2 - Marie Bonaparte et Edgar Allan Poe

La préface de Freud à l'étude analytique d'Edgar Allan Poe inscrit Marie Bonaparte, son amie et élève, dans le projet annoncé. Le travail d'interprétation de Marie Bonaparte481 établit une relation étroite entre l'homme et l'oeuvre.

Mon amie et élève Marie Bonaparte a, dans ce lieu, projeté la lumière de la psychanalyse sur la vie et l'oeuvre d'un grand écrivain à tendances pathologiques. Grâce à son travail d'interprétation, on comprend à présent combien de caractères de l'oeuvre furent conditionnés par la personnalité de l'homme.’

Alcoolique, opiomane, une mère morte quand il avait trois ans, un fou en puissance ou un criminel que l'encre seule, une autre drogue, peut sauver. De la biographie de Poe, Marie Bonaparte, fait sortir un automatisme de répétition qui préside à sa vie comme à toutes les vies : il ne cesse de chercher sa mère morte, ce que Freud appelle Urbild des autres femmes.

‘Elizabeth Arnold, sa mère chérie, depuis qu'il avait ouvert les yeux à la lumière, s'était installée en lui et y devait à jamais régner. A cette figure initiale s'était plus tard superposée dans l'inconscient de Poe sa femme Virginia au point de se confondre la plupart du temps avec elle. Virginia morte, son mari "orphelin" devait continuer à chercher de par le monde une image maternelle où accrocher ses mains et ses rêves. En vain toujours, quant au réel. Inadapté à la vie -- comme tous ceux chez qui les forces instinctives indomptées de l'inconscient priment le réel. Poe devait le rester jusqu'au bout. (tome 1, p. 227 ). ’

Les déguisements et les masques (Hop Frog , Roi Peste , Masque de la Mort rouge ) jouent un sinistre rôle, cachant mal le vide essentiel, avec des déambulations dans des couloirs glacés et des labyrinthes figurant l'intérieur du corps de la mère morte.

William Wilson, avec le motif du Double souvent repris sous cette forme, se trouve en conflit pour Marie Bonaparte avec une partie de lui-même, dérivée des défenses de l'éducation, et devenue sa conscience et son surmoi. C'est M. Allan qui dans le double de William Wilson, se réincarne en partie dans cette figuration de la conscience morale, incarnation des défenses du père en un frère.

‘Mon homonyme seul, parmi ceux qui, selon la langue de l'école, composaient notre classe , osait rivaliser avec moi dans les études de l'école, dans les jeux et les disputes de la récréation, refuser une créance aveugle à mes assertions et une soumission complète à ma volonté, en somme , contrarier ma dictature dans tous les cas possibles 482

Tel apparaît projeté à l'extérieur, le conflit intérieur de Poe, la scission de sa personnalité.

Du double de William Wilson, Marie Bonaparte fait "l'introjection de sa personnalité", l'introjection des défenses émanées du Père.

‘Je ne pouvais trouver en lui qu'un seul point vulnérable, et c'était dans un détail physique qui, venant peut-être d'une infirmité constitutionnelle, aurait été épargné par un antagoniste moins acharné à ses fins que je ne l'étais, mon rival avait une faiblesse dans l'appareil vocal qui l'empêchait de jamais élever la voix au-dessus d'un chuchotement très bas. 483

On ne saurait mieux dépeindre la voix de la conscience qui commande mais parle bas. (p. 653)

Le Double lui donne la réplique avec une parfaite imitation de lui-même -- gestes et paroles -- et joue admirablement son rôle. La notion de rôle est mise en évidence par une série de situations qui s'y prêtent : Le double de William Wilson révèle qu'il a triché aux cartes et le poursuit. Un combat a lieu entre William Wilson et son surmoi (le père introjecté), au cours d'un Carnaval à Rome. Il finit par combattre avec son Double à l'épée.

La figure du Double dans William Wilson tourne par moments à l'allégorie. Que reste-t-il alors à éclairer, Marie Bonaparte le voit bien, dans une figure si parfaitement définie et signifiante?

‘Le symbole, dont l'essence est d'être inconscient, donc chaud, vivant, y tourne par moments en partie à l'allégorie, dont la nature est d'être consciente, donc voulue, froide. Poe, cette fois-ci, a un peu trop bien compris ce qu'il écrivait, mieux certes, quoi qu'il en ait dit, que lorsqu'il composait Le Corbeau . (p. 662 )’

Marie Bonaparte constate, en suivant avec Otto Rank484la figuration des diverses formes du double chez divers auteurs que le William Wilson de Poe occupe une place à part : Si les éléments essentiels du mythe y reparaissent, identité du nom, des traits, du vêtement, apparition dans un miroir, sa mort occasionnant la mort du héros, le caractère hautement moral du double est souligné. Le double ici est mieux que l'original.

La névrose, s'il y a névrose chez Poe, n'est pas l'objet de l'écriture, et le rapprochement avec l'autobiographie d'un cas de paranoïa doublée par les remarques psychanalytiques de Freud, dans le cas du Président Schreber, est stimulant et riche d'interrogations. Nous-mêmes opposé à nous-mêmes, avec le refoulement de l'homosexualité.

Notes
481.

Bonaparte Marie, E. Poe, sa vie, son oeuvre (1933) PUF, 1958

482.

La traduction que donne Marie Bonaparte est celle de Charles Baudelaire. Elle donne toujours également en regard le texte d'Edgar Allan Poe. "My namesake alone, of those who in school phraseology constitued "our set", presumed to compete with me in the studies of the class - in the sports and broils of the playground - to refuse implicit belief in my assertions, and submission to my will - indeed, to interfere with my arbitrary dictation in any respect whatsoever. "Tales of Mystery and Imagination , Thomas Nelson and Sons, London, p. 138, 139

483.

"I could find indeed but one vulnerable point, and that lying in a personal peculiarity, arising perhaps from constitutional disease, would have been spared by any antagonist less at his wit's end than myself; my rival had a weakness in the faucial or guttural organs which precluded him from raising his voice at any time above a very low whisper ." ( op cit. p. 141 )

484.

Otto Rank est une référence pour Freud qui l'utilise (cf infra). Der Doppelgänger est paru chez Imago, en 1914, fasc 2. L'étude est traduite en français Une étude sur le Double et parue avec Don Juan (traduction Lautman, Paris, Denoël & Steele, 1932)