur nous-mêmes en tant que Sujet.

Ce que Francis Bacon montre du sujet - dans son dédoublement face à l'Autre, cet Autre vu dans le miroir ou dans les nombreux tableaux cloués aux parois -, à moins que ce ne soit l'Autre au premier plan, avec dans le dos, encadré, le Sujet - ce sont des relations mentales. Bacon nous place devant la situation suivante : multiplication, prolifération de Doubles - reflets, ombres, fantômes (représentation du modèle George Dyer mort) et d'accessoires - miroirs, tableaux - et impossibilité de discerner en tant qu'objets peints la différence entre les deux.

La distinction entre la Figure et son reflet dans le miroir est souvent difficile. Le Double du miroir dans Figure Writing Reflected in a Mirror 1976 (Personnage écrivant reflété dans un miroir ), est lié à son modèle par une sorte d'ellipse, plaie, cordon ombilical, ce qui ajoute à l'étrangeté de la Figure, nue, avec un faux col amidonné, et tous deux sont de dos. On connaît la fascination de Francis Bacon pour les dos, et son plaisir à regarder certains Degas qui laissent apparaître, à la façon des anatomies du dix-huitième siècle, la colonne vertébrale sous la peau. Un anneau jaune ovale462attire l'oeil sur le modèle et fait basculer l'attention sur les différents écrans, le miroir à l'arrière plan constituant une issue.

La Figure sculpturale couchée dans Lying Figure in a Mirror , 1971463 (Figure couchée dans un miroir ), est carrément passée tout entière dans le miroir qui l'enferme à la façon du cadre d'un tableau, reflet sans modèle, en même temps qu'il enserre deux cadres, toiles noires, et l'ampoule suspendue à un fil. Deleuze décrit ainsi le passage de la Figure dans le miroir : ‘Les miroirs de Bacon sont tout ce qu'on veut sauf une surface qui réfléchit. Le miroir est une épaisseur opaque parfois noire. Bacon ne vit pas du tout le miroir à la manière de Lewis Carroll. Le corps passe dans le miroir, il s'y loge, lui-même et son ombre. D'où la fascination : il n'y a rien derrière le miroir, mais dedans. Le corps semble s'allonger, s'aplatir, s'étirer dans le miroir, tout comme il se contractait pour passer par le trou .’ 464

Etrangement la Figure du Miroir, reflet sans modèle semble s'être emparée de l'Autre, dans un accouplement traduit par une torsion puissante qui ne permet de décider ni du sexe, ni du nombre; un mouvement intense traverse la figure allongée dans un excès d'être, accouplement avec soi-même, jusqu'à l'indistinction du sexe, sans qu'on puisse distinguer entre l'un ou le deux. Le Je sans regard, sans visage, et sans nom, à qui on ne peut assigner un lieu défini, demande, pour exister, à être pris en compte par celui qui le regarde. C'est au spectateur que la Figure tend le miroir, en se donnant à voir dans le miroir.

Damisch, dans L'origine de la perspective , parle d'une géométrie de l'énonciation qui aurait son analogie au registre figuratif. 465 C'est dans le plan où s'inscrit la peinture qu'il faut chercher le lieu du sujet. La juxtaposition d'espaces colorés de valeurs et de tonalités variées s'ouvre aux exercices de la Figure, installant une profondeur qui vient, dans le nouveau mode pictural remplacer l'ancien espace tridimensionnel. Le sujet de la perspective a partie liée avec la vision et avec l'oeil ( On se rappelle l'importance accordée par Bacon à la représentation de l'oeil ), et cet oeil, dans la perspectiva artificialis , est réduit à un point. Lacan observe comment le sujet est pris, manoeuvré, capté dans le champ de la vision. Et la peinture, c'est particulièrement vrai pour les tableaux de Francis Bacon, offre un moyen de mettre en scène cette capture du sujet et d'en jouer sous l'espèce réflexive. A travers les miroirs, les tableaux fixés aux parois et le jeu d'une ostentation des objets peints, Francis Bacon multiplie les points de vue, oblige le sujet à suivre la Figure dans ses postures exploratoires, au delà de l'individuel et du particulier, à se laisser capturer par les reflets ou à se faufiler "comme un escargot" à la recherche des traînées de présence humaine laissées par Bacon sur ses tableaux. C'est comme si les images en miroir, avec leurs ombres inséparables du corps, s'animaient et prenaient de l'indépendance, finissant par nous ouvrir la porte repoussée avec le pied et nous capturaient, se détachant enfin de leur cadre, avant de retourner dans la transparence et l'opacité de la toile où elles sont encloses.

Notes
457.

L'art de l'impossible, Entretiens avec David Sylvester p. 172, 173, 174.- Interviews with Francis Bacon , p. 86, 87

458.

Didier Anzieu, Francis Bacon ou le portrait de l'homme désespécé , L'Aire/ Archimbaud, 1993, p. 23, 24

459.

Note de Didier Anzieu, D. W. Winnicott a brièvement commenté cette particularité des tableaux sous verre de F. Bacon dans une note (p. 82) de son article "Le rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l'enfant", trad.fr. in Nouvelle revue de Psychanalyse, n°10, 1974, pp. 79-86.

460.

Louis Marin, Philippe de Champaigne ou la présence cachée , p. 249, 250. Michel Leiris souligne les détails actuels et pris expressément comme tels dans beaucoup de toiles de Francis Bacon, des cigarettes mortes dans un cendrier, les accessoires immobiliers, les vêtements conformes à nos modes que portent les personnages, les emblèmes immédiatement lisibles, comme divan, rasoir de sûreté, lavabo, ampoule électrique, et autres accessoires caractéristiques de notre vie d'aujourd'hui. ( Michel Leiris, Francis Bacon ou la vérité criante , Fata Morgana, 1974 )

461.

Michel Leiris, Francis Bacon ou La vérité criante , ( p. 13 à 15 )

462.

L'étude de Deleuze sur Francis Bacon commence par une analyse du Rond, de la Piste. (Logique de la Sensation )

463.

Annexes, tome 2, Figure 11, p. LX

464.

Deleuze, Francis Bacon Logique de la Sensation , p. 17

465.

"L'appareil formel que met en place le paradigme perspectif est l'équivalent de celui de l'énonciation dans la mesure où il assigne au sujet sa place dans un réseau déjà constitué et qui confère un sens à sa visée, en même temps qu'il ouvre la possibilité de quelque chose comme un énoncé en peinture : comme l'écrit Wittgenstein, le mot n'est qu'un point, la proposition est un vecteur doté d'un sens, c'est à dire d'une direction. Le paradigme perspectif ne fait pas que poser, face au "sujet", l'autre, comme toujours déjà là : il introduit le tiers , jusque-là exclu par un art (comme l'était celui du Moyen Age essentiellement contemplatif, et qui coupait court à toute possibilité de passer d'une position à l'autre, aussi bien que d'entrer dans le tableau comme sur une "scène". Merleau-Ponty prêtait à Berkeley l'argument suivant : ce qu'on nomme "profondeur" n'aurait de sens que pour un spectateur qui la considérerait latéralement, et pour ainsi dire de profil, ainsi que le veut la notion de point de distance (...)"

Damisch, L'origine de la perspective , Champs Flammarion, 1987, 1993, p. 458, 459